Main dans la main, le Conseil d’Etat et la
Cour de cassation ont organisé un colloque, le 19 avril dernier, dont la
première table-ronde s’est penchée sur les nouveaux défis pour notre droit du
travail, progressivement remodelé.
« Vers un nouveau droit du travail ? »
C’est autour de cette question que le Conseil d’État et la Cour de cassation
ont organisé une journée de réflexion commune, à l’occasion d’un colloque place
du Palais Royal, le 19 avril dernier.
Comme l’a fait remarquer en introduction Bertrand
Louvel, Premier président de la Cour de cassation, depuis 2004, neuf
textes ont modifié les « grands équilibres » relatifs au droit
du travail ; des « éléments fondamentaux » qui
constituaient l’ « architecture des relations du travail en France »,
a opiné François Molins. Dernières en date, les ordonnances de 2017 ont « accéléré
les évolutions et ont ouvert un champ plus large ». Ainsi, ce sont des
pans entiers du Code du travail qui ont été réécrits, a souligné le procureur
général près la Cour de cassation : réforme du dialogue social, nouvelles
règles d’articulation des accords de branche et d’entreprise, création d’un
comité social et économique, instauration d’un barème de dommages et intérêts
en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, création d’une nouvelle
rupture collective ou encore réduction des délais de prescription :
« de nombreux commentateurs ont souligné l’instauration d’un nouveau
modèle social », a-t-il observé.
Pour Bruno Lasserre, ce nouveau modèle appelle la
nécessaire articulation du droit du travail avec les normes internationales, et
le « besoin d’une régulation transnationale plus approfondie pour
éviter le dumping social et le forum shopping qui nuisent aux
salariés », estimant que « ce n’est pas à l’échelon
exclusivement national que se construira le droit du travail de demain ».
Mais c’est d’abord la question de la finalité de ce droit du travail remodelé
qui est interrogée. En effet, François Molins a constaté que nous étions passés
d’un droit du travail initialement protecteur des droits du salarié à une
nouvelle perspective proposant « une vision participative et économique
du droit du travail », avec deux principes mis en exergue : les
règles du droit du travail doivent être élaborées par ceux auxquels elles
s’appliquent, entreprises et salariés, et doivent a minima ne pas
entraver le bon fonctionnement de l’entreprise, lieu de création de richesses
et d’emploi, et contribuer dans la mesure du possible à l’amélioration de la
compétitivité.
C’est de façon plus ample qu’une table ronde
présidée par Jean-Denis Combrexelle s’est penchée sur la question. Cette
dernière a ainsi été amenée à s’interroger sur la nature du changement en
cause, afin d’explorer les nouveaux défis auxquels se trouve confronté le droit
du travail. Si le président de la section du contentieux du Conseil d’État a
partagé la vision du procureur général près la Cour de cassation, à savoir un
droit du travail qui reposait originellement sur la défense des droits des
salariés, à l’inverse, Antoine Lyon-Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour
de cassation, a considéré pour sa part que la date de naissance légiférée du
droit de travail était celle des textes qui essayaient d’encadrer la
concurrence entre travailleurs. Selon lui, à sa naissance, le droit du travail
n’était donc pas véritablement protecteur des travailleurs, mais plutôt une
protection des entreprises. Paul-Henri Antonmattei, professeur de droit à
l’Université de Montpellier, et avocat au barreau de Paris, a pour sa part jugé
que le Code du travail, « dont la finalité était protectrice »,
n’avait pas abandonné « les fondamentaux », et que « l’ADN,
l’âme du droit du travail », n’étaient « pas perdus ».
Optimiste, l’avocat a salué un Code qui avait l’ « audace de se
réorganiser », et un droit « pour une fois pas suiveur,
puisqu’il a changé avant que ses acteurs ne changent », avec une
« formidable finalité protectrice », au regard des évolutions
en matière de santé et de sécurité, des ouvertures vers la qualité de vie au
travail et vers la protection des libertés et droits fondamentaux.
