La prolifération des opérations des fusions internes et
transfrontalières s’est naturellement accompagnée de l’accroissement du
contentieux y afférent. L’arbitrage connaît désormais un essor considérable
dans le traitement des litiges liés aux opérations sociétaires de
fusions-acquisitions — communément désignées par la terminologie anglaise de « Mergers and
acquisitions (M&A) » — et se présente actuellement comme un concurrent sérieux à la justice
étatique[i].
À cet égard, il semble judicieux de s’interroger sur le rôle potentiel de
l’arbitrage dans le règlement des différends issus des fusions à la fois
internes et transfrontalières. L’arbitrage présente un certain nombre de
qualités qui le rendent attractif pour résoudre le contentieux des fusions.
Les praticiens des fusions recourront volontiers à l’arbitrage pour
bénéficier de la célérité inhérente à ce mode de règlement des différends. De
manière générale, les législations nationales ainsi que les règlements des
institutions arbitrales permettent aux parties de fixer conventionnellement la
durée des instances arbitrales et, à défaut, peuvent imposer aux arbitres des
délais relativement courts pour trancher les litiges[ii].
Par conséquent, la célérité et la maîtrise par les parties de la durée du
contentieux arbitral constituent des atouts indispensables en matière de
fusion.
La confidentialité du traitement des litiges entre les sociétés
fusionnantes est également cruciale pour le succès de l’opération projetée. Conscientes des risques que peut
emporter le dévoilement de leurs différends aux tiers, les sociétés
fusionnantes préfèrent recourir à l’arbitrage leur permettra de régler de
manière relativement discrète leurs différends puisque l’instance
arbitrale est généralement réservée aux parties[iii].
Ni les débats ni les sentences ne pourront être publiés sans l’accord de ces
dernières. Cette forme de «?justice confidentielle?»[iv]
sera à même ainsi de régir le
contentieux des fusions. Toutefois, la confidentialité sera mise à mal chaque
fois que le contentieux concernera une fusion impliquant une ou plusieurs
sociétés cotées sur un marché réglementé. Selon les recommandations de l’AMF, un
document de référence est tenu à la disposition du public et doit mentionner
les litiges judiciaires ainsi qu’arbitraux susceptibles d’avoir une incidence
significative sur la situation de la société ou sur la
rentabilité de l’émetteur[v].
L’information présente une évaluation des conséquences financières du litige
sur la société et le lien avec les éléments provisionnés
dans les comptes, à l’exception des cas où cette évaluation est susceptible de
nuire aux intérêts de la société
dans le cadre d’un litige
particulier[vi]. Cependant, la
recommandation de l’AMF ne désignant que les litiges susceptibles d’avoir une
incidence significative sur la situation de la société, on peut s’interroger
sur l’étendue de l’obligation d’information. Une interprétation littérale de la
recommandation suppose que la mention du document de référence n’englobe pas
tous les litiges en cours, mais uniquement ceux qui peuvent affecter
profondément la pérennité ou la situation économique de la société cotée. Par
conséquent, un litige relatif à la fusion devant un tribunal arbitral n’est pas
automatiquement divulgué au public, mais le risque qu’il le soit reste
omniprésent.
La fusion est une opération dont la réalisation suppose l’intervention
d’un nombre considérable de professionnels relevant de domaines différents à
savoir, des auditeurs internes et externes, des commissaires à la fusion, des
experts financiers, des banques d’affaires, des juristes, des fiscalistes, etc. Le contentieux engendrera
naturellement des problématiques diversifiées dont la compréhension et le
règlement nécessitent l’intervention de personnes qualifiées. Les juges
étatiques ne disposent pas nécessairement des connaissances spécifiques pour le
traitement efficace de ce type de contentieux complexe. Par conséquent, les
parties préfèreront que leurs différends soient tranchés par des professionnels
au fait des opérations sociétaires et, plus particulièrement, des
concentrations d’entreprises. Le recours à l’arbitrage leur offre cette faculté
dans la mesure où ils peuvent procéder eux-mêmes à la désignation des arbitres
en fonction de la compétence personnelle de ces derniers.
Fort de tous ces avantages, l’arbitrage semble ainsi être une
alternative efficace à la justice étatique dans le règlement du contentieux des
fusions de sociétés. À cet égard, de nombreux chefs de compétence permettent de
saisir les tribunaux arbitraux (I) qui se chargeront du traitement des demandes
arbitrables en matière de fusion (II).
