Lors d’un conflit, il n’existe
aucune garantie que l’arbitrage en matière d’investissements soit dépolitisé, a
pointé l’un des experts réunis par l’Institut des hautes études internationales
à l’occasion de la Paris Arbitration Week.
Les traités bilatéraux
d’investissement résistent-ils aux conflits armés ? En pleine Paris
Arbitration Week, la question a animé un débat de haut vol organisé mercredi 9
avril par l’Institut des hautes études internationales (IHEI) à l’Université
Paris-Panthéon-Assas.
Une
problématique complexe qui a trouvé un écho particulier avec le cas de la
Crimée. Yves Nouvel, professeur de droit public à l’Université Paris
Panthéon-Assas et auteur de l’article Qu’est-ce que le territoire de la Fédération de Russie ?, l’a rappelé : plusieurs tribunaux arbitraux
ont estimé que la Crimée devait être considérée comme un territoire russe par
rapport à l'application du traité bilatéral d’investissement entre l’Ukraine et
la Russie, signé à Moscou le 27 novembre 1998.
« Les
arbitres se sont prononcés sur le même fondement : l’Accord pour la promotion
et la protection des investissements entre l’Ukraine et la Fédération de Russie
». D’après eux, « le traité s’applique à un espace sur lequel les deux
États parties se contestent la souveraineté, pour peu que l’un d’entre eux y
exerce un contrôle effectif ».
Ainsi,
« la Fédération de Russie a été tenue responsable en Crimée pour une
possible violation du traité bilatéral d’investissement », ce qui a eu des
conséquences importantes, puisque la Russie a été condamnée à verser plusieurs
milliards de dollars aux entreprises victimes de spoliation après l'annexion.
Risque
de politisation des arbitrages
Pour Fabrizio Marrella, professeur
de droit international des affaires à l’université de Venise, la condamnation
de la Russie révèle un autre problème. Certes, « aujourd’hui, il n’y a plus
de doute : les traités de commerce et d’amitié, y compris les traités bilatéraux
d’investissement, ont survécu même à une guerre interétatique de haute
intensité, comme en Ukraine depuis 2014 », a-t-il souligné.
Mais derrière cette solidité
apparente se cache un écueil de taille : le risque de
politisation des procédures d’arbitrage en période de conflit. Conçu à
l’origine comme un mécanisme neutre et dépolitisé pour régler les différends
économiques, l’arbitrage d’investissement n’est pas à l’abri des dérives
lorsque les armes parlent. « Lors d’un conflit, il n’y a aucune garantie que
l’arbitrage se trouve dépolitisé », a-t-insisté.
Pire encore : selon lui,
l’avalanche de litiges pourrait entraver les processus de paix, notamment si un
État belligérant se voyait condamné à verser des réparations. Dans ce contexte,
le rôle des États tiers, appelés à demeurer neutres, devient crucial pour
préserver l’intégrité des décisions arbitrales.
Un contexte encore «
relativement nouveau », a commenté l’enseignant italien, et qui met en
lumière d’autres obstacles. « Il y a des limites qui doivent être cherchées
entre les compétences des arbitres interétatiques », a-t-il expliqué. Et de
s’interroger : « Peut-on vraiment demander à des arbitres d’un arbitrage
mixte de trancher des questions relevant de l’application d’un accord bilatéral
sur l’investissement ? »
Rien n’est moins sûr, surtout
lorsqu’il est question d’un territoire contesté ou de l’interprétation d’un
traité sur des enjeux cruciaux. Une incertitude qui expose toute la difficulté
d’appliquer à des situations de guerre un cadre juridique pensé pour des
relations pacifiques et coopératives.
Yves Nouvel a confirmé les
inquiétudes de son collègue : « On peut se poser beaucoup de questions
sur le rapport entre l’arbitrage, l’investissement et le contexte de guerre »,
a-t-il abondé. Car dans un tel contexte, « [le] devoir de neutralité,
d’impartialité et d’indépendance est beaucoup plus difficile à tenir ».
Pour l’expert en droit
international économique, l’arbitrage transnational, multilatéral, qui
fonctionne en temps de paix, ne saurait être présumé viable en temps de guerre.
« On ne peut pas présumer à la légère que l’État hôte puisse accepter
un arbitrage mixte avec une armée d'investisseurs ressortissants dans l’État
ennemi », a-t-il estimé.
