SOCIÉTÉ

Terrorisme islamiste : un danger polymorphe

Terrorisme islamiste : un danger polymorphe
Publié le 19/04/2024 à 11:15

La menace terroriste islamiste change de visages au fil des décennies. Elle mute régionalement, et en fonction des activistes émergents qui définissent d’autres fonctionnements. Pour lutter efficacement contre cette hydre, il revient à ses cibles de comprendre ses transformations.

Le 10 avril dernier, l’Assemblée nationale s’est concentrée sur l’état de la menace terroriste islamiste dans le monde. Cette réflexion était présidée par Jean-Louis Bourlanges (Hauts-de-Seine, 12e circonscription). Le président a entamé la discussion en soulignant que l’« ordre du jour » était particulièrement « adapté à la situation dans laquelle nous sommes tragiquement plongée avec les menaces récentes qui pèsent sur un certain nombre de manifestations ».

La commission a permis d’entendre successivement Marc Hecker, directeur-adjoint de l’Institut français des relations internationales (IFRI) et rédacteur en chef de la revue Politique étrangère, Didier Chaudet, directeur de publication et chercheur associé à l’Institut français d’études sur l’Asie centrale, et Anne-Clémentine Larroque, historienne et maîtresse de conférences à Sciences Po.

Après avoir insisté sur le poids de ce sujet aux vues des « importants rendez-vous internationaux » qui se profilent en France, Jean-Louis Bourlanges a cédé la parole à Marc Hecker. Le directeur-adjoint de l’IFRI a consacré son intervention à la « stratégie » de « décentralisation » d’Al Qaïda et de Daesh.

Déployer sa propagande dans le monde et recruter des soldats

Marc Hecker explique que les documents retrouvés en 2011 dans la dernière cache d’Oussama Ben Laden à Abbottabad, au Pakistan, ont permis de mesurer à quel point à l’époque Al Qaïda avait été ébranlée par le déclenchement de l’opération américaine Enduring Freedom le 7 octobre 2001. Suite au renversement du régime des Talibans, à la destruction des camps d’entrainement terroristes et à la neutralisation de très nombreux djihadistes, Al Qaïda avait alors misé sur une « double stratégie de décentralisation ».

D’une part, l’organisation a réalisé un investissement conséquent dans la propagande sur Internet dans le but de susciter des vocations djihadistes – y compris dans les pays occidentaux. D’autre part, Al Qaïda a ouvert des filiales dans plusieurs zones, misant sur une décentralisation régionale. Des filiales ont ainsi vu le jour en Irak dès 2004, au Maghreb en 2006-2007, dans la péninsule arabique en 2009, en Somalie en 2012, et enfin dans le sous-continent indien en 2014.

Si la décentralisation d’Al Qaïda fut progressive, Marc Hecker précise que celle de Daesh a été pensée dès l’origine. Il observe que, non seulement Daesh a su porter la propagande sur Internet « à un autre niveau », mais surtout que le califat proclamé à l’été 2014 se voulait dès l’origine mondial – et qu’il a d’ailleurs suscité, rapidement, des allégeances au sein de plusieurs pays musulmans.

Pour structurer son déploiement mondial, Daesh créé une administration : l’ « administration des provinces distinctes », devenue par la suite la « direction générale des provinces », elle-même divisée en neuf bureaux régionaux. Or selon Marc Hecker, cette organisation a été pensée comme un « facteur de résilience ». En fait, dès 2016, les plus hauts cadres de Daesh pressentait la possibilité de la déliquescence du sanctuaire syro-irakien.

Depuis cette perte, advenue en 2019, force est de constater que Daesh n’a pas disparu – y compris en zone syro-irakienne. Les rapports successifs des comités de l’ONU suivant les évolutions de la mouvance djihadiste ont estimé que l’organisation conservait des milliers de combattants ainsi que des milliers de prisonniers. Depuis 2019, son centre de gravité semble se déplacer vers le sud, en particulier vers l’Afrique. Des foyers inédits ont fait leur apparition au Mozambique et en République démocratique du Congo.

À partir des rapports de l’ONU datant du premier trimestre 2024, Marc Hecker établit un aperçu de l’état actuel des forces recensées. Au Levant, si une forte attrition des émirs de Daesh est constatée, le nombre de combattants reste estimé entre 2 500 et 5 000 hommes. Le désert de Badiya, en Syrie, connaît une recrudescence d’activité – le mois de mars 2024 ayant été l’un des plus actifs depuis 2017 dans la zone. Une activité intense a aussi été notée par l’ONU en Irak, en particulier du côté de Kirkouk. En Afghanistan, malgré la forte réduction des cadres intermédiaires de Daesh, la réouverture de plusieurs camps d’entrainement a été observée. Au Yémen, Al Qaïda a annoncé tout récemment la mort de son émir. Le groupe y est jugé en repli, mais ses effectifs rassemble tout de même environ 3 000 combattants. Quant aux trois fronts africains, Al-shabab en Somalie compterait entre 7 000 et 12 000 combattants, l’État islamique en Afrique de l’Ouest entre 4 000 et 7 000, et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans et l’EIGS au Sahel plusieurs milliers (les derniers rapports de l’ONU ne fournissant pas d’évaluation précise).

Marc Hecker conclut sur le prosélytisme islamique radical. Il insiste sur la propagande en ligne et les appels au passage à l’acte depuis l’attaque du 7 octobre dernier en Israël et la destruction de Gaza qui s’en est suivie. Même si le Hamas n’appartient pas à la mouvance djihadiste internationale, Al Qaïda comme Daesh semblent chercher à tirer profit du conflit.

