Lexbase est
à l’origine de la base de jurisprudence française la plus étendue. En 15 ans,
cet éditeur juridique de plateformes documentaires et de formations en ligne a
compilé plus de 4 millions de décisions de justice, ainsi que les normes et la
doctrine dans la quasi-totalité des matières du droit. Fabien Girard de Barros
en est le directeur général. Il revient pour le Journal Spécial des
Sociétés sur les outils de travail
inédits élaborés par sa société : Lexbase premium et Legalmetrics. Fin
connaisseur de la prédictivité et de ses enjeux, il expose également ci-dessous
ses idées dans ce domaine.
Pouvez-vous nous parler de Lexbase ?
Lexbase est le premier acteur en France à avoir
digitalisé, numérisé, et informatisé la documentation juridique. Il y a vingt
ans, nous étions déjà disruptifs, car dès le début nous sommes détachés du
papier pour des raisons de technologie, d’efficacité, de fonctionnalité, mais
aussi de volumétrie. En effet, on ne gère pas de la même manière quelques
collections, et des millions de documents, ni l’éditorial à l’ère d’Internet.
Nous sommes originellement la première legaltech du marché de l’édition, car on
a eu conscience qu’il fallait donner un élan à l’édition juridique du XXIe
siècle, et cet élan c’était le digital. Notre ADN c’est donc de faire de
l’édition juridique, mais nous sommes également agrégateurs de contenu.
C’est-à-dire que nous agrégeons les contenus de nos clients, de nos
partenaires, de manière à les valoriser, et de les combiner avec nos propres
documents. Notre 3e métier, c’est la formation. Nous avons commencé
à faire de l’e-learning juridique en 2004 alors qu’il n’y avait personne
d’autre sur le marché. Progressivement, on a constitué le premier catalogue de
formations en ligne, environ 80 aujourd’hui, à destination des avocats, dans le cadre de leur formation
continue, des notaires ou des juristes d’entreprise. Enfin, notre dernier
métier, est le Web radio. Celle que nous venons de créer s’appelle Lexradio,
c’est la première radio juridique de l’Hexagone. Nous faisons vivre l’actualité
juridique à travers ce média, via des flashs d’actualité tous les matins, des
conférences, des colloques, etc.
Quels types de contenus sont numérisés sur
votre site ?
Sur le site, nous combinons des sources brutes et de l’éditorial (revues
et encyclopédies). Nous possédons le plus grand fonds de législations de
réglementations en France, qui est mis à jour régulièrement, et le plus gros
fonds unique de jurisprudence (d’où notre célébrité sur la place de Paris).
Cela fait une vingtaine d’années que nous intéressons à cette matière. Pour
nous, c’est une matière première essentielle dans le processus de construction
de l’analyse juridique et de l’interprétation du droit. Nous en avons fait la
substance de base de la documentation et de l’information juridique. Il y a
vingt ans en effet, dans le monde juridique, on s’intéressait uniquement à la
doctrine, à ce qui était écrit dans les ouvrages. Or, depuis 2010, il n’y a pas
un juriste en France qui ne considère la jurisprudence comme la cheville
ouvrière de sa réflexion. En outre, de plus en plus de cabinets sont
américanisés dans leur fonctionnement, et font donc de la common law.
Ces derniers s’interrogent pour savoir si quelqu’un a déjà été confronté au
même cas. Et, il n’y a qu’une base gigantesque de jurisprudence qui peut le
leur dire. Comme nous étions les premiers à nous en occuper, nous possédons des
fonds uniques de jurisprudence, notamment de première instance.
Comment travaillez-vous au sein de
Lexbase ?
Dans nos métiers, il y a beaucoup d’automatisation, du fait d’une
volumétrie impressionnante, sauf pour ce qui est du domaine de l’acquisition.
Là, c’est un fort lobbying, très partenarial, car il faut savoir donner.
