POLITIQUE

Annexion de la Crimée : les défis de l’application du traité bilatéral d’investissement

Annexion de la Crimée : les défis de l’application du traité bilatéral d’investissement
Publié le 10/04/2025 à 10:40

Lors d’un conflit, il n’existe aucune garantie que l’arbitrage en matière d’investissements soit dépolitisé, a pointé l’un des experts réunis par l’Institut des hautes études internationales à l’occasion de la Paris Arbitration Week.

Les traités bilatéraux d’investissement résistent-ils aux conflits armés ? En pleine Paris Arbitration Week, la question a animé un débat de haut vol organisé mercredi 9 avril par l’Institut des hautes études internationales (IHEI) à l’Université Paris-Panthéon-Assas.

Une problématique complexe qui a trouvé un écho particulier avec le cas de la Crimée. Yves Nouvel, professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas et auteur de l’article Qu’est-ce que le territoire de la Fédération de Russie ?, l’a rappelé : plusieurs tribunaux arbitraux ont estimé que la Crimée devait être considérée comme un territoire russe par rapport à l'application du traité bilatéral d’investissement entre l’Ukraine et la Russie, signé à Moscou le 27 novembre 1998.

« Les arbitres se sont prononcés sur le même fondement : l’Accord pour la promotion et la protection des investissements entre l’Ukraine et la Fédération de Russie ». D’après eux, « le traité s’applique à un espace sur lequel les deux États parties se contestent la souveraineté, pour peu que l’un d’entre eux y exerce un contrôle effectif ».

Ainsi, « la Fédération de Russie a été tenue responsable en Crimée pour une possible violation du traité bilatéral d’investissement », ce qui a eu des conséquences importantes, puisque la Russie a été condamnée à verser plusieurs milliards de dollars aux entreprises victimes de spoliation après l'annexion.

Risque de politisation des arbitrages

Pour Fabrizio Marrella, professeur de droit international des affaires à l’université de Venise, la condamnation de la Russie révèle un autre problème. Certes, « aujourd’hui, il n’y a plus de doute : les traités de commerce et d’amitié, y compris les traités bilatéraux d’investissement, ont survécu même à une guerre interétatique de haute intensité, comme en Ukraine depuis 2014 », a-t-il souligné.

Mais derrière cette solidité apparente se cache un écueil de taille : le risque de politisation des procédures d’arbitrage en période de conflit. Conçu à l’origine comme un mécanisme neutre et dépolitisé pour régler les différends économiques, l’arbitrage d’investissement n’est pas à l’abri des dérives lorsque les armes parlent. « Lors d’un conflit, il n’y a aucune garantie que l’arbitrage se trouve dépolitisé », a-t-insisté.

Pire encore : selon lui, l’avalanche de litiges pourrait entraver les processus de paix, notamment si un État belligérant se voyait condamné à verser des réparations. Dans ce contexte, le rôle des États tiers, appelés à demeurer neutres, devient crucial pour préserver l’intégrité des décisions arbitrales.

Un contexte encore « relativement nouveau », a commenté l’enseignant italien, et qui met en lumière d’autres obstacles. « Il y a des limites qui doivent être cherchées entre les compétences des arbitres interétatiques », a-t-il expliqué. Et de s’interroger : « Peut-on vraiment demander à des arbitres d’un arbitrage mixte de trancher des questions relevant de l’application d’un accord bilatéral sur l’investissement ? »

Rien n’est moins sûr, surtout lorsqu’il est question d’un territoire contesté ou de l’interprétation d’un traité sur des enjeux cruciaux. Une incertitude qui expose toute la difficulté d’appliquer à des situations de guerre un cadre juridique pensé pour des relations pacifiques et coopératives.

Yves Nouvel a confirmé les inquiétudes de son collègue : « On peut se poser beaucoup de questions sur le rapport entre l’arbitrage, l’investissement et le contexte de guerre », a-t-il abondé. Car dans un tel contexte, « [le] devoir de neutralité, d’impartialité et d’indépendance est beaucoup plus difficile à tenir ».

Pour l’expert en droit international économique, l’arbitrage transnational, multilatéral, qui fonctionne en temps de paix, ne saurait être présumé viable en temps de guerre. « On ne peut pas présumer à la légère que l’État hôte puisse accepter un arbitrage mixte avec une armée d'investisseurs ressortissants dans l’État ennemi », a-t-il estimé.

