Imaginer et
donner vie à des personnages de fiction dont les univers, personnalités et
caractéristiques propres sont d’une originalité telle qu’ils marquent les
esprits de générations entières, et en concevoir les physionomies singulières,
au travers d’un graphisme original, est un don fascinant, que possèdent
certains auteurs de bandes dessinées.
Les exemples
de personnages à succès emblématiques de leurs époques, que le public s’est
appropriés au fil du temps, au point d’appartenir désormais au patrimoine
commun des références culturelles, sont nombreux, de Bécassine à Mickey, en
passant par Astérix, Tintin, Gaston Lagaffe, Blake et Mortimer ou Naruto.
Pourtant, le
chemin du succès est souvent long et toujours incertain, et la propriété
attachée à une œuvre de l’esprit, par nature, ne présente pas les mêmes
attributs et garanties que ceux attachés à la propriété d’un bien matériel.
Concilier protection des droits
d’auteur et intérêt public
C’est pourquoi, au fil des siècles, le législateur a
cherché à concilier d’une part la nécessité d’encourager les auteurs et de
protéger leurs créations et, d’autre part, la préservation de l’intérêt public,
appréhendé comme l’intérêt de la communauté à accéder librement à une œuvre de
l’esprit et à l’exploiter sans autorisation ni rémunération.
En France, afin d’atteindre cet équilibre, l’auteur
jouit sur son œuvre de droits moraux perpétuels et inaliénables, transmissibles
à son décès et imprescriptibles, lui garantissant le droit au respect de son
nom, de sa qualité et de son œuvre, ainsi que le droit d’en maîtriser la
divulgation et de se repentir (articles L. 121-1 et suivants du Code de la
propriété intellectuelle « CPI »).
Il jouit également de droits patrimoniaux,
constitués des droits de représentation et de reproduction (articles
L. 122-1 et suivants du CPI), cessibles, mais d’une durée limitée, passée
de cinq ans post mortem auctoris à la fin du XVIIIe siècle,
à 70 ans depuis 1997, en conformité avec les directives de l’Union européenne.
Cette durée est calculée à partir du 1er janvier de l’année
civile suivant le décès de l’auteur ou du dernier des coauteurs en matière
d’œuvre de collaboration, ce qui est souvent le cas en matière de bandes
dessinées, lorsque les auteurs des illustrations et des textes sont distincts.
Au niveau international, des dispositions similaires
sont en vigueur, la Convention de Berne pour la protection des œuvres
littéraires et artistiques du 9 septembre 1886 (régulièrement révisée),
ainsi que la Convention universelle sur le droit d’auteur signée à Genève le
6 septembre 1952, prévoyant respectivement des durées de protection de
50 ans et de 25 ans après la mort de l’auteur.
À l’expiration de la durée des droits patrimoniaux,
l’œuvre « tombe » dans le domaine public ou est plutôt élevée au rang
de « bien intellectuel collectif » au service de la culture, de
l’éducation et de la création.
La fin du monopole d’exploitation laisse ainsi libre
cours aux exploitations des œuvres par le public, y compris sous forme
d’adaptations ou même d’œuvres composites, consistant à intégrer l’œuvre
préexistante dans une nouvelle œuvre.
Les personnages de bande dessinée
et le domaine public
Or, les bandes dessinées ont ceci de particulier qu’au-delà de leurs
exploitations premières sous forme d’éditions littéraires et de leurs
classiques adaptations audiovisuelles ou sous forme de spectacles vivants,
elles peuvent aussi générer de nombreuses exploitations dérivées, dans le cadre
desquelles les personnages, extraits de leurs œuvres, représentent à eux seuls
une valeur économique extrêmement rémunératrice.
L’intérêt culturel, éducatif et artistique que peut représenter, pour
la collectivité, la jouissance libre d’œuvres entrées dans le domaine public
devenues des « classiques » est incontestable.
Toutefois, l’on peut comprendre également la réticence des ayants droit
à accepter qu’à des fins purement mercantiles, des tiers profitent de la fin du
monopole pour inonder le marché d’exploitations et produits dérivés de toutes
sortes, à l’effigie de héros de bandes dessinées par exemple, et profitent
ainsi, sans bourse délier, d’importants investissements créatifs, commerciaux
et promotionnels engagés en amont par leurs auteurs et ayants droit.
