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Vendôme Tech : pleins feux sur les « projets emblématiques » de la transformation numérique de la justice

Vendôme Tech : pleins feux sur les « projets emblématiques » de la transformation numérique de la justice
Publié le 09/01/2019 à 12:19

Procédures dématérialisées, amélioration de l’indemnisation des dommages corporels, numérique en détention… La 2e édition de la Vendôme Tech, fin novembre, à Paris, a souhaité frapper un grand coup en présentant d’entrée de jeu tous les projets phares dédiés à la transformation numérique de la justice, quelques jours avant l’adoption du projet de loi (controversé) sur la justice, en première lecture, à l’Assemblée nationale.


Après avoir été abritée par la Chancellerie l’an dernier, c’est au forum des Images, dans le quartier des Halles, à Paris, que la Vendôme Tech a élu domicile, le 29 novembre dernier, pour sa deuxième édition. La manifestation, forum de dialogue interprofessionnel autour des nouvelles technologies appliquées au monde judiciaire et juridique, a permis au ministère de la Justice de mettre en lumière plusieurs projets qualifiés « d’emblématiques » de la transformation numérique de la justice. Une révolution promise lors de la campagne présidentielle de 2017 par le candidat Emmanuel Macron, qui avait alors proposé dans son programme politique de créer un « service public numérique de la justice », « cœur du réacteur », selon la garde des Sceaux.


 



La procédure pénale en cours de dématérialisation


Au titre des chantiers en cours : la dématérialisation des procédures. Haffide Boulakras, magistrat au secrétariat général du ministère de la Justice, et Stéphane Rouvé, préfet au ministère de l’Intérieur, ont présenté la procédure pénale numérique, programme dont ils sont co-directeurs, puisque leurs deux ministères y travaillent, main dans la main. La disparition du papier couvrira ainsi la totalité de la procédure pénale, « de la constatation de l’infraction jusqu’à l’exécution de la peine et l’archivage de la décision de justice », a indiqué Haffide Boulakras. Toutefois, il ne s’agira pas de partir de zéro, mais de démarrer avec des applications déjà existantes et maîtrisées, qui seront adaptées et modernisées. « L’ergonomie de certains outils doit être revue : les logiciels de rédactions des procédures de la police nationale méritent d’être améliorés, par exemple », a illustré Stéphane Rouvé. Mais comme ce dernier l’a précisé, « Il n’est pas question de construire une cathédrale numérique avec de nouveaux systèmes d’information. »


Objectifs : améliorer les conditions de travail des utilisateurs (policiers, gendarmes, magistrats…), dégager les praticiens des tâches de faible valeur ajoutée, et, plus globalement, améliorer l’efficacité de la procédure pénale et la simplifier. « Évitons les transports des ramettes de papier ; évitons les transports inutiles entre services de police, services de gendarmerie et juridictions ; organisons la transmission instantanée des procédures entre juridictions et services d’enquête ; évitons les coûts ; évitons le temps perdu », a considéré Haffide Boulakras.


La dématérialisation de la procédure pénale fait par ailleurs l’objet d’une expérimentation. Deux sites pilotes, Blois et Amiens, ont été retenus par les ministères de la Justice et de l’Intérieur, depuis octobre et jusqu’à janvier, au travers d’une vingtaine d’ateliers destinés à identifier les ruptures dans la dématérialisation et les réponses à apporter. « Les tests en cours visent à mesurer les impacts sur les organisations et les process, et à mesurer les ressources humaines et matérielles nécessaires à mettre en œuvre », a développé Stéphane Rouvé.


La procédure pénale numérique de demain est prévue, à terme, pour 2022, a informé Haffide Boulakras. La signature électronique, la transmission de la procédure électronique et l’archivage électronique de procédure sont quant à eux attendus dès 2020.




 



Portalis, pour accompagner le justiciable en ligne


Pointant un système judiciaire français « trop lent et trop complexe pour 95 % des Français », régulièrement remis en cause par la Cour européenne des droits de l’homme, Audrey Hilaire, cheffe de projet à la direction des services judiciaires, a quant à elle présenté le projet Portalis, qui promet de « transformer le système judiciaire ».


Celui-ci vise à accompagner le justiciable et à simplifier l’accès au juge par le biais d’un portail sécurisé en ligne permettant la saisine par le justiciable, la transmission de la décision, et, plus globalement, le suivi de son dossier, mais aussi à fluidifier le traitement de la procédure civile.


