Pour
sa 21e édition, l’Université d’été du MEDEF (Mouvement des
entreprises de France) a changé de nom. Désormais, il faut parler de la
rencontre des entrepreneurs de France (La REF). Celle-ci a eu lieu à
l’Hippodrome de Paris Longchamp les 28 et 29 août derniers, et a accueilli près
de 7 500 chefs d’entreprise. Économiques, sociales, géographiques, fiscales…
les inégalités, perçues ou réelles, revêtent de multiples formes. Quelles
ripostes le capitalisme peut-il leur opposer, et quel rôle pour l’entreprise ?
C’est à ces questions que les organisateurs ont choisi de consacrer cette
nouvelle édition, via notamment
la plénière d’ouverture « L’égalité, une obsession française ? ».
Selon le MEDEF, plus d’un milliard
d’individus sont sortis de l’extrême pauvreté ces trente dernières années, et
ce, grâce à la phase de mondialisation accélérée et à la croissance rapide que
nous vivons actuellement.
Des classes moyennes ont émergé partout
sur le globe. Cependant, dans les pays développés, les inégalités se sont
accrues, et les revenus des classes moyennes et populaires ont stagné ou
diminué.
Ces
inégalités sont devenues d’autant plus insupportables du fait des ruptures
auxquelles la planète doit faire face dans un même temps : urgence
démographique, migrations, réchauffement climatique, etc. En France, en
particulier, les inégalités ont toujours été perçues comme de véritables
injustices. Et il semble que, depuis la Révolution française, la passion pour
l’égalité n’ait jamais quitté l’Hexagone. Mais cette vision a-t-elle
aujourd’hui encore toute sa pertinence ? Ne confond-on pas trop souvent égalité
et égalitarisme, au point de refuser toute réforme, même nécessaire ?
C’est autour de ces interrogations qu’ont débattu, lors de la plénière « L’égalité,
une obsession française ? » – animée
par Fabienne Lissak, ex-journaliste à Bloomberg TV, animatrice
de colloques – Frédéric Beigbeder, écrivain, critique littéraire,
animateur de télévision
et réalisateur ; Éric Dupond-Moretti, avocat pénaliste ; Muriel Pénicaud,
ministre du Travail et
Natacha Polony, journaliste,
essayiste et directrice de la rédaction de l’hebdomadaire Marianne.
L’ÉGALITÉ : RÉALITÉ
OU POSTULAT ?
« Les
hommes naissent égaux, mais dès le lendemain, ils ne le sont plus ». C’est
par cette citation de Jules Renard que Fabienne Lissak a commencé la
discussion. Si l’on s’accorde avec cette sentence, l’égalité ne serait qu’une
pétition de principe. Or, l’égalité est-elle un simple postulat ? Quelle
définition de l’égalité peut-on donner ?
Tout
d’abord, Natacha Polony, la première à s’exprimer, a tenu à écarter un cliché
très répandu selon lequel les Français préfèreraient l’égalité à la liberté.
Préférence qui limiterait leur capacité d’action, de responsabilité,
d’épanouissement, et donc la compétitivité du pays.
Or, « ce
n’est pas un hasard si la devise française est Liberté Égalité Fraternité »
a-t-elle déclaré. L’égalité, selon elle, ne peut donc se concevoir que dans ce
triptyque, « Car il n’y a pas d’égalité sans liberté, et pas de liberté sans
égalité. », a-t-elle ajouté.
Pour
Natacha Polony, c’est à partir d’une définition qui articulerait ces deux
éléments – liberté et égalité –, le tout appuyé sur la fraternité, que l’on
peut commencer à débattre de l’égalité entre les individus.
Mais,
a-t-elle poursuivi, la liberté ne peut être sans limites si l’on veut que
l’égalité demeure. Ainsi, dans le domaine économique, le capitalisme doit être
régulé. Approuvant les propos de Geoffroy Roux de Bézieux, président du MEDEF,
qui dans son discours, a déclaré que « l’État n’a pas le monopole du bien
commun », Natacha Polony a soutenu que c’est aux citoyens qu’appartient ce
monopole : « cela s’appelle la démocratie ». Les individus comme les
entreprises peuvent, certes, participer à la mise en œuvre de ce bien commun,
mais celui-ci doit d’abord être défini par des citoyens égaux, « et égaux
parce que libres et libres parce qu’égaux » a-t-elle insisté. En tout cas,
cette égalité doit être pensée, pour la directrice de la rédaction de Marianne,
à la fois individuellement et collectivement. Quant à la liberté, celle-ci ne
peut exister, selon elle, dans une société dans laquelle des individus n’ont
pas les moyens nécessaires à l’exercice de cette dernière. Citant Condorcet qui
aurait déclaré que « la puissance publique doit l’instruction au peuple,
parce sinon, la démocratie, c’est la tyrannie des imbéciles. », Natacha
Polony a fait remarquer que quand un individu n’a pas les moyens de son émancipation,
il ne peut exercer sa liberté. C’est pourquoi il appartient à la puissance
publique de rétablir cet équilibre, a affirmé la journaliste.