Comment étendre et défendre les
monopoles d’exploitation ?
C’est pourquoi les auteurs et leurs ayants droit rivalisent
d’imagination pour étendre et défendre leurs monopoles d’exploitation, le droit
des marques ou des dessins et modèles notamment (si le dépôt intervient
suffisamment tôt puisque le modèle doit être nouveau et présenter un caractère
propre), leur offrant de multiples possibilités pour renforcer efficacement
leurs droits de façon complémentaire au droit d’auteur, tant en France qu’à l’étranger.
Le droit d’auteur offre cependant lui aussi des atouts non
négligeables, lorsque l’auteur et ses ayants droit anticipent l’avenir et
exploitent leurs droits avec stratégie.
Nouvelles
éditions et œuvres posthumes
Ainsi, la
société Moulinsart, administrée par la veuve d’Hergé et son nouvel époux, a
annoncé son intention de publier un « nouveau Tintin » avant
2053 (fin des droits d’exploitation) pour tenter de prolonger la durée des
droits sur l’œuvre d’Hergé.
La
publication d’une nouvelle édition n’est cependant pas susceptible de prolonger
la protection des textes et illustrations publiés avant le décès d’Hergé,
seules ses œuvres posthumes1, divulguées
après la révolution du monopole, pourraient bénéficier d’une nouvelle
protection.
Découverte d’un coauteur
D’autres
idées peuvent s’avérer plus concluantes pour repousser l’entrée d’une œuvre
dans le domaine public, telle que celle de découvrir un coauteur, comme
l’a fait le Fonds Anne Frank, en prétendant qu’Otto Frank, décédé en 1980,
aurait contribué à l’écriture du best-seller de sa fille décédée en 1945, Le
Journal d’Anne Frank. Le Fonds s’est aussi prévalu de la protection
attachée aux œuvres posthumes.
Indépendamment de l’atteinte à l’image et à la réputation de l’auteur
que peuvent susciter ces revendications tardives de paternité, il n’est pas
certain que l’ayant droit, à moins d’être le coauteur, ait intérêt à partager
avec un tiers l’exercice du droit moral imprescriptible ainsi que les
redevances d’auteur, sauf à découvrir le coauteur juste avant la fin du
monopole, ce qui susciterait autant de suspicions que d’interrogations. Quid,
dans ce cas, des droits perçus sur les exploitations passées ?
Poursuivre loeuvre après le décès
de l’auteur et l’adapter
Plutôt qu’inventer un coauteur, l’ayant droit aurait stratégiquement
plus intérêt à poursuivre l’œuvre de l’auteur après son décès, le cas échéant
au travers d’un studio, ainsi qu’à la faire progressivement évoluer grâce à de
nouvelles créations et adaptations originales.
En effet, indépendamment de l’œuvre adaptée, les adaptations originales
constituent des œuvres protégeables bénéficiant de nouveaux délais de
protection, comme toute nouvelle création.
S’agissant des personnages de bandes dessinées, ces nouvelles créations
et adaptations pourraient consister, dans le respect du droit moral de
l’auteur, à faire évoluer l’univers et l’apparence des personnages, à en créer
des variantes (enfants/adultes etc.) ou à créer de nouveaux personnages
indissociables de ceux initialement imaginés par l’auteur, afin que le public
s’attache de façon telle à ces nouvelles créations et adaptations toujours
protégées, que l’intérêt des tiers à exploiter librement l’œuvre première ou
même à l’adapter encore, s’en trouverait considérablement réduit.
La protection des titres
Rappelons également qu’en application de l’article L. 122-4 du CPI,
le titre original d’une œuvre bénéficie d’une protection spécifique d’une durée
identique à celle de l’œuvre et qu’au-delà, l’usage d’un titre identique demeure
interdit « pour individualiser une œuvre du même genre, dans des
conditions susceptibles de provoquer une confusion ».
