La prise de conscience des effets d’ores et déjà majeurs du dérèglement
climatique occulte quelque peu la mise en péril de la santé humaine et les effets
délétères de la perte de biodiversité. Certains seraient même prêts à
sacrifier, sur l’autel de la lutte contre le changement climatique, la
préservation de la biodiversité.
Comme on le
verra dans l’examen plus attentif des textes, le raisonnement en silo a vécu.
Il faut en effet comprendre que biodiversité et santé, biodiversité et climat
ont des interactions majeures, de telle sorte que ces trois domaines ne peuvent
plus être appréhendés séparément.
L’état des lieux de la biodiversité est accablant
Les rapports nombreux et convergents s’accumulent. Nous sommes entrés dans
la sixième extinction des espèces et les causes sont parfaitement connues.
Rapports du WWF, de l’UICN, du Parlement européen, de l’IPBES, tous
soulignent le niveau catastrophique de la biodiversité. Au cours des 40?dernières années, les activités humaines ont entraîné une diminution de 60?% des populations mondiales d’espèces sauvages (voir rapport WWF
2018) ; les trois quarts de la surface de la planète ont été altérés
(rapport IPBES 2019). La situation française n’est pas plus brillante : le
bilan dressé par l’UICN (rapport liste rouge UICN du 3?mars 2021) révèle que 187?espèces ont disparu et 2 430?sont menacées.
La question est bien entendu de nature écologique et éthique, mais elle
est également de nature économique. Le rapport de la Commission européenne
souligne que les services écosystémiques d’une valeur de 3 500?à 18 500?milliards d’euros ont été perdus chaque année entre
1997 et 2011 en raison de la modification de l’occupation des
sols, et que la dégradation des sols a entraîné des pertes de 5 500 à 10 500 milliards d’euros par an. L’appauvrissement de la
biodiversité engendre une baisse des rendements agricoles et des captures en
mer des pertes économiques, aggravées par les inondations et autres
catastrophes naturelles. La perte de nouvelles sources potentielles de
médicaments est également à prendre en considération (rapport OCDE 2019 sur la biodiversité : finances et exemples économiques pour
l’action), comme la déforestation dans la mesure où les forêts abritent 80 % de la biodiversité de la planète et couvrent 30 % de sa surface. Elle constitue la menace la plus sérieuse pour 85 % des espèces menacées ou en danger. Entre 2010 et 2020, 58 % des animaux vertébrés ont disparu de la surface de
la terre en raison de la déforestation. De plus, les forêts rendent de très
importants services écosystémiques (air pur, régulation des flux hydriques,
réduction du carbone, protection des sols contre l’érosion due au soleil et au vent,
abri pour les habitats de la faune et de la flore, restauration des terres
dégradées et résilience au changement climatique). Ainsi, la seule régulation
naturelle des flux hydriques dans les forêts représente entre 1 360?et 5 235?dollars par hectare et par an. Il faut ajouter à cela
que la déforestation a des conséquences dramatiques, comme on le verra
ci-dessous, sur le dérèglement climatique.
Il s’agit aujourd’hui non seulement d’arrêter la catastrophe mais aussi de
mettre en place les politiques de restauration des écosystèmes.
Les causes de cette situation sont bien connues et catégorisées au nombre
de cinq :
• changement dans l’utilisation des terres et
de la mer ;
• surexploitation ;
• changement climatique ;
• pollution en particulier due aux pesticides ;
• espèces exotiques envahissantes.
Cet état des
lieux très succinct permet immédiatement de comprendre les liens entre climat
et biodiversité
Les interactions climat / biodiversité
Les interactions entre la biodiversité et le climat sont
telles que le GIEC et l’IPBES ont publié, le 10?juin 2021,?un premier rapport
commun pour souligner qu’ « aucun de ces
enjeux ne sera résolu avec succès s’ils ne sont pas abordés ensemble ».