La
négociation collective, « centre de gravité »
Alors quels défis, quels paris pour ce nouveau droit ? Pour
Paul-Henri Antonmattei, le premier pari est celui de la négociation collective,
dans laquelle est désormais placé le « centre de gravité du
droit du travail ». En permettant d’adapter les règles du Code du
travail aux spécificités et aux besoins des entreprises tout en protégeant les
droits des salariés, une ouverture plus large de la négociation collective
obéit bien à l’objectif d’une nouvelle « flexisécurité » à la
française, vantée par Manuel Valls et désormais Emmanuel Macron, ou plutôt,
comme la qualifie le professeur, une « adaptabilité permanente des
règles aux activités économiques, aux mutations, à la compétitivité
internationale et à la sécurisation des parcours professionnels ». Dans
ce sens, Paul-Henri Antonmattei a jugé « stupéfiante »
l’annonce selon laquelle le « ésacro-saint domaine de la santé au
travail » allait s’ouvrir à la négociation collective.
Une négociation collective qui rime avec la
restructuration des branches. Pour le professeur de droit, c’est une bonne
nouvelle : « Si nous réduisons le nombre de branches, c’est que
nous voulons avoir des espaces conventionnels plus élargis, avec une activité
conventionnelle plus forte. »
Mais les acteurs sont-ils prêts ? Le professeur a averti :
« Le chemin sera long, la pente raide. Il y a une fracture profonde
entre 1 400 entreprises de plus de 1 000 salariés où le dialogue social est pratiqué, où il existe
des accords innovants… Mais la cible, ce sont les autres : ces
1,2 million d’entreprises qui ont accès aujourd’hui à la négociation
collective d’entreprise, mais quand on voit le nombre d’accords conclus chaque
année et ramené à la réalité de l’entreprise, il y a beaucoup à faire ». Face
à ce défi, Paul-Henri Antonmattei a appelé les partenaires sociaux « à
retrouver le sens du dialogue ».
Pour Jean-Denis Combrexelle, il s’agit de
responsabiliser davantage les uns et les autres : « Il faut que
l’on ait, du côté patronal et des salariés, des organisations fortes,
légitimes, représentatives, innovantes. Il ne suffit pas de modifier le Code du
travail pour obtenir des accords de qualité. »
Un défi que se lance la loi à
elle-même
Antoine Lyon-Caen l’a affirmé, cette nouvelle
ossature du droit du travail est un défi que la loi se lance à elle-même.
L’avocat a en effet souligné « l’effort volontariste » de la
loi française consistant à confier à la négociation un rôle plus important au
détriment de la loi, et à la négociation d’entreprise un rôle plus important
qu’à la négociation de branche. Cet effort, selon lui, est un défi, car la loi « y
perdra son crédit si elle ne parvient pas au résultat qu’elle s’assigne, et
l’on sait qu’il existe déjà tout un cimetière des bonnes intentions
législatives, au XXe comme au XXIe siècle »,
a-t-il alerté.
La loi s’assigne de plus en plus des objectifs
économiques et sociaux concrets, a par ailleurs observé l’avocat. « Nous
sommes dans une phase liée aux problématiques du chômage, à la montée d’un
économisme du droit triomphant où le droit légiféré se veut d’abord instrumental,
a-t-il cependant pointé, car il veut parvenir à certains résultats :
faire reculer le chômage, assurer l’égalité, redistribuer les ressources… Les
normes sont justifiées par les objectifs qu’elles poursuivent et évaluées par les
résultats auxquels elles parviennent. D’où cette montée de cette idéologie de
l’évaluation tous azimuts. » Est-il possible de ne regarder le droit
légiféré que dans sa dimension instrumentale et faire fi de sa dimension
axiologique, des valeurs auxquelles il est adossé ? s’est donc interrogé
Antoine Lyon-Caen. L’avocat a avoué qu’il redoutait un « retour de
bâton ». Ainsi, a-t-il illustré, le droit légiféré depuis plusieurs
années s’assigne notamment comme objectif de faire reculer la litigiosité, avec
la barémisation des indemnités prud’homales. « L’objectif paraît en
passe de produire certains résultats : le nombre de litiges prud’homaux
est en recul. Mais peut-on jouer autant avec cette instrumentalisation du droit
légiféré ? Par exemple, peut-on sans dégâts traiter le travail comme étant
un simple bien évaluable ? Vous êtes licencié injustement, vous aurez
trois mois d’indemnités : c’est réduire le statut du travail à une simple
somme d’argent prédéterminée »,
a déploré Antoine Lyon-Caen. Et de regretter : « On évacue
totalement la dimension anthropologique du travail !