Cette dernière a ensuite pris l’exemple
des « gilets jaunes », afin de démontrer qu’il existe bel et bien en
France des inégalités entre les territoires. Inégalités que l’État doit prendre
en compte. « Quand vous êtes un citoyen qui vit dans une zone blanche où le
portable ne capte pas, où il n’y a pas de dessertes ferroviaires, où les
services publics ont reculé, je ne vois pas bien comment vous pouvez innover.
Je ne vois pas comment vous pouvez exercer votre liberté, votre capacité à
construire et à créer. » a-t-elle déclaré.
Pour
Frédéric Beigbeder, l’égalité est si importante qu’il souhaiterait même qu’on
modifie la devise républicaine, et qu’on mette les mots dans l’ordre
alphabétique. L’« égalité » serait ainsi en premier. « Égalité, Fraternité,
Liberté. La fraternité serait ainsi au milieu parce qu’elle est la condition de
possibilité de l’existence des deux autres » a-t-il estimé.
Dans
un monde de souffrance, de solitude, d’individualisme et d’égoïsme, la
fraternité est, selon lui, le seul moyen de rétablir un certain équilibre, une
certaine égalité.
Dans
ce contexte, les chefs d’entreprise ont un rôle à jouer. Ils ont une vraie
responsabilité. Les entreprises sont quasiment obligées de recycler, d’être
éthiques, d’avoir une morale, sous peine d’être fustigées.
Bref,
si l’égalité n’est pas un simple postulat, au sens où, selon les intervenants,
celle-ci peut réellement advenir si l’on s’en donne les moyens, elle n’est
cependant pas à l’ordre du jour dans notre monde actuel.
UN MONDE OU LES
INÉGALITÉS ONT EXPLOSÉ
« Depuis
40 ans, ce qu’on voit partout dans le monde, c’est un creusement des
inégalités, lesquelles sont liées à la dérégulation du capitalisme », a
affirmé Natacha Polony. Cette dérégulation, qui a mené à la situation
d’inégalités que l’on connait, est, à son avis,
« en
train de fragiliser les démocraties occidentales ».
UN MONDE EN « COURBE D’ÉLÉPHANT »
Afin d’appuyer ses propos, Natacha
Polony a fait référence à la « courbe de l’éléphant » de l’économiste
Branko Milanovic1.
Cette courbe mesure la progression des revenus de la population mondiale, en
fonction du revenu de base.
Or,
sur 20 ans, a expliqué la journaliste, « cette progression est quasiment
nulle pour les populations africaines qui ne sont pas sorties de la pauvreté. »
Le dos
de l’éléphant, ce sont les populations en Chine et en Inde qui sortent peu à
peu du sous- développement.
Le
haut de la « trompe de l’éléphant » renvoie aux revenus exponentiels des
0,1 % les plus riches de la planète. Or, « ces revenus ont explosé », a
affirmé la journaliste, se référant aux indications chiffrées de la courbe.
Enfin,
le « creux de la trompe » représente les classes populaires et les
classes moyennes des pays occidentaux. Là, les revenus diminuent fortement ou
stagnent (alors que le coût de la vie augmente).
En
d’autres termes, cela signifie, selon Natacha Polony, que la mondialisation
s’est faite sur le dos de ces deux dernières catégories.
« On
leur a expliqué que la mondialisation c’était bien. Sauf qu’on a oublié de leur
dire qu’il y en avait qui n’y participaient pas », s’est indignée
l’essayiste. Selon elle, ceux qui profitent le plus de cette dérégulation sont
les élite « dont la principale caractéristique est de tuer le libéralisme
et la démocratie ».
En
effet, a-t-elle expliqué, la fraternité n’existe plus au sein d’une communauté
politique quand certains peuvent s’extraire de celle-ci, car ils n’ont pas les
mêmes intérêts objectifs que les autres. Cette situation détruit les conditions
de la démocratie. En conséquence, égalité, liberté et fraternité sont liées,
selon Natacha Polony, à une juste régulation économique par la puissance
publique.