Bien entendu, la libre exploitation de l’œuvre première, sous son titre
initial, demeure autorisée à l’issue du monopole, mais grâce à une
interprétation extensive de cet article, la jurisprudence interdit, sans
limitation de durée, sur le fondement de la concurrence déloyale, l’usage du
même titre (banal ou original) pour désigner une autre œuvre du même genre (une
adaptation, par exemple), si l’identité de titres génère un risque de
confusion, dans l’esprit du public, entre les œuvres2.
C’est notamment sur le fondement de cet article que la société
Publications Georges Ventillard, éditrice des albums créés par Louis Forton, a
voulu faire sanctionner l’usage du titre La Nouvelle Bande des Pieds
nickelés, pour désigner des bandes dessinées inspirées des personnages
créés par Louis Forton, publiées par la société Guy Delcourt Productions à
l’issue du monopole d’exploitation.
Elle fut cependant déboutée de sa demande par le tribunal de grande
instance de Paris3, au principal motif
qu’il n’existait aucun risque de confusion entre les albums originels et leurs
adaptations.
L’exercice du droit moral
Finalement, l’arme la plus efficace qu’offre le
droit d’auteur aux héritiers, à l’issue du monopole, demeure très certainement
l’exercice du droit moral imprescriptible. Il peut être dévolu par l’auteur,
par voie testamentaire, à un tiers de confiance (exécuteur testamentaire,
fondation etc.) ou exercé, en leur absence, par le ministère de la Culture, le
Centre national du livre, voire certaines sociétés d’auteurs, même si cette
question est régulièrement discutée.
C’est le plus souvent sur le fondement du droit au
respect de l’œuvre et de son intégrité qu’agissent les héritiers pour interdire
les adaptations et exploitations dérivées dénaturant les œuvres tombées dans le
domaine public.
Ces actions apparaissent légitimes lorsqu’elles
poursuivent l’objectif de faire respecter les volontés claires de l’auteur, ce
qui n’est pas toujours le cas.
Citons l’exemple d’Hergé, qui s’est publiquement
opposé à la poursuite des aventures de Tintin après sa mort et dont les
héritiers voudraient prolonger les droits en publiant de nouvelles aventures.
L’affaire de l’adaptation des Misérables par
la suite littéraire Cosette ou le temps des illusions, révèle encore la
difficulté à interpréter et rapporter la preuve des volontés de l’auteur après
son décès.
Alors que la cour d’appel de Paris4
avait condamné l’exploitant au paiement d’un euro symbolique en réparation de
l’atteinte au droit moral de Victor Hugo, la Cour de cassation5 a
censuré l’arrêt, considérant que, sous réserve du fait que le nom de l’auteur
et l’intégrité de son œuvre soient respectés, la liberté de création s’opposait
à ce que l’auteur lui-même ou ses héritiers en interdisent toute suite à
l’expiration du monopole d’exploitation dont ils ont bénéficié.
Pour renforcer la défense de son droit moral, il ne
saurait être trop conseillé à l’auteur de préciser et de justifier, idéalement
par voie testamentaire, ses volontés au sujet de son œuvre, sa conception
personnelle de son intégrité et les exploitations auxquelles il entendrait
s’opposer sur le fondement de son droit moral. À n’en pas douter, ces
précautions inciteraient les tribunaux à accueillir plus aisément les actions
fondées sur le respect de son droit moral après son décès.
NOTES :
1) En France, les œuvres posthumes divulguées après l’expiration du
monopole bénéficient d’une protection complémentaire de 25 ans à l’issue
de leur publication (article L. 123-4 du CPI).
2) Cass. 1re civ., 14 mai 1991, Bull. civ. 1991,
I, n° 156 ; Cass. 1re civ., 6 décembre 2017, 16-24.378.
3) TGI Paris, 3e ch., 2e sect., 1ssssssssssser juillet 2011,
Publications Georges Ventillard c/ Guy Delcourt Productions et Syndicat
national de l’édition (SNE) Revue Lamy Droit de l’Immatériel, Nº 75, 1er
octobre 2011.
4) CA Paris, 4e ch, sect. A, 31 mars 2004,
n° 2003/06582 : JurisData n° 2004-237441.
5) Cass. 1re civ., 30 janv. 2007,
n° 04-15.543, Victor Hugo : JurisData n° 2007-037150.
Diane Loyseau de Grandmaison,
Avocate,
Membre de l’Institut Art & Droit