Le travail, c’est ce qui permet de s’épanouir, d’avoir un statut social, de se
reconnaître dans cette société. Aujourd’hui, le retour aux normes
internationales, qui instituent des droits fondamentaux, et à des instruments
droits et libertés fondamentales, est un signal qu’on ne peut pas pousser
l’instrumentalisation du droit légiféré trop loin ». Pour l’avocat, il
faut parvenir à un équilibre entre les résultats que l’on cherche à atteindre –
sociaux, économiques – et la protection des « valeurs essentielles ».
Antoine Lyon-Caen a cité l’exemple du juge constitutionnel italien, qui,
confronté à ce même barème d’indemnisation, a ainsi fait appel « à ces
normes qui assurent l’humanité d’un système juridique, et à travers le respect
dû à la liberté et à la dignité du travailleur, le système de barème italien a
été dans une large partie gommé ». Un exemple à suivre, selon
l’avocat, qui a considéré qu’il y avait un « défi très général posé au droit
légiféré, dans une période où les gouvernants courent après les résultats ».
En réaction, Jean-Denis Combrexelle a
toutefois estimé pour sa part que l’évolution sur l’instrumentalisation du
droit n’était pas forcément linéaire, établissant par exemple une différence
entre la loi Aubry et la loi
El Khomri. « La loi des 35h instrumentalisait le temps de travail à des
fins d’emploi, alors qu’avec la loi El Khomri, s’agissant de la négociation sur
le temps de travail, il y a un renvoi aux partenaires sociaux. La question est
donc, qui donne du sens ? Le législateur ou les partenaires sociaux ? »
Le juge va
devoir « déplacer sa vigilance »
À côté de la loi, qu’en est-il de l’évolution du
rôle du juge ? Lors de l’introduction du colloque, François Molins a
indiqué que la baisse des saisines déjà constatée déboucherait sur une
diminution des stocks et de la durée des instances. Toutefois, a-t-il souligné,
les contentieux devraient se diversifier. « Si l’office du juge va être
limité par la mise en place de barèmes de dommages et intérêts en cas de
licenciement sans cause réelle et sérieuse, son rôle pourra être accru dans le
cadre de l’interprétation des dizaines de pages du Code modifié », a
précisé le procureur général près la Cour de cassation.
Au cours de la table ronde, Laurence
Pécaut-Rivolier, conseillère à la chambre sociale de la Cour de cassation, a
évoqué la réflexion menée, au sein de la chambre sociale, sur ce nouveau
positionnement du juge du droit du travail. Un juge qu’elle a qualifié de « récepteur
et d’acteur ». Récepteur, car le législateur, par les normes qu’il met
en place, dit au juge quelle est sa nouvelle place. Le législateur a en effet
expressément souhaité le retrait du juge, et un contentieux moins abondant, a
affirmé Laurence Pécaut-Rivolier. Une évolution qui ne se cantonne pas au droit
du travail. La conseillère à la chambre sociale a ainsi repris les propos du
magistrat Antoine Garapon, selon lequel il existerait des « mouvements
généraux, dans tous les domaines ». « Il y a des moments dans
l’histoire du droit où se fait ressentir le besoin d’un droit très protecteur,
détaillé, et à un moment donné, le balancier va se déplacer, car le droit va
sembler trop excessif, trop pesant : il y a alors assouplissement des
règles », a expliqué Laurence Pécaut-Rivolier. Alors, pour que le juge
soit plus en retrait, son intervention est réduite dans les textes ; par
exemple, via la prescription ou l’accès au juge. « En droit du
travail, cela est d’autant plus visible, car nous sommes passés d’un ordre
public social très pointilleux, qui était notre spécificité, où tout était
normé de façon impérative, à un droit très souple dans lequel la norme devient
supplétive par rapport à d’autres interventions », a-t-elle estimé. Le
juge se doit donc d’être « récepteur » de cette nouveauté, sur
l’impulsion législateur, mais aussi, donc, d’être acteur, en s’emparant de ces
directives législatives pour se repositionner, en fonction des objectifs
désignés par le législateur. « Ici, le but est de donner la main aux
acteurs de terrain, ceux qui vont mettre en œuvre ce nouveau droit, et donc
donner plus de responsabilités et de liberté ». Selon la conseillère à
la chambre sociale, le juge va ainsi devoir « déplacer sa vigilance ».
