SOCIÉTÉ

Un hypothétique Ordre national des psychologues, pomme de la discorde

Un hypothétique Ordre national des psychologues, pomme de la discorde
Publié le 16/05/2024 à 17:59

Une proposition de loi déposée à l'Assemblée au début du mois pourrait bien déboucher sur la création de cette entité contre laquelle une grande partie de la profession est arc-boutée. Pour ses défenseurs, c’est au contraire l’occasion de désigner un « interlocuteur légitime » et d’enrayer un certain nombre de pratiques contraires à l’éthique. 

EDIT : article modifié le 17/05/24, le SNP ayant répondu aux sollicitations du JSS

C’est une proposition de loi quasiment passée inaperçue – en tout cas, auprès du grand public : celle du député Éric Poulliat (REN), cosignée par vingt de ses collègues et enregistrée à l’Assemblée nationale le 2 mai dernier, portant création d'un ordre national des psychologues.

Proposition qui n’est pas (du tout) passée inaperçue toutefois du côté de la profession, le Syndicat national des psychologues (SNP) ayant quasi-immédiatement dénoncé par communiqué « une grande illusion », ainsi qu’un texte qui « favoriser[ait] la destruction de tous les éléments constitutifs de l’identité du psychologue, de son indépendance et de son autonomie dans son exercice auprès du public » et mettrait« à sac des années de travail qui ont abouti au texte fondateur consacrant le titre unique de psychologue ». Le ton est donné. 

Objectif : délimiter le champ de la psychologie 

Alors que la profession est réglementée depuis la loi du 25 juillet 1985, elle n’est aujourd’hui soumise à aucune réglementation générale, hormis celle relative à l’usage du titre. « La représentation de la profession et les règles de la pratique de son art ne sont ainsi pas définies », précise, en préambule, la proposition de loi, qui ajoute que « dans un contexte où les politiques publiques s’appuient de plus en plus sur l’intervention des psychologues (...) il apparaît désormais nécessaire de mieux structurer la profession ».

Objectif, donc : instaurer un ordre national, à l’instar des 16 autres existants – du Conseil national des barreaux à l’Ordre des architectes, en passant par celui des vétérinaires – pour « unifier la représentation de la profession dans son ensemble et de préciser son cadre d’exercice », précise Éric Poulliat* sur LinkedIn. Au programme, sept articles relatifs à la définition de la profession de psychologue, sa réglementation et sa déontologie d’une part, et à la constitution de l’ordre, son organisation et ses instances disciplinaires d’autre part.

Pour Gilles Riou, psychologue du travail en faveur d’un tel ordre, définir la profession devrait permettre un meilleur encadrement, et à cet effet, « l’article 1 précise tous les domaines concernés ». « L’idée, c’est de dire qu’on ne peut pas se réclamer psychologue et faire n’importe quoi, au détriment de l’éthique. Certains faisaient passer des tests fantaisistes, avaient des pratiques problématiques : avec cette proposition de loi, ça ne sera plus possible », affirme-t-il. De l’avis du psychologue, il est urgent de délimiter le champ de la psychologie. « L’une des missions d’un ordre, c’est de dire qu’une profession ne peut pas être partout, qu’elle ne peut pas tout faire. Cela permet d'éviter d’induire en erreur des publics particulièrement vulnérables. »

De son côté, l’article 3 précise que l’Ordre est chargé de « représenter » la profession, de veiller au respect « des conditions d’exercice de la psychologie » (...), mais encore, de se prononcer sur « l’ensemble des sujets impliquant la profession » de psychologue. Ce qui devrait notamment permettre, selon Gilles Riou, de border davantage les personnes qui délivrent des expertises psychologiques judiciaires, car les listes d’experts sont actuellement contrôlées par des juges qui n’ont pas forcément une connaissance pointue de la profession. « L’Ordre est responsable de la formation des professionnels, et dorénavant, si telle personne veut prétendre à une certification dans un domaine particulier, elle devra avoir suivi une formation validée par lui. Ce sera une vraie garantie pour les usagers, pour la société représentée par les pouvoirs publics et pour les professionnels réhabilités. »

Pas de quoi séduire pour autant « la quasi-totalité des organisations de psychologues » qui « s’oppose à l’idée d’un ordre professionnel » et regrette de ne pas avoir été consultée : « Cette proposition de loi est le fruit du travail de collaboration d’une minorité de la profession avec des parlementaires de la majorité », fustige le SNP. « Un ordre n’est pas fait pour négocier avec les pouvoirs publics. Ces questions sont en train d’être pensées par la profession, dans un travail collectif, partagé. Le CERéDéPsy travaille déjà sur des projets qui vont bientôt aboutir, et les politiques tentent de nous couper l’herbe sous le pied », réagit auprès du JSS Florent Simon, secrétaire général du SNP. En mars dernier, ce collectif CERéDéPsy*, lequel regroupe une vingtaine d’organisations professionnelles de psychologues, avait déjà annoncé qu’il ne lâcherait pas, alors que le spectre de la menace ordinale était en passe d’être agité.