LES INÉGALITÉS AU TRAVAIL
Pour Frédéric Beigbeder, qui a acquiescé
à ces propos, il n’est en effet plus possible aujourd’hui de voir des chefs
d’entreprise qui gagnent 300 ou 350 fois ce que gagne le salarié le moins bien
payé de l’entreprise, alors que ce dernier concourt tout autant au
fonctionnement de la société. « Cette disproportion dans les rémunérations
est une obscénité », a-t-il déclaré. D’autant qu’avec l’avènement des
réseaux sociaux, les très riches sont – et se rendent – beaucoup plus visibles
: « aujourd’hui, on passe son temps à les voir dans les journaux, à la
télévision, et sur les réseaux sociaux ».
Pour
Muriel Pénicaud, certes les chefs d’entreprise apportent le capital lors de la
création de la société, et ils prennent des risques – ce qui justifie que la
valeur du capital est importante. Cependant, « on ne peut pas dire que le
travail n’a aucune valeur par rapport au capital » a-t-elle ajouté. Quand
ce dernier est totalement disproportionné par rapport à ce qu’on donne aux
salariés, aux consommateurs, aux territoires, « c’est là qu’on va créer des
inégalités inacceptables, et finalement, un terreau révolutionnaire dans des
pays où cette culture-là est forte », a-t-elle insisté.
Pour la ministre du Travail, il y a donc
une vraie réflexion à mener sur le partage de la valeur. « Heureusement »,
s’est-elle félicitée, les pouvoirs publics ont commencé à s’y atteler avec, par
exemple, la loi en matière agroalimentaire et agricole (cf. loi Égalim du 1er novembre 2018), a-t-elle précisé. En
outre, dans la loi PACTE, le ministère de l’Économie a facilité l’attribution
de l’intéressement et de la participation dans les petites entreprises.
LES INÉGALITÉS FEMMES-HOMMES DANS LES ENTREPRISES
L’inégalité femmes-hommes dans les
entreprises est une autre forme d’injustice que la ministre du Travail entend
bien combattre.
Aujourd’hui, en effet, a-t-elle rappelé,
« il y a 9 % d’écart de salaire entre une femme et un homme à travail égal,
et 25 % sur l’ensemble de la carrière ». Une première loi a été faite au
niveau des conseils d’administration (cf. loi Copé-Zimmermann du 27 janvier
2011), qui a « plutôt bien marché ».
« Ce
n’est pas toujours génial de faire des lois » a reconnu la ministre du
Travail, « mais quelquefois, cela fait bouger les mentalités » a-t-elle
ajouté. Ainsi, la participation actuelle des femmes au conseil d’administration
est de l’ordre de 40 % dans les grandes entreprises.
Pour
Muriel Pénicaud, il faut désormais atteindre le même succès concernant les
rémunérations. En effet, a-t-elle poursuivi, si la moitié des talents n’est pas
reconnue, « c’est un frein en termes d’attractivité et de développement des
entreprises. »
C’est
pourquoi, dans la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel du 5
septembre 2018, le législateur a inséré une obligation de résultat pour toutes
les entreprises. Le 1er mars 2019, les entreprises de plus de 1000 salariés ont ainsi dû publier un
Index (dès le 1er septembre, c’est au tour des sociétés entre
250 et 1 000 personnes). Celui-ci mesure la situation
des entreprises sur ce point.
Or, « on s’est rendu compte
qu’elles discriminaient beaucoup »
a affirmé Muriel Pénicaud.
Dans
une entreprise sur 4, en effet, l’égalité n’existe pas, non seulement en termes
de carrière, mais également de salaire à travail égal. En outre, dans une
entreprise sur deux, le plafond de verre est un obstacle majeur.
En
tout cas, a indiqué Muriel Pénicaud, « vous avez beaucoup plus de
possibilités d’agir quand vous avez des critères ». D’où la mise en place
de l’Index, qui en comporte cinq.
L’Index
est publié chaque année, donc cela permet de voir immédiatement où sont les
marges de progrès. « C’est un outil pragmatique et ambitieux », a
affirmé Muriel Pénicaud.
L’égalité
dans les rémunérations est un enjeu qui, selon la ministre du Travail, ne peut
être traité qu’au plan national. C’est pourquoi, dans le cadre du G7 organisé à
Biarritz les 24 et 26 août derniers, celle-ci en a fait part à ses homologues.
Ce qui est rassurant, a jugé la ministre, est que les entreprises ont de plus
en plus conscience de l’importance de ces problématiques pour leur propre
compétitivité. Elles s’engagent donc toujours plus dans la promotion de
l’égalité.
