Invité du
Club de l’audace, Thibault Lanxade, PDG de Jouve, a livré un bilan morose du
secteur de l’entreprise. À son sens, « les efforts pour accélérer la
croissance doivent venir de la communauté entrepreneuriale elle-même ».
Diplômé d’un master de l’ESCP, Thibault
Lanxade a débuté sa carrière du côté de Shell et Butagaz, avant de créer
plusieurs entreprises et de devenir, en 2017, PDG de l’entreprise de services
numériques Jouve, dont il était auparavant administrateur.
Invité au Club de l’audace de Thomas Legrain
en décembre dernier, l’homme s’est dit inquiet. Alors que la France était, de
ses mots, « revenue sur le devant de
la scène » et avait prouvé sa capacité à faire revenir les
investisseurs, le chef d’entreprise a évoqué un « retour en arrière »
dénotant la faiblesse de la structure entrepreneuriale française : « Nous allons forcément être frappés d’un
ralentissement et d’un attentisme de la part de la communauté internationale ».
Le PDG de Jouve a dressé un panorama plutôt sombre du secteur, pointant
une régression : le tassement des marges, passées de 31,9 % de la
valeur ajoutée dégagée par les entreprises fin 2017?à 31,7 % en 2018?–
tandis que ces dernières « sont de 42 % en Allemagne », a-t-il
souligné. De son côté, le déficit commercial, bien que « légèrement réduit » en octobre, affiche pas moins de
4,052 milliards d’euros, ce qui « plombe
la compétitivité », a alerté l’entrepreneur. Autre phénomène préoccupant
selon lui » : l’augmentation des destructions d’entreprises,
« aggravée par la crise actuelle des
gilets jaunes », s’est-il inquiété. Un phénomène qui aurait été lié
pendant longtemps à l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), avant sa
suppression effective depuis janvier 2018 : « L’ISF a supprimé en France 4 000 ETI en 20 ans »,
a assuré Thibault Lanxade.
La loi Pacte sera « la seule loi de transformation de la vie économique »
Il va donc falloir que les entrepreneurs se
prennent en main. Car le chef d’entreprise a mis en garde : la loi Pacte,
qui sera votée courant 2019, sera la seule loi de transformation de la vie
économique du quinquennat d’Emmanuel Macron : « Avec la crise des gilets jaunes, la tension sociale et la préoccupation
des Français sur la redistribution du pouvoir d’achat, il est difficile
d’imaginer une seconde loi qui mobilise le Parlement sur une durée aussi longue ».
Thibault Lanxade est revenu sur les quelques points saillants du texte :
l’abattement des seuils, « pour
faire en sorte que la communauté entrepreneuriale se développe de façon plus
confortable », ou encore le forfait social, afin de faciliter le
développement de l’épargne salariale dans les PME. Autre élément
important : la volonté du gouvernement de mettre fin aux
sur-transpositions européennes, mais il s’agit là d’une intention qui n’est,
pour l’instant, « pas vraiment
audible dans le contexte actuel », a-t-il jugé.
Pour le PDG de Jouve, ces mesures restent
toutefois « assez faibles »,
et outre la loi Pacte et, « probablement,
quelques projets de loi et propositions de loi adoptés par les parlementaires à
la marge pour aider les entreprises, ainsi que quelques points de
simplification attendus, il va falloir que la communauté entrepreneuriale
comprenne que les efforts pour accélérer notre croissance doivent venir de la
communauté elle-même : il est utopique de croire que l’État pourra
réellement libérer notre économie. »
Des efforts d’autant plus compliqués à
fournir que les entrepreneurs français ont « une
fâcheuse tendance à attendre de l’État qu’il résolve un certain nombre de leurs
problèmes », de l’avis de Thibault Lanxade.
À leur décharge, a nuancé ce dernier, une
forte pression fiscale, et un différentiel de charges énorme par rapport à
certains de leurs voisins européens. « Mais
globalement, nous avons tendance à tout attendre de l’État, alors que nous
avons beaucoup de leviers pour inverser la tendance », a-t-il jugé,
s’incluant dans le lot.