En effet, si le juge était auparavant vigilant sur le contenu des décisions
prises, dans les négociations collectives ou dans les contrats, il va devoir
désormais redoubler de vigilance afin de vérifier que, dans le cadre des
décisions prises, les acteurs ont bien tous les éléments pour prendre leur
décision de manière éclairée. Pour Laurence Pécaut-Rivolier, deux concepts vont
alors être essentiels dans ce cadre : le droit à l’information (pour
prendre une décision de manière éclairée, encore faut-il avoir la bonne information,
qu’elle soit partagée et égale), et le principe de loyauté, « essentiel,
transversal, qui va retrouver une acuité plus importante ». L’avantage
de ces concepts, a-t-elle jugé, est qu’ils sont souples, tandis que leur
principal inconvénient… est qu’ils sont souples : « On voit
revenir le rôle essentiel du juge, dépendant d’un certain nombre de
circonstances où il est difficile d’avoir une détermination qui convienne à
toutes les situations ». Le juge est notamment intervenu par rapport à
l’information des institutions représentatives du personnel dans le cadre du
droit de consultation. « Depuis les textes de 2015, 2016 et 2017, le droit de consultation des IRP est encadré dans des délais et
quant au recours qui peut être formé devant le juge judiciaire, quand le droit
de consultation n’a pas été fait correctement. Le juge judiciaire est venu dire
que cela supposait qu’en amont, une information nécessaire et utile ait pu être
donnée, car sinon tout est vicié dès l’origine, et à ce moment-là, on ne peut
pas mettre en place de cadre si les modalités de consultation sont viciées et
que l’on n’a pas donné d’effet utile », a rapporté
Laurence Pécaut-Rivolier.
Cet effet utile poursuivi, – c’est-à-dire ce qui rend une clause opérante
pour répondre au but qu’on a voulu atteindre, concept issu de la jurisprudence
communautaire –, est justement le second axe de réflexion sur le rôle du juge,
a-t-elle précisé.
« En droit du travail, nous allons être amenés à déployer cet effet
utile quand nous allons être saisis sur la question de l’interprétation des
accords et des conventions collectives. Nous allons probablement être saisis
encore plus qu’avant sur la question de l’interprétation, car il y aura de plus
en plus de normes collectives, négociées près du terrain, et qui nécessiteront
probablement d’avoir recours au juge dans certains cas d’ambiguïté des
clauses », a auguré la conseillère à la chambre sociale. D’autant que
dans le cadre de la restructuration des branches, les accords collectifs de
branche vont être révisés. Or, là encore, de nouvelles dispositions devraient
nécessiter un nouveau regard du juge.
Pour Paul-Henri Antonmattei, il s’agit d’une « recomposition
intelligente du juge dans un référentiel juridique nouveau ».
Quelle place pour les nouvelles formes d’organisation ?