I. Les chefs de compétence de
l’arbitre en matière de fusion
Hormis le cas d’un compromis conclu par les sociétés fusionnantes, le
tribunal arbitral sera souvent saisi en matière de fusion sur le fondement
d’une clause compromissoire. Cette dernière sera stipulée soit dans les
documents établis par les négociateurs au cours de la réalisation de la fusion (A), soit dans les statuts d’une des
sociétés fusionnantes (B).
A.
La clause compromissoire dans
les documents préparatoires
Préalablement à la réalisation de toute fusion, le législateur exige
l’élaboration d’un projet commun de fusion par les organes de direction de
chacune des sociétés fusionnantes[vii].
Le projet de fusion qui constitue le «?document-clé?»[viii]
des fusions est soumis à l’approbation des assemblées générales respectives des
sociétés fusionnantes. La décision des assemblées générales le transforme en un
contrat définitif et lui permet de produire la plénitude de ses effets légaux.
On constate alors que le contrat définitif constitue, dans la quasi-unanimité
des cas, une version non modifiée du projet de fusion. De ce fait, les
praticiens prennent le soin d’insérer toutes les stipulations pertinentes dans
le projet de fusion afin qu’elles figurent toutes dans le contrat définitif de
fusion. Il s’ensuit que les sociétés souhaitant recourir à l’arbitrage pour le
règlement de leur différend stipulent généralement une clause compromissoire au
sein du projet de fusion.
Toutefois, des hésitations peuvent naître concernant l’efficacité d’une
clause compromissoire insérée dans le projet de fusion non reprise par la suite
dans le contrat définitif. En effet, il est généralement admis que le projet de
fusion n’est qu’un projet de contrat dépourvu de toute force obligatoire à
l’égard des sociétés fusionnantes[ix].
Ce document ne constitue qu’une « manifestation d’intention concrétisée dans un écrit dépourvu de toute
valeur juridique dans l’attente des consentements nécessaires à la formation du
contrat »[x].
Le projet de fusion se situe seulement dans le cadre des pourparlers et la
responsabilité des parties en la matière ne peut être que délictuelle. Une
clause compromissoire insérée dans un document n’ayant pas force obligatoire
puis non reprise dans le contrat définitif est-elle ainsi susceptible de
justifier la compétence du tribunal arbitral ?
Le principe d’indépendance de la clause compromissoire implique une
certaine autonomie juridique de la stipulation par rapport au contrat
principal. Ainsi, la nullité de ce contrat n’est pas censée affecter la clause
compromissoire. En application de ce même principe, l’on admet également que la
clause compromissoire insérée dans un document dépourvu de tout effet
obligatoire à l’égard des parties maintien néanmoins son efficacité[xi].
Cette solution est confirmée par une décision rendue par la Cour de cassation
le 28 novembre 2006 concernant la recevabilité d’une demande d’exception
d’incompétence des juridictions étatiques, fondée sur l’existence d’une clause
compromissoire incluse dans un protocole d’accord[xii].
Pour rejeter cette demande, la cour d’appel relève que la clause compromissoire
est insérée dans un protocole d’accord qui
«?ne constitue à lui seul ni un contrat-cadre ni une
lettre d’intention?» et «?ne crée aucune obligation immédiate, réciproque et
impérative dont le
non-respect aurait un caractère fautif?». Les juges du
fond décident que la clause n’ayant pas été reprise dans le contrat définitif
est inexistante. Les
juges du droit ont toutefois censuré cette décision sur le fondement du principe de compétence-compétence selon lequel il
appartient à l’arbitre de statuer par priorité sur sa propre compétence. Ils ont ainsi
reconnu l’existence et les effets juridiques de la clause compromissoire
insérée dans le protocole d’accord dépourvu de valeur obligatoire à l’égard des
parties et non acceptée par le contrat définitif. En reprenant le raisonnement
de la Cour de cassation, on peut déduire que la clause compromissoire insérée
dans le projet de fusion produit ses effets juridiques à l’égard des sociétés
fusionnantes.