Un projet plusieurs fois avorté qui pourrait bien aboutir

Il faut dire que ce projet d’ordre n’en est pas à son premier coup d’essai. Si le texte actuel résulte d’un travail mené par plusieurs députés et deux associations, ACOPsy (Association pour la création d’un ordre des psychologues) et CNPsyCo (Conseil national des psychologues coordonnateurs), le tout premier projet d’envergure en la matière, qui remonte aux années 2000 et émanait uniquement de la profession, est « mort dans l’œuf », rapporte Gilles Riou.

Les choses étaient pourtant bien parties : l’ambition était celle « d’une énorme organisation qui rassemble tous les syndicats dans une fédération faisant office d’ordre privé, et qui aurait eu suffisamment de poids pour édicter des règles de bonnes pratiques et faire pression sur les confrères dont les pratiques flirtent avec la ligne rouge ». Oui mais voilà, le principal syndicat avait mis fin au projet en le quittant, emportant avec lui la moitié des adhérents.

Autre tentative, autre raté, beaucoup plus récemment, avec la proposition de loi, déposée le 7 avril 2021 par l’ancien député Julien Aubert (LR), qui visait cette fois à créer un Ordre des psychologues, comme c’est le cas aujourd’hui. Ce texte, extrêmement critiqué par les psychologues – il avait même récolté plus de 11 000 signatures contre lui à l’occasion d’une pétition réclamant son retrait –, n'avait cependant jamais été soumis au débat législatif, et avait été frappé de caducité l'année d’après, au gré d’un changement de législature. 

Mais aujourd’hui, Gilles Riou pense que « les conditions sont réunies » pour que la proposition de loi actuelle aboutisse. Ce qui tend vers une probable adoption, selon lui ? « Une génération silencieuse qui en a ras-le-bol de rester dans l’amateurisme ». Amateurisme qui, d’après le psychologue, coûterait cher à la profession, notamment financièrement : les psychologues n’ont pas été revalorisés depuis « des années », « même pas pendant le Covid », période pendant laquelle ils occupaient pourtant une place prépondérante, rappelle-t-il. Cher aussi en matière de crédibilité : « Notre secret professionnel ne vaut rien ou très peu », se désole le psychologue, qui accuse une « déontologie en carton ».

Pour Gilles Riou, le timing de la proposition de loi d’Éric Poulliat correspond par ailleurs à l’entrée dans l’âge adulte de la profession, qui, jusque-là, était plutôt coincée dans une phase adolescente, estime-t-il. « On est une profession qui se caractérise par sa vraie résistance à l’idée d’un ordre : on veut être reconnus et qu’on nous écoute, mais on ne veut rien devoir à personne, et encore moins être contrôlés… Bref, on veut la liberté sans assumer les conséquences. Or la base de la profession, c’est d’être responsable et comptable de ses actes. En France, il y un outil conçu spécialement pour ça : l’ordre professionnel. » « D’accord, mais il n’existe aucune loi qui actuellement protège l’exercice de la psychologie, donc cet ordre, ce serait pour appliquer quelle loi ? Il y a un vrai problème en termes de hiérarchie », conteste pour sa part Florent Simon.

La crainte d’une paramédicalisation de la profession

Si une grande partie de la profession freine des quatre fers, c’est parce que, parmi les inquiétudes, il y a celle d’être inféodée aux médecins, affirme-t-elle. Un « sujet tabou absolu », confie Gilles Riou. « La profession s’est construite en travaillant avec les médecins mais sans lui être subordonnée, et ça, les psychologues ne sont pas prêts à revenir dessus, moi y compris. » Cette inquiétude avait d’ailleurs trouvé sa concrétisation dans la proposition de loi de Julien Aubert, qui se rattachait au Code de la santé publique et plaçait les psychologues dans le champ des professions médicales. 

Bien que les syndicats et associations reprochaient au texte de 2021 la « délocalisation » de la profession « jusqu’alors ancrée dans le champ des sciences humaines », « notre particularité », insiste Florent Simon, ACOPsy souligne néanmoins que le texte de 2024 ne se « prononce pas » sur ce statut. « Notre proposition fait beaucoup moins de choix pour la profession et le fonctionnement de l’ordre. Elle propose une structure de base, et laisse la profession se concerter démocratiquement sur les décisions qui la concernent », ajoute l’association.