Il s’agit d’une logique web. Il faut savoir donner de l’information à forte
valeur ajoutée à ses partenaires de manière à acquérir ce qu’ils font. Leurs
informations acquièrent une portée sans égale quand nous avons su les valoriser
avec nos outils de contextualisation. Il faut en effet des dispositifs très
efficaces pour filtrer cette masse de données et la mettre en valeur (cf. outils
de thématisation profonde). Nous sommes une trentaine en interne, et nous
travaillons avec 170 auteurs externes, des professeurs de renom, des avocats
de cabinets spécialisés, des notaires, des huissiers… Nous savons agréger des
experts dans tout ce qui est rapport avec la sémantique, le deep learning,
l’intelligence artificielle… En matière d’IA personne n’a la science infuse,
c’est pourquoi nous allons voir des experts qui travaillent dans d’autres
domaines, dans le médical, dans le domaine de la défense, afin de modéliser et
adapter nos solutions pour le cas du juridique. Nous avons beaucoup de clients,
65 % des avocats, 40 % des
notaires, et plusieurs départements entiers d’huissiers, des entreprises du CAC
40, nous avons donc beaucoup de retours sur ce que nous proposons. Nous savons
comment expertiser toutes les notions pour les rendre utiles.
Qu’est-ce qui vous plaît dans votre
métier ?
À la base, je suis juriste fiscaliste. J’ai travaillé dans des cabinets
d’avocats, et ce qui m’a le plus plu, c’est l’ambiance start-up, l’innovation.
Quand vous êtes dans cet univers-là, avec à la fois un pied dans l’expertise
classique et un autre dans l’innovation, les administrateurs de bases de
données (datascientist) communiquent en permanence avec les experts juridico-juridiques,
et avec toutes les personnes qui produisent des contenus sous des médias
différents. Certes, tous ces professionnels n’ont pas la même formation, et ne
parlent pas le même langage, mais ils ont un but fondamental commun :
apporter de l’innovation pertinente dans l’intelligibilité et l’analyse
juridique. Le but étant de faire gagner du temps aux professionnels du droit,
afin qu’ils entrent dans une logique de productivité. À eux l’analyse, à nous
la matière ! De ce fait, chacun a son rôle dans l’administration de la
justice, et notamment sur des terrains comme la prédictibilité.
À ce sujet d’ailleurs, que pensez-vous de la
justice prédictive ? Pensez-vous que les craintes des professionnels du
droit d’être remplacés, un jour, par des machines sont justifiées ?
Certains professionnels craignent en effet d’être remplacés par des
robots, car ils ne sont pas assez instruits, ni informés sur ce que sont ces
outils réellement, sur leurs capacités réelles et non pas fantasmées. En outre,
chez nous, il y a une obligation d’éthique. Le premier principe est que nous
devons être transparent à propos de ces outils avec nos clients. En aucun cas,
cela ne doit être une boîte noire. Nous ne pouvons pas faire n’importe quoi
avec la justice. Nous ne pouvons pas retranscrire de simples statistiques. Car
celles-ci sont intéressantes seulement à deux conditions (qui sont réunies par
Lexbase) : le fond, pour faire de bonnes statistiques il faut en effet
qu’il y ait un maximum de cas qui soient recensés par rapport à l’affaire à
laquelle vous êtes confronté. Le deuxième point, c’est l’interprétation. Un
éditeur de solutions de prédictibilité qui n’est pas intégré dans une solution
éditoriale, interprétative, et doctrinale c’est dangereux. Aujourd’hui,
n’importe quelle innovation doit être maîtrisable avec un bon mode d’emploi.
Quels sont les outils de prédictibilité chez Lexbase ? Quels
usages en faites-vous ?
Pour notre part, nous avons un outil qui se nomme
Lexbase premium, qui comprend une véritable cartographie de la jurisprudence.