La phase de négociation de la fusion se caractérise généralement par
l’élaboration de nombreux documents préparatoires susceptibles de créer
plusieurs obligations à l’égard des parties. On pense aux accords de
confidentialité, aux accords d’exclusivité, aux accords de négociation de bonne
foi, aux lettres d’intention, aux accords de principe, etc. Les praticiens ont souvent recours à la signature d’un acte en
particulier qui précède l’élaboration du projet de fusion généralement appelé «?protocole de
fusion?»[xiii].
Le protocole de fusion présente une utilité pratique incontestable dans la
réalisation de la fusion. D’une part, il permet d’organiser le déroulement de
négociations et d’élaborer des règles de conduite entre les représentants des
sociétés. À cette fin, il est admis que le protocole de fusion contienne des
clauses contractuelles
diverses, telles que des clauses de négociation de bonne foi, de partage des frais,
de délais des négociations, etc.
D’autre part, le protocole fusion permet aux négociateurs de mettre au point la
progression vers le contrat définitif en consolidant leurs accords sur le
principe et les bases essentielles de l’opération. Contrairement au projet de
fusion, ce document est réservé aux parties signataires dans la mesure où il
n’est soumis à aucune mesure de publicité ou de contrôle de la part d’une
autorité publique. Les négociateurs vont alors profiter pour pouvoir y insérer
certains accords confidentiels qui ne seront pas repris ni dans le projet de
fusion ni dans le contrat définitif[xiv].
Au vu de la variété de son contenu, le protocole de fusion est
susceptible d’être la source d’un contentieux considérable. Il est alors
recommandé d’y insérer une clause compromissoire avant même d’arriver au stade
de l’élaboration du projet de fusion. Le cas échéant, il faut s’interroger sur
la possibilité d’extension de cette clause aux autres documents préparatoires
élaborés pendant la phase de négociation ainsi qu’au contrat définitif de
fusion. Il s’agit ainsi de déterminer le domaine d’application ratione materiae de la clause
compromissoire en présence d’un groupe de contrats — soit des contrats
préparatoires ou des avant-contrats — signés par les mêmes parties. La
jurisprudence tant étatique qu’arbitrale se fonde principalement sur
l’interprétation de la volonté commune des parties pour savoir si elles ont
consenti, expressément ou tacitement, à la possibilité d’extension de la clause
compromissoire aux autres contrats du groupe. Les arbitres et les juges ont
tendance à présumer l’existence d’une volonté d’extension chez les parties dès
lors que les contrats forment un ensemble contractuel et servent à la
réalisation d’une même opération économique[xv].
En matière fusion, les contrats préparatoires sont liés entre eux dans la
mesure où ils participent tous à la réalisation d’une seule et même opération
économique qui n’est autre que la conclusion du contrat définitif. Ainsi, il
est parfaitement envisageable d’appliquer une clause compromissoire contenue
dans un de ces contrats à d’autres qui en seraient dépourvus. Dans le même
ordre d’idées, un arrêt de la cour d’appel de Paris[xvi],
rendu le 13 février 2003, mérite d’être mentionné. Les juges du fond ont décidé
d’étendre une clause compromissoire insérée dans un protocole de cession de
parts sociales à une convention sur complément de prix qui en était dénuée au
motif que les deux actes participent de la même opération et présentent un
caractère complémentaire. Cette solution favorise la pratique de l’extension
d’une clause compromissoire insérée dans le protocole de fusion aux autres
documents préparatoires, notamment le projet de fusion, et éventuellement au
contrat définitif de fusion.
B.
La clause compromissoire
insérée dans les statuts d’une société fusionnante
De manière générale, la clause compromissoire insérée dans les statuts
d’une société permet de donner compétence aux arbitres pour régler les
différends entre les associés et la société[xvii].
La clause compromissoire ne s’applique non seulement aux associés, mais aussi à
toute personne participant à la vie sociale, notamment les dirigeants sociaux[xviii].
Le contrat de fusion emporte des effets structurels à l’égard des sociétés fusionnantes, de leurs associés
ainsi que sur leurs organes sociaux. La question qui se pose alors est de
savoir quels seront les effets de la fusion sur une clause compromissoire
insérée dans les statuts d’une des sociétés fusionnantes. (...)