Le projet s’échelonne sur sept ans. En 2016, déjà, le portail du justiciable justice.fr a été ouvert : il s’adresse au justiciable qui souhaite connaître ses droits et ses démarches en lien avec la justice, et depuis février et mars 2018, le portail du Service d’accueil unique du justiciable (SAUJ), qui offre la possibilité pour le justiciable de se déplacer dans n’importe quelle juridiction et d’avoir accès à l’état d’avancement de la procédure civile, est expérimenté à Caen et à Marseille. Le système, depuis décembre et jusqu’à mars, est en cours de généralisation, a affirmé Audrey Hilaire. Prochaine étape, courant 2019 : justice.fr
sera enrichi, puisque le portail donnera la possibilité pour le justiciable de consentir à échanger par voie dématérialisée avec les juridictions. « Le justiciable qui aura consenti pourra accéder sur son portail sécurisé à l’état d’avancement et aux principales informations sur sa procédure civile ou pénale. Les documents aujourd’hui envoyés par lettre simple ou recommandée seront transmis sur son portail, et il pourra recevoir les rappels de convocation par sms », a détaillé la cheffe de projet.


Les fonctionnaires de justice et magistrats devraient aussi bénéficier de la transformation numérique. Alors que ces derniers travaillent, au sein des tribunaux d’instance, tribunaux de grande instance, cours d’appel et conseils de prud’hommes, sur neuf applicatifs différents – « des outils métier développés dans les années 80, qui reposent sur des technologies obsolètes », selon Audrey Hilaire –, l’équipe autour de Portalis travaille à la refonte de ces applicatifs pour les dématérialiser en intégralité.


La cheffe de projet a souligné qu’il avait été « impératif d’intégrer les futurs bénéficiaires » à la conception de Portalis, dès le lancement du projet, via une « communauté Portalis » d’une centaine d’utilisateurs : représentants des institutions judiciaires, représentants des auxiliaires de justice, associations de consommateurs, etc. « Nous réunissons cette communauté deux fois par an pour présenter l’état d’avancement du projet, et les intégrons à toutes les phases du projet : nous leur faisons tester les maquettes, et nous intégrons les retours avant que l’outil ne soit développé par un technicien. Nous mettons à disposition des sondages, nous posons des questions… », a développé Audrey Hilaire. But de la manœuvre : « proposer un outil en adéquation avec leurs besoins ».


 


DataJust : améliorer l’indemnisation des dommages corporels


Autre projet au service du justiciable : DataJust, dont l’ambition est d’améliorer l’indemnisation des dommages corporels grâce à l’intelligence artificielle. Anne-Sophie Hutin, magistrate à la direction des Affaires civiles et du Sceau, est revenue sur ce projet mené par cette dernière. « DataJust est parti du constat qu’aujourd’hui, dans les litiges où la victime est indemnisée de son dommage, il n’existe pas de référentiel fiable partagé par toutes les parties prenantes de l’indemnisation : assureurs, fonds d’indemnisation, avocats, magistrats.
Il en résulte de grandes disparités dans les montants d’indemnisation, pas toujours justifiées par des situations sensiblement différentes
. Les victimes n’ont pas de repères pour évaluer financièrement l’offre faite par leur assureur pour évaluer leur préjudice et défendre leurs droits », a souligné Anne-Sophie Hutin. Et si les avocats et magistrats ont accès à la jurisprudence, c’est loin d’être suffisant, a-t-elle estimé.


Le projet DataJust consiste donc en la constitution d’une base de données fonctionnant au moyen d’un algorithme d’intelligence artificielle qui recense les montants d’indemnisation alloués, titre de préjudice par titre de préjudice, par les juridictions administratives et judiciaires, quel que soit le fondement de la responsabilité retenu (victime de terrorisme, d’accident de la circulation, d’accident médical, etc.), afin d’analyser la jurisprudence. « L’analyse fine est rendue possible par la convergence de méthodologies employées par les juridictions administratives et judiciaires, car l’utilisation de la nomenclature Dintilhac liste les préjudices indemnisables et en définit les contenus. Il semble aujourd’hui que cette convergence doit être au service d’une harmonisation des indemnisations par souci d’équité, quand des individus se trouvent dans des situations semblables », a jugé Anne-Sophie Hutin.


À terme, l’accès à ces données de jurisprudence sera destiné à un public plus large, après anonymisation.


Les données utilisées proviennent de deux bases principales : Jurika, administrée par la Cour de cassation, et Ariane, administrée par le Conseil d’État.
Le principe est donc d’extraire de ces bases toute décision pertinente en matière de dommages corporels, afin de disposer d’un volume suffisant pour que ce dernier soit traité de manière automatique par l’algorithme. L’intelligence artificielle utilise ici des outils de traitement automatique du langage naturel et des outils d’apprentissage profond. Les données sont modélisées pour apprendre à l’algorithme à chercher lui-même l’information – soit le montant alloué par type de préjudice.