Le professeur a ensuite
attiré l’attention sur un angle souvent négligé par les traités bilatéraux d’investissement
classiques : l’application du droit lors d’une occupation militaire. Même si « la
Commission du droit international a raison de dire que les traités bilatéraux d’investissement
s’appliquent même dans un contexte de guerre », a-t-il concédé, « on
peut effectivement dire que cette application devrait concerner des zones qui
ne sont pas des zones de guerre ».
La Crimée, territoire disputé
et non reconnu
Andrea Pinna, avocat qui a
représenté la Russie dans des procédures liées à l'annexion de la Crimée, a
souligné toute la complexité du dossier, à la croisée entre droit et politique.
« Avant mars 2014, la Crimée était un territoire ukrainien. Après ces
événements, ce territoire est devenu disputé et non reconnu entre les deux
États membres », a-t-il synthétisé.
Dès lors, « l’Ukraine
considère la Crimée comme son territoire, l’inverse pour la Russie. Est-ce
que cela a des répercussions sur la crédibilité du traité bilatéral d’investissement
? » Une interrogation que la cour d’appel de Paris a dû examiner tout
récemment - le délibéré est toujours attendu.
L’avocat a également affirmé
que les premiers tribunaux d’arbitrage saisis de cette situation inédite
n’avaient pas rendu de décisions uniformes au moment de l’annexion, notamment
parce que la Russie, dans un premier temps, n’avait pas participé aux
procédures.
Dans ce contexte, les
arbitres ont dû s’atteler à une tâche particulièrement délicate : définir la
notion de « territoire » au sens de l’article 1.4 du traité bilatéral d’investissement
entre l’Ukraine et la Russie. Fallait-il s’en tenir à la souveraineté de droit,
c’est-à-dire à la reconnaissance internationale, ou retenir le critère du
contrôle effectif sur le terrain ?
Selon Andrea Pinna, les
premiers arbitres à avoir tranché ont majoritairement privilégié le contrôle
effectif, un choix qui a alimenté de vifs débats. Poursuivant son analyse, le
spécialiste de l’arbitrage a soulevé une autre question : « Est-ce que
le traité s’applique en présence d’un territoire non mutuellement reconnu ? C’est
très compliqué », a-t-il reconnu.
Prenant l’exemple ukrainien, Andrea
Pinna a illustré la difficulté : « L’Etat considère qu'un investissement
ukrainien en Crimée est un investissement national. Mais cette dernière considère
que dans le cas où l’investissement provenant de Crimée concernerait une autre
partie du pays, alors cela est, pour elle, un investissement national mais non
couvert par le traité. » Résultat : la Russie et l’Ukraine n’ont pas du
tout la même lecture de la qualification territoriale, a-t-il conclu.
Pas d’application sur un
territoire non mutuellement reconnu
Face à ce blocage juridique
et politique, la Russie a alors tenté une autre approche en 2023. Moscou a adressé
des notes formelles à plusieurs États parties à des traités bilatéraux d’investissement,
parmi lesquels l’Ukraine, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Dans ces
communications officielles, la Russie soutenait que, du fait de « l’accession
» de nouveaux territoires - dont la Crimée - à sa fédération, le champ
d'application territorial des traités devait être étendu à ces territoires
désormais russes.
Mais cette tentative de
redéfinir le périmètre des traités a été rejetée par les pays occidentaux, a
rapporté Andrea Pinna. Pays qui ont réaffirmé leur non-reconnaissance de
l'annexion de la Crimée et, par conséquent, leur refus d'appliquer les traités
à un territoire qu’ils ne reconnaissaient pas comme russe.
« Il y a eu une convergence
d'interprétation au niveau international entre les États pour considérer qu’un
traité bilatéral de protection des investissements ne trouve pas à s’appliquer
sur un espace territorial non mutuellement reconnu par les deux États parties
au traité bilatéral d’investissement », a résumé l’avocat.
L'avocat est aussi revenu sur
la question, particulièrement sensible, de la succession d'État concernant les
biens publics situés en Crimée après l’annexion. S’appuyant sur le droit
international coutumier, Andrea Pinna a tenu à rappeler que « la règle en
matière de succession d’État, c’est que la propriété passe automatiquement à
l’État successeur, sans besoin d’une abdication formelle, à condition que la
succession soit conforme au droit international ». L’avocat a ainsi estimé
injustifiées les critiques accusant la Russie d’avoir tenté de s’approprier
indûment des biens publics après mars 2014.
Reste une interrogation de
taille : un tribunal arbitral d’investissement peut-il réellement se prononcer
sur une question aussi fondamentale que la succession d’État ? Selon Andrea
Pinna, les précédents en la matière sont particulièrement rares, rendant
l’issue de tels litiges d’autant plus incertaine.