[i] Sur l’arbitrage en matière
de fusion-acquisition: EHLE (B.), Arbitration
as a dispute resolution mechanism in Mergers and Acquisitions in. Comparative
law yearbook of international business, éd. Kluwer, 2005, p. 287 et
s. – Adde. CREMADES (B.), Overcoming the Clash of Legal
Cultures : The Role of Interactive Arbitration, Arbitration
international, 1998, vol. 14, no 2, p. 163 et s.
[ii] Le droit français
prévoit qu’en matière d'arbitrage interne et à défaut de stipulation
conventionnelle, l’instance arbitrale ne peut pas dépasser la durée de six mois
(CPC, art. 1463, al. 1er). De même, le Règlement d’arbitrage de la
CCI prévoit, dans son article 30, une solution de principe selon laquelle le
tribunal arbitral doit rendre une sentence finale dans un délai de 6 mois à
compter de la signature de l’acte de mission.
[iii] Sur la confidentialité de
l’arbitrage. Voir : CAVALIEROS (Ph.), La confidentialité
de l’arbitrage, Cah. Arb., vol. III, Gaz.
Pal. 2006, p. 56.
[v] Sur le document de référence
: Règl. européen n° 809/2004 du 24 avril 2004, dit règlement
Prospectus ; art. 212-13 Règl. AMF.
[vi] Recommandation AMF, Guide
d'élaboration des documents de
référence adapté aux valeurs moyennes,
DOC-2014-14,
2 déc. 2014, paragr. 20.8
[vii] Sur le caractère obligatoire
du projet de fusion. Voir: art. L. 236-6, al. 1er, C. com., « toutes les sociétés qui participent à l’une
des opérations mentionnées […] établissent un projet de fusion ou de scission ».
[viii] TILQUIN (T.), Traité des fusions et de scissions,
Kluwer, éditions juridiques, Belgique, 1993, p. 157.
[ix] DALSACE (A.), Fusion et scission, Encycl. Dalloz
sociétés, 1967 ; BASTIAN (D.), Fusions
de sociétés, J.- Cl. Sociétés, fasc. 164, 1967, no 37 et
s. ; AUGER (B.), « La fusion », Rev. soc. 1925, p. 50 et s.,
p. 58.
[x] ROZES (L.), « Le projet de contrat », in. Mélanges BOYER (L.), Université des
sciences sociales de Toulouse, 1996, p. 651.
[xi] Sur le sujet, v. JARVIN
(S.), « L’obligation de coopérer de bonne foi », in. L'apport de la jurisprudence arbitrale, éd. CCI, 1986,
p. 157 et s., spéc. p. 165. L’auteur donne l’exemple d'une clause
compromissoire insérée dans une lettre d’intention.
[xii] Cass.
1re civ., 28 nov.
2006, no 05-10.464, Sté So Good
International Ltd c/ Sté Laiterie de Saint-Denis de l’Hôtel, JDI 2007, no 4, comm. 24, note DIALLO
(O.) ; D. 2008, p. 180, note
CLAY (Th.).
[xiii] Sur le protocole de fusion, voir: BAUDEU (G.), Protocoles et traités de fusion, Litec,
1968 ; BAUDEU
(G.) et BELLARGENT (G.), Fusion de sociétés, J.-Cl. Soc., 1970, fasc. 164 B, no
88 et s. ; CHADEFAUX (M.), Les fusions de sociétés : régime juridique
et fiscal, Groupe revue fiduciaire, 6e éd., 2008, p. 43.
[xiv] Parmi ces accords, on
retrouve notamment, des pactes d’actionnaires, des accords relatifs à la
rémunération des dirigeants de la société absorbante ou de la société
nouvellement créée, les accords relatifs à la constitution des organes de
direction.
[xv] Sur le sujet, voir :
COHEN (D.), « Arbitrage et groupe de contrats », Rev. arb. 1997, p. 471 et s. ; – Adde, jurisprudence arbitrale : Sentence CCI, 2 juillet 1987,
n°122/85, Yearbook 1989, p. 187 ; jurisprudence étatique : CA Paris, 21 févr.
2002, Rev. arb. 2002, p. 955, note
TRAIN (F.-X.)
[xvi] CA Paris, 13 févr. 2003, Rev. arb. 2004, p. 311, note RACINE
(J.-B.) ; RTD com. 2003, p. 696, obs.
LOQUIN (E.)
[xvii] COHEN (D.), Arbitrage et société, LGDJ, 1993, p. 69,
n° 146.