Le professeur a ensuite attiré l’attention sur un angle souvent négligé par les traités bilatéraux d’investissement classiques : l’application du droit lors d’une occupation militaire. Même si « la Commission du droit international a raison de dire que les traités bilatéraux d’investissement s’appliquent même dans un contexte de guerre », a-t-il concédé, « on peut effectivement dire que cette application devrait concerner des zones qui ne sont pas des zones de guerre ».

La Crimée, territoire disputé et non reconnu

Andrea Pinna, avocat qui a représenté la Russie dans des procédures liées à l'annexion de la Crimée, a souligné toute la complexité du dossier, à la croisée entre droit et politique. « Avant mars 2014, la Crimée était un territoire ukrainien. Après ces événements, ce territoire est devenu disputé et non reconnu entre les deux États membres », a-t-il synthétisé.

Dès lors, « l’Ukraine considère la Crimée comme son territoire, l’inverse pour la Russie. Est-ce que cela a des répercussions sur la crédibilité du traité bilatéral d’investissement ? » Une interrogation que la cour d’appel de Paris a dû examiner tout récemment - le délibéré est toujours attendu.

L’avocat a également affirmé que les premiers tribunaux d’arbitrage saisis de cette situation inédite n’avaient pas rendu de décisions uniformes au moment de l’annexion, notamment parce que la Russie, dans un premier temps, n’avait pas participé aux procédures.

Dans ce contexte, les arbitres ont dû s’atteler à une tâche particulièrement délicate : définir la notion de « territoire » au sens de l’article 1.4 du traité bilatéral d’investissement entre l’Ukraine et la Russie. Fallait-il s’en tenir à la souveraineté de droit, c’est-à-dire à la reconnaissance internationale, ou retenir le critère du contrôle effectif sur le terrain ?

Selon Andrea Pinna, les premiers arbitres à avoir tranché ont majoritairement privilégié le contrôle effectif, un choix qui a alimenté de vifs débats. Poursuivant son analyse, le spécialiste de l’arbitrage a soulevé une autre question : « Est-ce que le traité s’applique en présence d’un territoire non mutuellement reconnu ? C’est très compliqué », a-t-il reconnu.

Prenant l’exemple ukrainien, Andrea Pinna a illustré la difficulté : « L’Etat considère qu'un investissement ukrainien en Crimée est un investissement national. Mais cette dernière considère que dans le cas où l’investissement provenant de Crimée concernerait une autre partie du pays, alors cela est, pour elle, un investissement national mais non couvert par le traité. » Résultat : la Russie et l’Ukraine n’ont pas du tout la même lecture de la qualification territoriale, a-t-il conclu.

Pas d’application sur un territoire non mutuellement reconnu

Face à ce blocage juridique et politique, la Russie a alors tenté une autre approche en 2023. Moscou a adressé des notes formelles à plusieurs États parties à des traités bilatéraux d’investissement, parmi lesquels l’Ukraine, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Dans ces communications officielles, la Russie soutenait que, du fait de « l’accession » de nouveaux territoires - dont la Crimée - à sa fédération, le champ d'application territorial des traités devait être étendu à ces territoires désormais russes.

Mais cette tentative de redéfinir le périmètre des traités a été rejetée par les pays occidentaux, a rapporté Andrea Pinna. Pays qui ont réaffirmé leur non-reconnaissance de l'annexion de la Crimée et, par conséquent, leur refus d'appliquer les traités à un territoire qu’ils ne reconnaissaient pas comme russe.

« Il y a eu une convergence d'interprétation au niveau international entre les États pour considérer qu’un traité bilatéral de protection des investissements ne trouve pas à s’appliquer sur un espace territorial non mutuellement reconnu par les deux États parties au traité bilatéral d’investissement », a résumé l’avocat.

L'avocat est aussi revenu sur la question, particulièrement sensible, de la succession d'État concernant les biens publics situés en Crimée après l’annexion. S’appuyant sur le droit international coutumier, Andrea Pinna a tenu à rappeler que « la règle en matière de succession d’État, c’est que la propriété passe automatiquement à l’État successeur, sans besoin d’une abdication formelle, à condition que la succession soit conforme au droit international ». L’avocat a ainsi estimé injustifiées les critiques accusant la Russie d’avoir tenté de s’approprier indûment des biens publics après mars 2014.

Reste une interrogation de taille : un tribunal arbitral d’investissement peut-il réellement se prononcer sur une question aussi fondamentale que la succession d’État ? Selon Andrea Pinna, les précédents en la matière sont particulièrement rares, rendant l’issue de tels litiges d’autant plus incertaine.