DES ENTREPRISES QUI
S’ENGAGENT POUR DAVANTAGE D’ÉGALITÉ
Lors du G7, 34 multinationales (qui
représentent ensemble 1 000 milliards de chiffre d’affaires annuel) ont ainsi
répondu à l’appel du Président Macron pour combattre les inégalités. Ces
sociétés forment désormais le B41G (Business for Inclusive Growth).
Toutes se sont engagées dans une charte à « intensifier leur action pour
faire progresser les droits humains à tous les stades de leurs chaînes de
valeur ».
En outre, selon la ministre du Travail,
de nombreuses entreprises s’engagent déjà dans de nombreuses causes : réfugiés
; jeunes des quartiers prioritaires de la ville qui n’arrivent même pas à
trouver un stage de troisième ; jeunes en situation de handicap afin qu’ils
puissent entrer en apprentissage. Elles sont donc nombreuses, selon la
ministre, à tendre la main aux seniors et aux jeunes en général dont le taux de
chômage est deux fois plus élevé que la moyenne nationale.
De
plus, grâce à la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel,
certaines écoles sont en train créer des centres de formation d’apprentis.
Muriel Pénicaud s’est donc réjouie que «
la vision des entreprises [soit] en train de changer. Elles prennent
conscience que ce n’est pas seulement le profit qui compte ».
En effet, a-t-elle déclaré, « comment
les valeurs de notre démocratie peuvent exister si beaucoup de nos concitoyens
se disent "de toute façon ce n’est pas pour moi ?" ». Cela peut
même engendrer un repli sur soi, ce qui est très dangereux pour l’économie.
« Quand tout le monde a peur et se
replie sur soi ça n’aide pas le business à se développer » a-t-elle
prévenu. « Tout cela est tout à fait vrai », a acquiescé Natacha Polony,
mais pour elle, pour que la démocratie, et donc l’égalité, soit possible, il
faut d’abord faire en sorte que « ce ne soient pas les inégalités sociales
qui déterminent ce qui va ensuite être le destin d’un individu ». Ici,
l’école de la République a un « très grand rôle à jouer ».
ÉGALITÉ, ÉCOLE ET ÉDUCATION
« Comment
l’égalité doit-elle se jouer à l’école ? » a demandé Fabienne Lissak à ses
invités.
Pour
Natacha Polony, il ne s’agit évidemment pas de mettre les mêmes notes à tout le
monde. « Il y a des inégalités naturelles incontestables », a-t-elle
affirmé. En revanche, pour elle, c’est le rôle de la puissance publique que
d’établir une égalité des chances qui permette aux individus de ne pas être
conditionnés par leurs provenances sociales.
C’est
pourquoi, selon l’essayiste, il faut sélectionner. Il ne s’agit pas d’écraser
les plus « faibles », mais de
procéder à une juste sélection pour détecter des élites dans tous les domaines.
Et cette sélection ne doit pas se faire, a-t-elle poursuivi, sur les seules
valeurs scolaires. Car tout le monde n’a pas les moyens d’aller dans de bonnes
écoles.
En
outre, dans le monde de l’entreprise, plus qu’ailleurs, il est tout à fait
possible de réussir sans aucun diplôme.
« Cette
sélection doit se faire sur le mérite », a préconisé Natacha Polony. Selon
elle, en effet, si on ne sélectionne pas sur le mérite, on laisse d’autres
types de sélection se mettre en place de façon dissimulée et hermétique.
Actuellement,
il faut en moyenne six générations à un enfant de milieu défavorisé pour
arriver en haut de l’échelle, a déclaré Geoffroy Roux de Bézieux dans son
discours. Pour la journaliste, cette réalité est absolument insupportable.
Muriel
Pénicaud a opiné. D’ailleurs, selon elle, la réforme de l’éducation de
Jean-Michel Blanquer va exactement dans ce sens. Cette dernière est en effet
très attentive aux quartiers prioritaires de la ville, aux jeunes qui arrivent
avec beaucoup moins de bagages, de vocabulaire en maternelle ou en CP, et dont
les chances de réussir dans la vie ne sont pas les mêmes que les autres,
a-t-elle précisé.
« L’égalité des chances passe
également par le rééquilibrage entre les territoires », a poursuivi Natacha
Polony. Par le fait, par exemple, que s’il y a une pénurie de remplaçants dans
un département, la Nation y pourvoie.
Il est
aussi indispensable, selon l’essayiste, de payer davantage les professeurs en
France (en Allemagne, ces derniers sont rémunérés deux fois plus, a-t-elle
rappelé).
Cependant,
pour que tout cela soit possible, il faut que l’État ait les fonds nécessaires,
et suffisamment de rentrées d’argent, et donc, « que cet argent ne parte pas
dans des pays qui pratiquent le dumping fiscal » a-t-elle précisé.