Et si l’outil peut faire penser à un système de profilage, Anne-Sophie Hutin s’en est défendue : « Il ne s’agit pas de faire des décisions automatiques. Dans la programmation de l’algorithme, on fait justement attention pour éviter de reproduire des biais de discrimination. »


Selon cette dernière, l’outil serait tout bénéfice : favoriser les transactions assureurs-victimes, permettre aux victimes d’être mieux informées, et, pour les magistrats, offrir un outil d’aide à la décision.


Au-delà de l’exploitation fine de la jurisprudence, l’algorithme doit élaborer un référentiel indicatif d’indemnisation des victimes qui sera réévalué tous les trois ans. « Le projet s’inscrit dans le cadre de la réforme de la responsabilité civile, plus précisément de l’avant-projet publié en mars 2017, qui place les victimes au cœur du droit et prévoit un corpus de règles propres à la réparation du dommage corporel et des outils méthodologiques à disposition des praticiens », a ajouté la magistrate.
Un projet qui, là encore, a fait l’objet d’une large consultation des parties prenantes (assureurs, entreprises, universitaires, avocats, magistrats, associations…). « Une attention particulière sera apportée au bon fonctionnement et à la pertinence des résultats avant sa mise en place généralisée, car il s’agit d’un projet complexe à mettre en œuvre », a néanmoins informé Anne-Sophie Hutin.


DataJust a par ailleurs vocation à servir d’outil d’analyse et d’évaluation prospective et rétrospective des politiques publiques par la direction des Affaires civiles et du Sceau. « Quand le régime de la responsabilité civile est modifié, c’est intéressant de voir l’avant/après et d’anticiper », a argué la magistrate.


Au-delà, l’idée est de « favoriser la recherche dans ce champ du droit, et susciter un intérêt de chercheur en sciences sociales : sociologues, juristes, chercheurs en sciences cognitives ; et de faire progresser les connaissances en la matière ».


 




Un casier judiciaire numérique


« Le 26 septembre 2018, le casier judiciaire national met en service le premier palier d’ASTREA : en deux mois, plus de 700 000 bulletins n° 3 ont été demandés et délivrés », s’est félicité éric Serfass, magistrat, chef de service du casier judiciaire national à la direction des Affaires criminelles et des grâces.


Pour rappel, avant cette date, les bulletins n° 3 étaient retournés sous forme de papier sécurisé avec affranchissement. Depuis, ces derniers sont ainsi accessibles en quelques secondes, après saisie des informations, depuis ordinateur, tablette ou smartphone. Le demandeur reçoit un premier courriel pour confirmer sa demande, puis un second avec un lien pour télécharger son bulletin. Cela concerne en réalité les bulletins vierges, a précisé éric Serfass – soit 99,7 % des bulletins. « Il n’y a qu’une dizaine de bulletins par jour qui sont positifs : ceux-là sont retournés par LRAR », a-t-il ajouté.


Le service a travaillé avec un groupe d’une vingtaine d’usagers afin de valider l’accessibilité de l’outil. Celui-ci est sécurisé par une clé de contrôle permettant au destinataire final du bulletin – souvent l’employeur – de vérifier sur le site que le bulletin en question a bien été délivré tel jour, telle heure, à telle personne, par le casier judiciaire national.


Malgré quelques « bugs », que le magistrat explique par une très forte sollicitation de la plateforme depuis sa mise en place « avec un accès 24h/24 », (plateforme qui fait très souvent l’objet de « réajustements fonctionnels et techniques pour perfectionnement »), deux avantages majeurs sont visés : le gain de temps, à la fois pour l’utilisateur et pour le ministère, mais aussi l’économie que cela représente, puisque 900 000 euros annuels seraient ainsi économisés par le ministère.


Selon éric Serfass, le premier palier d’ASTREA représente « la première brique du système informatique destiné à renouveler complètement le casier judiciaire ». Pour autant, le magistrat a mis en exergue une certaine complexité, car il s’agit de gérer des questions d’identité, de procédure d’identification, ce qui est assez délicat.


 


Développer le numérique en détention


Philippe Courpron, chargé de mission à la transformation numérique auprès du directeur de l’Administration pénitentiaire, a pour sa part présenté les travaux réalisés afin de développer le numérique en détention, tout en prévenant d’entrée que cela ne signifiait pas que le détenu pourrait « naviguer sur Internet ».


Selon le chargé de mission, le numérique en détention cherche prioritairement à décharger le personnel pénitentiaire d’un certain nombre d’actes administratifs, déporter la responsabilité de ses actes sur les détenus pour lui donner plus d’autonomie dans sa gestion du quotidien en détention, et proposer aux détenus des parcours de préparation à la sortie et réinsertion plus dynamiques. Trois portails sont ainsi conçus.