Quand vous faites une recherche, non seulement vous pouvez accéder à tout
l’historique de l’affaire, mais aussi à tous les cas qui ont été rendus sur le
même visa, sur le même thème. Donc à partir d’un cas extrêmement précis, on peut
cartographier avec cet outil tous les arrêts qui ont été rendus, et ensuite les
comparer. Nous avons également Legalmetrics. Avec cet instrument, on peut soit
comparer la durée du contentieux, en fonction d’une cour par rapport à une
autre, soit déterminer ses chances de gagner en fonction d’une argumentation
basée sur tel fondement plutôt que sur un autre, ou bien anticiper les
indemnités qu’on pourra éventuellement toucher sur un sujet très précis en
fonction des cours. Ces outils ne vont certainement pas servir à remplacer un
juge, un avocat, un juriste, mais à étayer des stratégies. Or, les
professionnels ont toujours fait de la stratégie contentieuse. Autrefois, des
gens qui avaient 5/6 ans
d’expérience dans un domaine pouvaient donner un résultat aussi pertinent que
celui donné actuellement par les statistiques. Mais le problème est
qu’aujourd’hui, on demande aux professionnels d’être à la fois hyper
spécialisés, et également d’avoir des connaissances très transversales,
multiples.
Concernant l’usage de ces outils, il faut d’abord
rappeler que ces logiciels de prédictibilité permettent d’acquérir en un clin
d’œil toute l’expérience passée. Or, faire de la justice prédictive, c’est
regarder le passé pour, en gros, donner les tendances du moment, et non pour
prédire l’avenir. L’avenir, c’est chaque professionnel qui le construit.
D’ailleurs, le droit est une science humaine, pas une science exacte. On peut y
accoler des algorithmes, mais ce ne sont que des éléments pour étayer une
stratégie juridique. Et, on peut le dire, les personnes qui sont le plus
intéressées par ces outils-là, ce ne sont pas les magistrats, ni les avocats,
bien qu’ils s’y intéressent beaucoup, ce sont les assureurs. En effet,
aujourd’hui, une grande majorité des contentieux, ou pré-contentieux, sont
réglés par l’assurance de protection juridique. Les assureurs ont donc besoin
d’éléments précis pour savoir s’il vaut mieux ou non pour eux aller au
contentieux plutôt que pousser leur client à accepter un accord. C’est pourquoi
on peut dire que les outils de prédictibilité vont logiquement engendrer une
multiplication de ce type de règlements.
En outre, le droit c’est aussi de l’œuvre créatrice.
On parle par exemple aujourd’hui beaucoup de la responsabilité par rapport aux
drones, or il n’existe pas un seul arrêt sur les drones aujourd’hui. Pourtant
c’est une réalité. Il va falloir construire ce droit des drones, le travailler.
Or, si on ne s’arrête qu’à des outils purement algorithmiques, alors le droit
œuvre créatrice, le droit humain, n’existe plus.
Pensez-vous que ces
outils sont à mettre dans toutes les mains et notamment celles des
justiciables ?
Chez Lexbase, on pense que c’est très dangereux de
mettre ces outils entre les mains des justiciables. Car certains font comme
avec Doctissimo : ils se prennent pour un avocat à la place de l’avocat,
or le droit c’est sérieux. Interpréter un texte de loi, ce n’est pas simple.
Même si les logiciels fournissent les jurisprudences, il faut pouvoir les
comprendre, et les analyser. Ces outils de prédictibilité, de cartographies
jurisprudentielles sont à mettre au même niveau que des outils éditoriaux. Il
faut des sachants pour pouvoir les appréhender, et les transmettre à leur
client. Cependant, dans les années qui viennent, on peut penser que les justiciables
étant au courant que ces solutions existent, ils demanderont à leur conseiller
de leur fournir un rapport de statistiques détaillé concernant leur affaire.
L’avocat pourra alors soit suivre les tendances fournies par les outils de
prédictibilité, soit décider de s’en écarter. C’est lui de toute façon qui est
responsable de la stratégie qu’il emploiera avec son client.
L’avocat pourra-t-il être
mis en cause s’il ne suit pas les tendances données par les statistiques ?