Antoine Lyon-Caen a également évoqué les « défis
que les pratiques sociales lancent au droit ». « Quand on
modifie le système juridique, d’autres usages voient le jour », a-t-il
affirmé. Première pratique, massive : le développement d’organisations du
travail qui prennent appui sur la diversité des régimes du travail pour autrui,
à l’instar des plateformes de travail. Pour l’avocat, il s’agit là d’un défi
lancé à un système juridique qui repose sur un dualisme des régimes juridiques
du travail pour autrui, et sur une valorisation du travail subordonné
(salarié), « figure centrale de notre loi sociale » :
« Il me semble que le juge a un clavier limité pour faire face au
développement de ces formes d’organisation, car il n’est pas habilité à inventer
une nouvelle catégorie ; c’est le rôle du législateur. Pour réordonner le
droit du travail pour autrui, il faut étendre le champ de certaines règles ou
inventer une troisième catégorie. Mais on attend du juge, plus agile que le
législateur, des suggestions, des provocations. »
Antoine Lyon-Caen a par ailleurs rappelé que le
droit du travail avait permis de penser la rencontre du capital et du travail à
travers l’entreprise, lieu de cette rencontre. Toutefois, a-t-il souligné,
l’entreprise d’aujourd’hui n’est plus celle d’antan, décrite par le Code du
travail – ce dont le législateur ne semble pas vouloir prendre acte, a estimé
l’avocat. Ce dernier a illustré ses propos en revenant sur l’intervention du
législateur en 2017, pour « brider l’intervention du juge dans la prise
en compte des groupes de sociétés ». Selon Antoine Lyon-Caen, cela
montrerait une tendance du législateur à « limiter » l’inventivité du
juge ; à lui intimer d’être sécurisant pour les entreprises, et non à se
focaliser sur les formes d’organisation telles qu’elles sont aujourd’hui. La
question a seulement été abordée par la loi du 27 mars 2017 sur le devoir de
vigilance des entreprises têtes de groupes, dont l’avocat a regretté qu’elle
soit « passée en catimini après quatre ans de travail des
parlementaires et des ONG », loi qui établit la responsabilité, le
devoir de vigilance d’une société mère située sur le territoire français à
l’égard de filiales et partenaires ayant des relations commerciales établies.
En Europe, Antoine Lyon-Caen a fait le constat d’ « efforts »
de la part des législateurs allemand et italien, mais a relevé que globalement,
si les législateurs s’engageaient parfois dans des domaines spécifiques, ils
avaient « beaucoup de mal » à se lancer « dans une loi
générale sur la responsabilité des pouvoirs privés pour les effets de leurs
activités sur l’environnement et le travail ». Une des questions
« à ne pas éluder », a-t-il considéré. « Il ne peut
pas y avoir de compréhension d’un nouveau droit du travail si on ne s’occupe
pas conjointement du droit qui s’applique aux travailleurs et aux organisations
productives, c’est-à-dire au capital. »
Ubérisation : quand les
plateformes « invitent
à revisiter les forces et les faiblesses de notre
construction »
Parmi les nouvelles modalités du travail, les plateformes étaient
particulièrement au centre des débats. À cet égard, lors de ses propos
introductifs en début de colloque, Bruno Lasserre a indiqué que le
Conseil d’État (CE) avait réfléchi à la rénovation des relations du travail
dans le cadre du phénomène de l’ubérisation. L’étude annuelle du CE s’est ainsi
penchée sur les rapports entre puissance publique et plateformes numériques,
pour savoir comment le droit doit se saisir du phénomène de l’ubérisation. Dans
ce rapport, le Conseil relevait que l’essor des plateformes numériques
aboutissait à la pérennisation et à l’installation rampante de certaines formes
de travail atypiques, à la déstabilisation de la relation traditionnelle de
travail, et à une forme de précarisation des travailleurs des plateformes.
« Je pense à ces livreurs de repas à vélo avec d’énormes sacs à dos
carrés, image de la précarisation des travailleurs des plateformes »,
a illustré le vice-président du Conseil d’État. L’étude de l’institution
appelait un nouvel équilibre entre la gestion des emplois et la protection des
travailleurs. « Il y a beaucoup de bien dans le développement de ces
plateformes numériques qui stimulent l’innovation, apportent de nouveaux
services, des gisements d’emplois bénéfiques pour l’économie. Mais il faut que
ce développement respecte et s’assure que les droits essentiels des
travailleurs demeurent garantis. Il ne peut pas y avoir des places de non droit
pour les travailleurs », a affirmé le vice-président du Conseil
d’État.