Débat autour de l’expression « territoire
de la Fédération de Russie »
Autre point à avoir été
abordé : celui de l'interprétation par les tribunaux arbitraux du terme «
territoire de la Fédération de Russie » dans le traité conclu avec l'Ukraine. Yves
Nouvel, en accord avec Fabrizio Marrella, a relevé que « de nouveaux enjeux
» étaient apparus et qu’« avant ces affaires, il y avait très largement une
forme d'ignorance de la question du champ spatial d'application de ces traités
».
L’enseignant a ensuite noté
la surprise que suscitait l'attitude de certains arbitres qui avaient entrepris
de réinterpréter le terme « territoire » alors même que l'article 20 du TBI entre
les deux pays en donnait une définition précise. « C'est très frappant, très
singulier : beaucoup de tribunaux arbitraux se sont donné pour mission
d’interpréter le terme territoire, ne voyant pas que les parties elles-mêmes
avaient déjà interprété », a-t-il observé.
D’après lui, cet article
devait être considéré comme un accord authentique entre les signataires,
fournissant un lexique clair que les arbitres auraient dû suivre, plutôt que de
tenter d'imposer une nouvelle lecture. Yves Nouvel a même suggéré que l'analyse
aurait pu porter directement sur la notion de « Fédération de Russie »
elle-même.
Dans cette perspective, Yves
Nouvel a insisté sur l'importance de prendre en compte l'intention des parties
au moment de la signature du traité. Le professeur de droit public a estimé que
l’expression « Fédération de Russie » impliquait un lien clair et stable
d’appartenance du territoire à la Russie.
« Ce lien d’appartenance
est renforcé dans le traité, puisqu’il est possible de retrouver des formules
comme “son territoire”, ou “le territoire respectif”. Il est clair à mon sens
que les parties avaient envisagé, au moment où s'est noué l'engagement, de
viser un territoire où ce lien d’appartenance était bien établi. » Pour Yves
Nouvel, cette intention initiale excluait donc implicitement tout territoire
dont l’appartenance aurait été contestée dès l’origine.
« Cet accord sort du champ
d’application du traité »
Yves Nouvel a ensuite déplacé
son analyse vers l'objet et la finalité des traités bilatéraux d’investissement,
soulignant la coopération économique mutuellement bénéfique qui en constitue le
cœur. Le professeur a exprimé son scepticisme quant à la possibilité
d'interpréter le terme « territoire de la Fédération de Russie » de
manière à inclure un territoire en pleine tension et revendiqué par l'Ukraine
mais aussi par la Russie, dans un contexte marqué par des relations bilatérales
extrêmement tendues.
« Je ne vois pas comment
il serait possible de donner le sens que traitaient les investisseurs
ukrainiens au terme de territoire de la Fédération de Russie, dans le cadre
d'un niveau de tension de ce type-là - autrement dit, l'objet, la finalité du
Traité ne peut pas être poursuivi », a-t-il affirmé.
Pour illustrer son propos, le
professeur a rappelé que l'Ukraine elle-même avait pris des mesures pour
interdire à ses investisseurs de localiser des actifs en Crimée juste après
l'annexion, une décision que l’expert a néanmoins qualifiée de « tout à fait
logique et légitime ».
Aux yeux d’Yves Nouvel,
l'objet même du traité bilatéral d’investissement supposait un accord
fondamental entre les parties sur la nature et l'appartenance des territoires
concernés par l'arbitrage, et l'absence de reconnaissance mutuelle de la Crimée
comme territoire russe après 2014 sapait cette condition essentielle.
En ce qui concerne les
sentences arbitrales ayant majoritairement donné raison aux investisseurs
ukrainiens, en se fondant sur le contrôle effectif de la Russie sur la Crimée,
Yves Nouvel a observé que « Dans les règles classiques, c’est-à-dire le sens
ordinaire, en prenant en considération le contexte, tout tend vers une
interprétation qui fasse correspondre territoire de la Fédération de Russie
avec territoire où la Fédération de Russie est souveraine ».
« Ce qui existait avant
2014, c'était un accord, et ce qui est apparu ensuite, c'est un désaccord ;
c'est-à-dire une absence de reconnaissance mutuelle de ce qu'est le territoire
de l’un et ce qui est le territoire de l’autre. Et si on part de l'idée qu’il y
a comme condition d'application au traité un accord qui doit être maintenu,
alors on voit bien que cet accord est disputé et sort du champ d’application du
traité bilatéral d’investissement ».
Romain
Tardino