Le premier portail est à destination des détenus, accessible depuis leur cellule, et depuis la salle d’activités au sein de l’établissement pénitentiaire. Une fois connecté, le détenu aura accès à trois services. Le service de la requête, via lequel il pourra questionner l’administration, par exemple pour prendre un rendez-vous chez le médecin ou bénéficier d’un parloir prolongé. « Auparavant, les demandes étaient formulées par le détenu via des papiers récupérés par les surveillants, acheminés vers la zone administrative, déchiffrés par des agents, saisis, la saisie était imprimée, puis le papier faisait la navette jusqu’au détenu. Avec ce service, il y aura un gain de temps pour tous, et des traces des demandes réalisées ». Deuxième service : la « cantine », c’est-à-dire le fait que le détenu puisse consommer à ses frais un certain nombre de produits qui viennent améliorer son quotidien – chocolat, tabac, produits d’hygiène spécifiques, etc. Aujourd’hui, la procédure papier suivie comporte des lenteurs. D’autre part, un agent peut se rendre compte que le détenu a moins d’argent que ce qu’il pensait. « L’agent doit alors arbitrer, et déterminer si, à son avis, le détenu préfère du tabac ou du chocolat - sauf que le détenu est rarement satisfait du choix effectué par l’agent, et cela peut générer des tensions »,
a pointé Philippe Courpron. Désormais, les détenus passeront commande via un flux informatique qui transférera en temps réel au service de validation des commandes, et accéderont à un catalogue comportant les photos des produits, ce qui facilitera notamment la tâche aux non francophones. « Ils verront ce qu’ils achètent et auront accès au prix du produit, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui, et au montant dont ils disposent sur leur compte : ainsi, ils ne pourront pas consommer au-delà de cette limite ». Dernier service disponible sur ce portail réservé aux détenus : les parcours pédagogiques et les revues de formation. « Avec la numérisation constante, l’offre qu’on peut proposer aux détenus a été dégradée, car nos partenaires – éducation nationale, CNED et CNAM – ont numérisé leur offre de services. Avec le numérique en détention, on réintroduit cette offre et on permet aux détenus de trouver un complément de formation, de réaliser leur formation à distance », a expliqué Philippe Courpron.


Le deuxième portail mis en place est un portail à destination des familles, également accessible via une application smartphone. Ce dernier sert notamment à l’alimentation du pécule. La famille du détenu pouvait auparavant lui envoyer de l’argent par mandat de justice ou virement. Comme l’a expliqué Philippe Courpron, cela pose souvent problème, car si la famille n’indique pas dans le libellé du virement à quelle personne s’adresse l’argent, l’établissement ne peut pas le reverser au détenu. Il faut alors gérer toute la procédure de rejet de virement, et, de l’autre côté, le détenu considère qu’on l’a volé. « Avec le numérique en détention, le proche pourra, via une transaction par carte bancaire, identifier le détenu auquel il souhaite verser l’argent dès le début de la procédure. Cela évitera les erreurs et la frustration des détenus ». Outre la gestion du pécule, le portail servira aussi à la réservation de parloirs. Aujourd’hui, pour réserver de tels créneaux, la famille doit en effet soit se rendre dans l’établissement pénitentiaire, soit appeler une plateforme téléphonique, « accessible à des horaires de bureau, ce qui est délicat quand on voudrait une certaine confidentialité », a indiqué Philippe Courpron. À l’avenir, la personne pourra donc réserver elle-même, sans intervention d’agent, le créneau auquel elle souhaite venir voir son proche en détention.


Dernier portail créé : un portail à destination des agents, centré sur le paramétrage (ils pourront décider de la manière dont les services sont accessibles et à qui) et les indicateurs. « Jusqu’à présent, chaque établissement, s’il souhaitait savoir quels étaient les motifs des requêtes sortant des coursives, devait demander à des agents de les comptabiliser. Désormais, le numérique en détention fournira des indicateurs », a explicité Philippe Courpron.


Ces portails sont conçus depuis le mois de septembre 2018. L’administration pénitentiaire travaille en lien avec trois établissements pilotes : la maison d’arrêt de Dijon, le centre de détention de Nantes et de Meaux. Une quarantaine d’ateliers avec agents et détenus ont déjà été réalisés, à l’issue desquels ajustements et modifications ont eu lieu. « Chaque agent du SIP – prestataire, contractuel, fonctionnaire – a réalisé un stage en détention pour connaître exactement la réalité de l’écosystème pénitentiaire qu’il contribue à modifier », a précisé le chargé de mission. L’expérimentation du projet, qui bénéficie d’un financement de 8 millions d’euros de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP), doit démarrer à l’été 2019.


 


Bérengère Margaritelli


2019-4456


1 commentaire
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Laetitia
- il y a 5 ans
Passionnant. Merci

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