Pour sa part, François Molins est évidemment revenu
sur l’arrêt du 28 novembre dernier « Take Eat Easy », par
lequel la Cour de cassation a requalifié les relations entre livreur
indépendant et plateforme en contrat de travail en relevant des indices de
subordination juridique. « Certains se réjouissent de la capacité de
résistance du droit du travail classique et d’une figure emblématique : le
contrat de travail. D’autres s’inquiètent des difficultés rencontrées par ce
nouveau modèle économique et social qui fournit une activité à des travailleurs
sans qualification ni expérience. On peut voir un décalage entre le droit du
travail traditionnel et les attentes et besoins d’un monde en pleine mutation.
S’il faut se montrer vigilant et garantir un statut minimal aux travailleurs
des plateformes, il faut aussi permettre à des catégories de population en
marge du système de réussir l’intégration par le travail », a estimé
le procureur général près la Cour de cassation.
Un avis partagé par Jean-Denis Combrexelle, qui a
souligné que le Code, bien que largement remanié, reposait toujours sur un
modèle industriel avec une stabilité des situations, alors que nous nous
trouvons aujourd’hui dans une société de services caractérisée par la
précarité. « Le Code du travail qui définit des droits à partir du
contrat de travail pose des difficultés », a-t-il admis.
Paul-Henri Antonmattei, de son côté, a cité le
rapport sur les plateformes rendu par l’Institut Montaigne, et l’a
assuré : celles-ci
« invitent à revisiter les forces et les faiblesses de notre
construction ». « Nous avons commencé par le contentieux de la
qualification, de la requalification. Mais le débat n’est pas dans l’enceinte
judiciaire, il est ailleurs », a jugé le professeur de droit. Pour ce
dernier, l’ubérisation montre « encore plus qu’avant les faiblesses de
la dichotomie française ». « Tu es salarié, tu prends tout le
bloc, tu n’es pas salarié, tu es indépendant, tu n’auras rien… Il faut sortir
de cette dualité ! » a martelé Paul-Henri Antonmattei, qui a
souligné que les plateformes ne pouvaient pas être « des employeurs
comme les autres ». « Ceux qui vont sur les plateformes disent
qu’ils ne le font pas pour faire 35h par semaine, pour avoir des horaires
9h-12h, 14h-18h. Mais ils ont besoin de garanties et de sécurité ».
À cette fin, le professeur a appelé de ses vœux un système de protection qui se
modulerait – modulation déjà en partie entreprise, avec la partie 7 du Code du travail, qui
comporte des dispositions spécifiques à un certain nombre de professions. Pour
Paul-Henri Antonmattei, l’une des solutions résiderait dans la construction
d’un droit de l’activité professionnelle, avec au sommet un corpus de droits
fondamentaux des travailleurs quelle que soit leur situation juridique :
fonctionnaire, indépendant, salarié etc., et, en-dessous, un droit du travail
pour le salariat traditionnel, un droit de la fonction publique et celui du
travail indépendant.
Une vision également défendue par Corinne Vargha,
directrice du département des normes internationales du travail à l’
Organisation internationale du travail (OIT). Cette dernière a mentionné dans
ce sens que la Commission sur l’avenir du travail avait fait la proposition
d’une garantie universelle, indépendamment du statut ou de l’existence d’un
contrat de travail qui devrait comprendre un salaire assurant des conditions
convenables, une limitation du temps de travail, et des lieux de travail sûrs
et salubres. « Pour la Commission, cette garantie universelle
permettrait de réaliser l’ambition qui est celle de l’OIT et qui appelle à ce
que l’on innove pour assurer que les droits des travailleurs soient garantis
au-delà de l’existence d’un contrat de travail », a rapporté Corinne
Vargha.