De son
côté, Maître Éric Dupont-Moretti, qui a justement gravi les échelons en venant
d’une famille modeste, a affirmé qu’il était lui aussi pour le renouvellement
des élites.
Le 25
avril dernier, le président de la République, Emmanuel Macron, avait confirmé
son souhait de supprimer l’École nationale d’administration, mais aussi l’École
nationale de la magistrature. Une initiative visant à enrayer l’élitisme et à
promouvoir l’égalité des chances. « Je suis profondément attaché au modèle
méritocratique, à un élitisme républicain », avait-il dit à cette occasion.
« Quand on vient d’une famille d’ouvriers, de paysans, d’artisans » et
qu’on ne peut accéder « à l’élite de la République, il faut s’interroger »,
avait-il ajouté.
Me
Dupont-Moretti est tout à fait d’accord avec cette vision des choses. « Je
suis évidemment depuis très longtemps pour la suppression de l’École nationale
de la magistrature, car celle-ci encastre des jeunes gens d’une vingtaine
d’années dans un corporatisme forcené dont ils ne sortent plus. » a-t-il
déclaré, sans concession. Pour lui en effet, cette formation à l’ENM ne permet
pas une « appréhension sociale très élargie ». L’avocat serait pour un
système où l’on recrute les magistrats chez les avocats, après une dizaine
d’années d’exercice professionnel. Pourquoi les avocats ? Car ces derniers
sont, à son avis, « dans une posture d’humilité » et seraient donc moins
arrogants. En outre, Maître Dupont-Moretti a fait part de ses inquiétudes quant
à l’idée qu’un magistrat de 23 ans puisse avoir autant de responsabilités, « c’est
parfois extrêmement dangereux » a-t-il affirmé.
ÉGALITÉ, MAIS PAS
ÉGALITARISME
Quoi qu’il en soit, « il ne faut pas
confondre égalité et similitude » a réagi Natacha Polony. Malheureusement,
selon elle, « nous sommes dans une société qui a beaucoup de mal à articuler
l’égalité avec la différence. » « C’est-à-dire
à accepter l’idée qu’il faut mettre en place une égalité de droit, justement parce que nous sommes différents
». La puissance publique, a-t-elle
ajouté, doit ensuite faire en
sorte que cette égalité de droit se traduise par une égalité réelle.
Me Dupont-Moretti a acquiescé. Pour lui,
cela revient donc à dire « qu’il existe des inégalités nécessaires, qui ne
sont pas forcément des injustices ».
Des
inégalités dont le rôle consiste à corriger les inégalités inhérentes à la
naissance.
Prenant
l’exemple de la « personnalisation de la peine », l’avocat pénaliste a
déclaré : « Quelqu’un qui a eu un parcours chaotique est très
différent de quelqu’un qui a eu toutes les chances. Car je suis convaincu qu’on
est tous le fruit de son histoire. »
C’est
pour cette raison, a-t-il expliqué, que le système judiciaire en France a mis
en place la personnalisation de la peine. Ainsi, pour des faits identiques,
l’épilogue judiciaire est parfois très différent. « L’égalité ne signifie
pas forcément toujours l’égalité de traitement » a considéré pour sa part
Natacha Polony. À son avis, si les Français ont une telle passion pour
l’égalité, c’est qu’ils pensent nécessaire d’avoir de la bienveillance
vis-à-vis des individus qui n’ont pas eu les mêmes chances.
La
ministre du Travail a également approuvé l’idée que l’égalité ne signifie pas
du tout l’égalitarisme. Aux États-Unis, a-t-elle ainsi illustré, « quelqu’un
qui réussit mieux gagne plus », et cela paraît tout à fait normal. En
revanche, « il est évident qu’à un certain moment, on ne peut plus accepter
certains chiffres », a-t-elle tempéré, faisant référence à un chef
d’entreprise ayant gagné 30 milliards d’euros en 2018.
Frédéric
Beigbeder a fait part d’un avis plus nuancé. Pour lui, quand on est romancier,
« l’égalité
est une utopie ». D’ailleurs, ce qui le passionne en tant qu’écrivain,
a-t-il déclaré, « c’est la différence entre les gens, c’est l’unicité de
chacun d’entre nous. Le fait que nous sommes tous des personnages avec des
destins particuliers ». Bref, a-t-il conclu d’un air entendu : « comme
citoyen, je suis pour l’égalité, mais comme romancier, je suis pour la
différence. »
Maria-Angélica
Bailly
1 Branko Milanovic, Global Inequality : A New
Approach for the Age of Globalization, Belknap Harvard, 2016.