Sans écho cependant du côté du SNP, qui prend acte du changement et campe sur ses positions : le nouveau texte « reste problématique ». « Le fait que la profession soit absente du Code de la santé publique et qu’elle soit rattachée au Premier ministre ne va pas l’empêcher d’être paramédicalisée », alerte Florent Simon. Le secrétaire général du SNP en veut pour preuve les dernières annonces de Gabriel Attal qui, selon lui, ont pris de vitesse le ministère de la Santé. « Je crains qu’on ne soit pas plus protégés sous l’égide du Premier ministre », augure-t-il. 

Le syndicat reproche aussi à la proposition de loi actuelle d’être portée par le même député que celui avait soutenu et mis en avant « Mon Soutien Psy », dispositif permettant, depuis le 5 avril 2022, de bénéficier du remboursement de 8 séances d'accompagnement psychologique par an, boycotté « par un fort pourcentage, voire la quasi unanimité » de la profession, rappelle Florent Simon. « La question de l’ordre est un prétexte pour réformer la formation des psychologues. Car c’est ce qu’on entend beaucoup aujourd’hui : les psychologues sont mal formés. Mais en réalité, il s’agirait de modifier la formation pour qu’elle corresponde à ‘Mon Soutien Psy’ : on créerait donc une psychologie d’Etat », fait-il également valoir.

Apportant de l’eau au moulin du syndicat, en 2021, la Société française de psychologie* (SFP) reprochait également au projet d’ordre de venir se « substituer à un dispositif déjà existant et opérationnel » et d’occuper une fonction assumée par les pouvoirs publics, les psychologues faisant partie de la « seule profession réglementée » gérée par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Pas de double emploi, estime de son côté Gilles Riou, pour qui l’Ordre serait un « interlocuteur particulièrement légitime en tant qu’organe tripartite ».

L’association pointe aussi que l’établissement d’un ordre conditionnerait l’autorisation de la pratique de la psychologie au règlement d’une cotisation. Un argument inaudible, pour Gilles Riou : « Oui, cela nous coûterait probablement entre 300 et 600 euros par an, mais notre crédibilité vaut bien ce prixD’autant que c’est ce qui nous permettra de dire : nos consultations valent tant », argue le psychologue. L’ordre peut en effet fixer les conditions minimales qui garantissent la déontologie et la dignité de l’exercice, indique-t-il, afin d’éviter que la profession ne s’abaisse « à des tarifs qui cassent le marché de la concurrence ou qui mettent le professionnel dans une position de sujétion ». 

« Notre Ordre devra être intraitable »

Autre point qui résiste auprès de la profession dans son ensemble, rapporte Gilles Riou : les dérives des ordres existants, alors que celui des médecins – pour ne citer que lui – fait encore l’objet de nombreux scandales, cinq ans après un audit implacable de la Cour des comptes. Dans un entretien récent à Paris Match, l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn blâmait d’ailleurs le Conseil national de l’Ordre des médecins pour son manque d’implication dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles à l’hôpital. Dans ce contexte, difficile donc de projeter une image inspirante d’un quelconque projet d’ordre appliqué aux psychologues.

De l’avis de Gilles Riou toutefois, « bien sûr, il y a des risques d’abus, des points de vigilance à avoir. Mais des abus de pouvoir des psychologues, on n’a pas attendu la construction d’un ordre pour qu’il y en ait. Les dérives, l’emprise, ça existe déjà. Ce qui va changer avec le fait d’avoir une institution, c’est que ces dérives vont se voir davantage. Mais ce n’est pas parce que vous institutionnalisez les risques qu’ils seront pires. »

Le psychologue en est certain : l’ordre n’est pas une panacée. « On n’attend pas que soit le grand soir de la profession, il ne faut pas imaginer que les psychologues vont danser. L’ordre contribue à une amélioration mais ne résout pas tout », nuance-t-il. En revanche, il s’agit, selon ses mots, d’un outil « majeur et essentiel », qui répond à des exigences « fondamentalement déontologiques ». 

Gilles Riou imagine cependant qu’à l’occasion de la création d’un Ordre des psychologues, une mission parlementaire pourrait être mandatée auprès d’un certain nombre d’homologues, dans l’objectif de recueillir leurs retours d’expérience et d’éviter de reproduire les mêmes manquements. « On aura nos erreurs, on aura nos fautes, on aura nos déviances, alors il faut prévoir dès le début comment ces derniers seront traités, et il faudra que les premières fois soient exemplaires », martèle-t-il. Pas d’autre choix, selon le psychologue, que de mettre la barre haute : « Il faut que les premières mandatures soient au top niveau. On devra être formés, encadrés, responsables, et notre Ordre devra être intraitable. »

Reste qu’une mobilisation intersyndicale « contre une profession low cost » est prévue le 23 mai devant le ministère de la Santé. Parmi les revendications : une profession plus attractive et plus valorisée, l’augmentation des postes de psychologues, et, hors de question d’en démordre, le refus de création d’un ordre professionnel.

Bérengère Margaritelli

* n'ont pas pu être joints par le JSS

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