Comme la directrice du département des normes internationales du travail
l’a précisé, la Commission a par ailleurs recommandé que la thématique de la
santé au travail soit considérée comme faisant partie du corpus des droits
fondamentaux au travail – déjà composés de la liberté syndicale, de la
négociation collective, de l’absence du travail des enfants, de l’absence de
discrimination et de l’absence du travail forcé.
Enfin, Corinne Vargha a abordé la dimension
internationale des plateformes numérisées. Une problématique majeure, à son
sens : « On se retrouve dans des situations où des opérateurs de
plateformes, clients et professionnels peuvent opérer dans des pays différents.
Cette dimension transnationale, de l’identification et qualification en
relation de travail ou commerciale est une complexité supplémentaire. »
Au vu des défis de requalification de la relation qui lie clients,
professionnels et opérateurs, la Commission mondiale sur l’avenir du travail a
recommandé qu’un instrument de gouvernance internationale soit développé pour
réglementer ce fonctionnement. Pour Corinne Vargha, il s’agit donc à présent
d’attendre le mois de juin prochain, lors de la conférence internationale du
travail, pour voir si les États membres vont reprendre – ou non – cette idée.
Perte de la maîtrise du temps de
travail : les observations
La directrice du département des normes
internationales du travail à l’OIT a indiqué qu’en 2018, la Commission
d’experts pour l’application des conventions et recommandations, commission
indépendante composée de 20 juristes, a procédé à une étude comparative
des législations et des pratiques des États membres de l’OIT en vue d’évaluer
la mise en œuvre de 16 normes internationales du travail. Cette dernière a
ainsi analysé l’impact des formes de travail à la demande, travail sur appel,
télétravail, etc., sur l’organisation du temps de travail, sa durée et ses
aménagements. « Les experts ont noté que les évolutions sous forme de
travail et l’utilisation des nouvelles technologies ont modifié la démarcation
entre les heures de travail et les périodes de repos, entraîné des variations
importantes de la durée du travail, réduit la prévisibilité des horaires du
travail et le pouvoir d’intervention des travailleurs sur l’aménagement de leur
propre temps de travail », a relaté Corinne Vargha. Autre constat de
la Commission : ces évolutions ont brouillé en conséquence la frontière
entre vie professionnelle et vie privée, affecté la santé des travailleurs, et
renforcé la disparité entre ceux qui travaillent un nombre d’heures excessif et
ceux qui subissent un temps de travail réduit. En parallèle, a ajouté la
directrice du département des normes internationales du travail, d’après une
étude du Bureau international du travail (BIT), un travailleur sur cinq qui
travaille à temps réduit souhaiterait travailler plus, ce qui démontre bien le
caractère subi d’un certain nombre de ceux qui travaillent à temps réduit.
Pour Corinne Vargha, il est intéressant de croiser
le regard de la Commission d’experts avec le regard de la Commission mondiale sur
l’avenir du travail, penchée sur deux problématiques particulières pas encore
réglementées : la perte de la maîtrise du temps de travail par les
travailleurs, et les travailleurs « pauvres en temps ».
La Commission mondiale a ainsi recommandé que des aménagements du temps de
travail innovants soient élaborés pour donner aux travailleurs le choix de
l’horaire, et a appelé à une action urgente pour veiller à assurer la dignité
des personnes qui travaillent sur appel. Elle a également émis une recommandation
que Corinne Vargha a jugée « intéressante » : l’adoption
de réglementations qui assurent au travailleur un nombre minimal garanti
d’heures de travail ainsi qu’une compensation des horaires variables telle
qu’une majoration salariale pour un travail non garanti et la rémunération du
temps d’attente pour les périodes durant lesquelles les travailleurs payés à
l’heure sont sur appel. « Bien que le temps de travail en lui-même ne
constitue pas un nouveau défi, le renforcement de la maîtrise du temps de
travail est un défi renouvelé. Plus généralement, a estimé la directrice du
département des normes internationales du travail, un certain nombre de
défis sont renouvelés à l’aune des évolutions qu’ont entraîné les nouvelles
formes d’organisation du travail et les nouvelles technologies. »
Bérengère Margaritelli