La méthode de la faction EI-K

Didier Chaudet, directeur de publication et chercheur associé à l’Institut français d’études sur l’Asie centrale tente de résumer le « phénomène » État islamique au Khorassan (EI-K). Il rappelle que pour cet État islamique, le Khorassan représente d’abord un dit du prophète, un dit « très clairement falsifié » selon le chercheur. Celui-ci évoque l’idée d’un drapeau noir partant de la zone pour marcher jusqu’à Jérusalem.

Pour fixer l’ampleur du périmètre géographique concerné, Didier Chaudet indique qu’au moment de la création de l’EI-K, des chercheurs sont parvenus à interviewer certains des combattants. Ces entretiens ont permis de comprendre que l’EI-K concevait, en 2015-2016, le Khorassan au sens large. Concrètement, le groupe ambitionnait de frapper en Afghanistan, au Pakistan, en Iran oriental et en Asie centrale.

Mais avec le temps, les fanatiques ont perdu leurs territoires afghans. Leurs ambitions sont devenues plus modestes. Ils ont alors parlé du Khorassan pour désigner principalement l’Afghanistan et la zone pachtoune du Pakistan. Ils se sont donc directement mis en compétition avec les talibans. L’EI-K proclamé en 2015 rassemblerait aujourd’hui entre 5 000 et 6 000 soldats – cet effectif reste difficile à quantifier avec exactitude.

La stratégie de l’EI-K consiste à collaborer avec d’autres groupes locaux pour les « cannibaliser » et profiter de leurs réseaux. Selon Didier Chaudet, leur force repose sur leur capacité à capter et à rassembler les individus les plus radicaux. Ses adeptes profitent de l’instabilité de la région, et exploitent le « choc des civilisations ».

Avec cette façon de pratiquer, la perte de leurs territoires, à l’est et au nord de l’Afghanistan, entre 2017 et 2019, ne constitue pas un réel facteur de déstabilisation. Au contraire, leur expérience de l’échec les pousse à « frapper plus fort », à se montrer toujours plus violents. Car leur but n’est pas de plaire à la population mais plutôt aux extrémistes qui composent leurs forces.

Concernant la conjoncture actuelle, le chercheur estime que le Khorassan pourrait à l’avenir se focaliser plus nettement sur le nord de l’Afghanistan et l’Asie centrale que sur le Sud. En effet, les Pakistanais ont réussi, depuis 2015-2016, à « liquider » l’EI-K par leurs actions anti-terroristes. Leur capacité de retour sur cette région paraît maintenant très limitée.

En revanche, le groupe recrute dans le nord de l’Afghanistan. Cette tendance s’est accentuée au moment de l’arrivée des talibans au pouvoir. L’EI-K représente une protection pour les non-pachtounes – islamistes ou anciens talibans afghans – qui rejettent le régime des talibans. Depuis 2018-2019, de plus en plus d’Ouzbeks, et de Tadjiks, venus d’Afghanistan et des pays d’Asie centrale sont recrutés par l’EI-K.

L’objectif semble être de réussir, dans cette zone d’Asie centrale et du nord de l’Afghanistan, « le coup de l’État islamique au Proche-Orient », en attirant les populations limitrophes qui subissent les difficultés liées à leur indépendance. Face à cette situation, la vigilance s’impose. Didier Chaudet appelle la France, mais plus largement l’Europe et le monde occidental, à ne pas « sous-estimer » l’EI-K.

Plus au Nord

L’historienne et maîtresse de conférences à Sciences Po, Anne-Clémentine Larroque, nous invite à nous intéresser à deux autres régions, le Caucase et l’Asie centrale. Elle nous apporte son éclairage pour comprendre ce qui s’y passe aujourd’hui. En effet, ces deux zones, elles-mêmes touchées par le terrorisme islamiste, impactent les territoires européens.

Concernant le Caucase, l’historienne est revenue sur les secousses, dont les guerres de Tchétchénie, subies par la région après le délitement de l’URSS. Elle rappelle que l’une des conséquences de cette période trouble a été, pour l’Occident, un exil massif des populations nord-caucasiennes.

Depuis la naissance de l’émirat du Caucase en 2007, sous l’influence d’Al Qaïda et des évènements qui se déroulaient alors en Afghanistan, la radicalisation de grands indépendantistes tchétchènes aurait « beaucoup joué » dans le tournant observé dans la région.

Quant à l’Asie centrale, composée des « pays en -stan » (Kirhgizistan, Turkménistan, Tadjikkistan, Kazakhstan et Ouzbékistan) situés au nord de l’Afghanistan et du Pakistan, Anne-Clémentine Larroque considère que la zone était très propice – compte tenu des traumatismes qu’elle a connus – à se faire instrumentaliser par l’EI-K.

La conférencière insiste sur le « cadre culturel très spécifique » partagé par ces deux régions, qui reste marqué, dans chaque cas, par la tentative russe d’imprégner ces territoires. Les siècles durant lesquels cette influence forcée a tenté de dominer ont connu des moments de résistance très forts. Ces résistances ont notamment été incarnés par les écoles soufies. C’est précisément pourquoi le culte peut y apparaître comme un moyen d'opposition. Cette idée trouve un écho chez les combattants djihadistes potentiels locaux. Anne-Clémentine Larroque répète que les Russes ont tenté, soixante-dix ans durant d’imposer l’athéisme aux populations musulmanes sur place. Raison pour laquelle le rejaillissement d’une « radicalité potentielle au niveau de la religion » n’est pas une conséquence à occulter.

Sophie Benard

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