Aujourd’hui, l’avocat est dans une obligation totale
de transparence vis-à-vis de son client (il doit informer sur sa stratégie, sur
ses honoraires…). Un magistrat pourra le condamner s’il n’a pas informé son
client ni produit à sa demande un rapport de statistiques. Mais il ne pourra,
en aucun cas, le mettre en cause parce qu’il n’a pas suivi les statistiques,
car alors on aurait affaire à une justice complètement déshumanisée. Si
l’avocat n’a pas le droit de faire bouger les lignes en matière de
jurisprudence, d’invoquer de nouveaux arguments et d’aller les défendre, alors
il n’y a plus de justice humaine. En France, nous sommes dans une tradition
très contentieuse. On pense que le juge seul peut dire la vérité. Or, celui-ci
dit seulement le droit. Si on est dans cette logique de droit, et
d’indemnisation, de savoir-vivre et d’équilibre, ça laisse la place aux MARD
avec pour appui les statistiques. Par conséquent, ce que l’on souhaite avec nos
outils, c’est non pas déshumaniser la justice, mais au contraire l’humaniser.
Quels sont les dangers
potentiels inhérents à ces outils de prédictibilité ?
Pour moi, l’innovation n’est jamais négative. Elle
est ce qu’on en fait. Si vous n’êtes pas sérieux, ni éthique, ni transparent,
et que vous êtes dans une logique purement spéculative, comme un grand nombre
de legaltech, cela peut être dangereux, car c’est incontrôlé. La
prédictibilité est un bon outil, mais ça n’est qu’un outil, qui doit absolument
être régulé. Ce n’est pas le droit, ce n’est pas la justice. Il y a par exemple
des acteurs sur le marché qui sont très dangereux pour la magistrature, telles
que les legaltech qui font du règlement de conflits en ligne. En effet,
plus vous permettez à un justiciable de saisir un organe de justice, plus vous
avez des contentieux qui naissent. Mais derrière, il peut y avoir des
contestations sur ces règlements, et le juge risque d’être de plus en plus
saisi, donc débordé… Quoi qu’il en soit, l’objectif premier de ces outils,
c’est de permettre aux professionnels du droit d’évacuer tout ce qui est chronophage
et de se concentrer sur des tâches plus intéressantes.
Les magistrats de la cour
d’appel de Rennes ont récemment utilisé un logiciel de prédictibilité qui ne
les a pas convaincus. Pour quelle(s) raison(s) à votre avis ?
La réalité, c’est que les juges disposent déjà d’une
base de données jurisprudentielles. Et la Chancellerie fait de la
prédictibilité depuis des années, elle fournit des rapports très détaillés
contentieux par contentieux sauf que personne n’y a accès… La cour d’appel de
Rennes, qui a testé Predictis, a dit que l’outil était intéressant, mais qu’il
n’était pas pertinent. Les magistrats ont en effet déjà accès à un grand nombre
de données qui sont compilées dans cet outil, en outre il n’y a pas dans
Predictis les premières instances, soit les ¾ de la jurisprudence. Ce n’est
donc pas parce que les magistrats sont, par principe, contre l’innovation
qu’ils ont émis un avis négatif sur le logiciel, mais parce que ce dernier peut
être amélioré. Les magistrats sont des gens très intelligents qui réfléchissent
beaucoup sur le métier, c’est pourquoi on ne peut pas faire d’outils sans eux.
Avec l’arrivée sur le
marché de ces nouveaux outils, ne risque-t-on pas d’assister à l’avènement
d’une justice à deux vitesses, entre ceux qui pourront y avoir financièrement
accès et les autres non ?
En France, nous assistons à deux tendances. Soit il
existe des legaltech qui sont dans la pure spéculation, et dont le but
est de vendre très cher quelque chose de très innovant. Soit il y a les acteurs
historiques, et néanmoins legaltech dans leur ADN, qui sont dans une
recherche de développement, d’innovation, et qui sont dans une logique de
longue haleine, comme Lexbase. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le métier. J’ai
donc adopté depuis toujours une démarche de mutualisation des coûts. Lexbase a
ainsi proposé les premières offres de mutualisation d’abonnement. Nous sommes
allés voir les barreaux, et ils ont acheté Lexbase pour tous les avocats.
L’important est de ne pas donner à ces outils plus de valeur qu’ils en ont,
afin de ne pas donner justement naissance à une justice à deux vitesses.
Propos
recueillis par Maria-Angélica Bailly