Débat autour de l’expression « territoire de la Fédération de Russie »

Autre point à avoir été abordé : celui de l'interprétation par les tribunaux arbitraux du terme « territoire de la Fédération de Russie » dans le traité conclu avec l'Ukraine. Yves Nouvel, en accord avec Fabrizio Marrella, a relevé que « de nouveaux enjeux » étaient apparus et qu’« avant ces affaires, il y avait très largement une forme d'ignorance de la question du champ spatial d'application de ces traités ».

L’enseignant a ensuite noté la surprise que suscitait l'attitude de certains arbitres qui avaient entrepris de réinterpréter le terme « territoire » alors même que l'article 20 du TBI entre les deux pays en donnait une définition précise. « C'est très frappant, très singulier : beaucoup de tribunaux arbitraux se sont donné pour mission d’interpréter le terme territoire, ne voyant pas que les parties elles-mêmes avaient déjà interprété », a-t-il observé.

D’après lui, cet article devait être considéré comme un accord authentique entre les signataires, fournissant un lexique clair que les arbitres auraient dû suivre, plutôt que de tenter d'imposer une nouvelle lecture. Yves Nouvel a même suggéré que l'analyse aurait pu porter directement sur la notion de « Fédération de Russie » elle-même.

Dans cette perspective, Yves Nouvel a insisté sur l'importance de prendre en compte l'intention des parties au moment de la signature du traité. Le professeur de droit public a estimé que l’expression « Fédération de Russie » impliquait un lien clair et stable d’appartenance du territoire à la Russie.

« Ce lien d’appartenance est renforcé dans le traité, puisqu’il est possible de retrouver des formules comme “son territoire”, ou “le territoire respectif”. Il est clair à mon sens que les parties avaient envisagé, au moment où s'est noué l'engagement, de viser un territoire où ce lien d’appartenance était bien établi. » Pour Yves Nouvel, cette intention initiale excluait donc implicitement tout territoire dont l’appartenance aurait été contestée dès l’origine.

« Cet accord sort du champ d’application du traité »

Yves Nouvel a ensuite déplacé son analyse vers l'objet et la finalité des traités bilatéraux d’investissement, soulignant la coopération économique mutuellement bénéfique qui en constitue le cœur. Le professeur a exprimé son scepticisme quant à la possibilité d'interpréter le terme « territoire de la Fédération de Russie » de manière à inclure un territoire en pleine tension et revendiqué par l'Ukraine mais aussi par la Russie, dans un contexte marqué par des relations bilatérales extrêmement tendues.

« Je ne vois pas comment il serait possible de donner le sens que traitaient les investisseurs ukrainiens au terme de territoire de la Fédération de Russie, dans le cadre d'un niveau de tension de ce type-là - autrement dit, l'objet, la finalité du Traité ne peut pas être poursuivi », a-t-il affirmé.

Pour illustrer son propos, le professeur a rappelé que l'Ukraine elle-même avait pris des mesures pour interdire à ses investisseurs de localiser des actifs en Crimée juste après l'annexion, une décision que l’expert a néanmoins qualifiée de « tout à fait logique et légitime ».

Aux yeux d’Yves Nouvel, l'objet même du traité bilatéral d’investissement supposait un accord fondamental entre les parties sur la nature et l'appartenance des territoires concernés par l'arbitrage, et l'absence de reconnaissance mutuelle de la Crimée comme territoire russe après 2014 sapait cette condition essentielle.

En ce qui concerne les sentences arbitrales ayant majoritairement donné raison aux investisseurs ukrainiens, en se fondant sur le contrôle effectif de la Russie sur la Crimée, Yves Nouvel a observé que « Dans les règles classiques, c’est-à-dire le sens ordinaire, en prenant en considération le contexte, tout tend vers une interprétation qui fasse correspondre territoire de la Fédération de Russie avec territoire où la Fédération de Russie est souveraine ».

« Ce qui existait avant 2014, c'était un accord, et ce qui est apparu ensuite, c'est un désaccord ; c'est-à-dire une absence de reconnaissance mutuelle de ce qu'est le territoire de l’un et ce qui est le territoire de l’autre. Et si on part de l'idée qu’il y a comme condition d'application au traité un accord qui doit être maintenu, alors on voit bien que cet accord est disputé et sort du champ d’application du traité bilatéral d’investissement ».

Romain Tardino

 

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