Par ailleurs, le PDG de Jouve a estimé que la
communauté entrepreneuriale participait très largement à l’intrication des lois
françaises. « On accuse souvent les
politiques de compliquer le système en légiférant, mais pour avoir été acteur
dans une organisation patronale pendant 8 ans, je me suis aperçu que
j’avais contribué à la complexité de notre vie économique. Les amendements que
nous avons déposés étaient nombreux, et les fédérations professionnelles ont
protégé leurs entités. » Une partie de l’imbroglio normatif serait donc
dû aux entrepreneurs eux-mêmes, dans leur démarche pour protéger, sécuriser
leur environnement. « Le
parlementaire, quand il dépose un amendement, est souvent guidé par un lobby ou
une organisation professionnelle »,
a précisé Thibault Lanxade.
Les entreprises doivent rattraper leur retard
Pour le PDG de Jouve, il est urgent que les
entreprises, pour se relancer, rattrapent leur retard dans leur transformation
numérique. « Le retard, c’est
quelque chose de chronique, en France », a-t-il ajouté, toujours
critique, estimant que l’Hexagone est l’un des pays européens « qui a mis le plus de temps pour migrer vers
l’euro, et pour effectuer le passage au SEPA, principalement car la volonté des
chefs d’entreprise n’était pas là ». Ce retard numérique trouverait
aussi son explication dans les quelque 700 000 chefs d’entreprise
âgés d’une soixantaine d’années, qui se situent davantage dans une logique de
cession de transmission de leur entreprise que dans une logique de
transformation. C’est en outre une question de faiblesse récurrente des fonds
propres, car le financement des entreprises se fait aujourd’hui essentiellement
par la dette, ce qui va complexifier l’avenir de celles-ci, « compte tenu du durcissement des conditions
de crédit que les banques commencent à mettre en œuvre », a auguré
Thibault Lanxade, précisant que « l’alerte sur le surendettement des PME
françaises a déjà été lancée, et la dureté commence à se faire sentir ».
Mis à part le numérique, l’un des axes sur
lesquels les entrepreneurs doivent s’améliorer reste la capacité à travailler à
l’international, « trop faible, dans
une stratégie française qui n’a pas évolué depuis ces vingt dernières années ».
Thibault Lanxade a en effet dénoncé la faiblesse des entreprises à l’export
dans une démarche cohérente. « Quand
on voit notre capacité à libérer certains pays en guerre, on se dit que la
France pourrait être un acteur de choix dans leur reconstruction. Mais ce sont
principalement des entreprises italiennes, allemandes, américaines qui s’en
chargent : la présence des entreprises françaises est quasi
nulle ! » Notre diplomatie ne serait donc pas suffisamment
connectée au monde entrepreneurial, et l’effort de guerre ne se traduirait pas
économiquement : « dommage », a jugé l’entrepreneur.
Autre point d’amélioration : la capacité à
pouvoir travailler dans une relation interentreprises harmonieuse – autrement
dit, celle à chasser en meute. « Sur
ce sujet, on est particulièrement mauvais, et c’est ce qui nous différencie
notamment de l’Allemagne et de l’Angleterre », a affirmé le chef
d’entreprise. Selon ce dernier, cette médiocrité en la matière s’illustre
d’abord sur les délais de paiement interentreprises, « insensés » à ses yeux : « pourquoi sommes-nous si détestables entre
nous ? », s’est-il interrogé. Par ailleurs, le fait que la sortie
industrielle et commerciale ne soit pas bornée dans un projet coopératif est
« suicidaire pour les petites entreprises : « Quand vous signez
un contrat avec un pôle de compétitivité, à aucun moment on ne vous oblige à une
coopération industrielle et commerciale. Donc 80 % des projets tournent
court », a déploré Thibault Lanxade. Une faiblesse française regrettable,
car les ETI ont la capacité « d’embarquer
les PME » : le PDG de Jouve a souligné que l’Allemagne et l’Italie
étaient de bons modèles sur ce point. En la matière, les organisations
professionnelles et patronales françaises ont donc une « responsabilité
considérable », et les réformes qu’elles devront porter « seront capitales pour les années à venir ».
Le message est passé.
Bérengère Margaritelli