Pour avoir favorisé la question climatique dont les effets étaient davantage
ressentis, la question de la biodiversité est souvent occultée, en tous cas
passée au second plan. Or, « Des
politiques de réduction des émissions ambitieuses permettent de protéger la biodiversité,
et les contributions apportées par la nature permettent d’atténuer le
changement climatique », résume le professeur Hans-Otto Pörtner,
co-président du comité scientifique. Pour la professeure en écologie humaine
Pamela McElwee de l’université Rutgers (États-Unis), « Pendant longtemps, nous avons envisagé le climat et la biodiversité
comme deux choses différentes… Les politiques ont également suivi cette
trajectoire […]. Le climat a progressivement pris plus d’importance, d’après
moi parce que l’on en ressent les effets alors que les feux en Australie
peuvent paraître plus lointains. Les deux sont pourtant intimement liés. »
Il existe un cercle vicieux entre dérèglement climatique et
perte de biodiversité. La chaleur et la sécheresse sont à l’origine de méga
feux de forêt, comme ceux que nous avons connus au cours de l’été, lesquels
libèrent du CO2 qui renforce le dérèglement climatique. C’est en effet un
cercle vicieux : la sécheresse favorise les feux de forêts qui libèrent du
CO2 dans l’atmosphère et amplifient à leur tour le réchauffement climatique.
En quoi le changement climatique a-t-il une incidence sur la
biodiversité ?
Le changement climatique est devenu la troisième cause de
perte de biodiversité derrière l’exploitation des milieux naturels par l’homme
et les prélèvements directs. Il a des effets immédiats sur les espèces : «
modification des rythmes biologiques, des aires de répartition des espèces, du
fonctionnement des écosystèmes, des chaînes trophiques, les cycles
biogéochimiques et les services écosystémiques. » explique Isabelle Chuine
(changement climatique et biosphère, Académie des sciences, volume 352, 2020).
Les conséquences en sont considérables : risque de disparition de 6?espèces sur
10?du fait de la désynchronisation, extinction locale d’espèces dans les aires
chaudes avec une très grande vulnérabilité des espèces vivant dans les régions
polaires ou aux étages subalternes. A ceci s’ajoute le fait que la végétation
est fortement compromise dans de nombreuses régions du globe à cause des
inondations et des sécheresses. Les modèles prévoient que 5?% des espèces
seront en risque d’extinction totale avec réchauffement à 2°C et 16?% avec un
réchauffement à 4°C.
En effet, par une forme de cercle vicieux, les impacts sur
les espèces se retournent contre le climat : la végétation terrestre est une
composante importante du système climatique, et, par voie de conséquence, tout
dysfonctionnement de la végétation entraîne des modifications des flux. Ainsi,
par exemple, l’augmentation des ligneux dans la toundra de l’Arctique diminue
l’albédo de la surface et, à terme, amplifie le réchauffement climatique,
lequel entraîne une augmentation de l’activité de photosynthèse des plantes
mais accroît aussi la respiration des plantes qui consomment davantage
d’oxygène avec donc des bilans carbone qui se modifient.
Mais le plus grave vient très probablement des conséquences
du réchauffement du permafrost, qui est en capacité de libérer des millions de
tonnes de méthane, et surtout de la baisse de capacité des puits de carbone que
constituent la forêt et l’océan. Le dernier rapport du GIEC met en lumière le
fait qu’alors que 55?% des émissions de gaz à effet de serre sont aujourd’hui
stockées par les puits de carbone, il pourrait n’y en avoir plus que 30?à 35?%
à terme. Ainsi, la perte de biodiversité du fait de la modification des océans
d’une part, de la déforestation et de la plantation d’arbres vulnérables à la
sécheresse et aux parasites au motif de compenser les émissions des effets de
serre d’autre part, a-t-elle un impact direct sur l’aggravation de la situation
climatique.
Biodiversité et climat sont donc indissociables. Il en va
de même des interactions entre santé humaine et biodiversité.
Les interactions
santé / biodiversité
La pandémie de Covid-19?a été l’occasion de mettre en
lumière les liens entre perte de biodiversité, zoonoses et pandémies. L’IPBES
prévient, dans un rapport publié en octobre 2020,?que « des pandémies
apparaîtront plus rapidement, causeront plus de dommages à l’économie et
tueront plus de personnes que le virus actuel. »
Les experts soulignent que 70 ?% des maladies émergentes et
presque toutes les pandémies communes sont des zoonoses ; ils estiment à
1,7?million le nombre de virus non découverts actuellement présents chez les
mammifères et les oiseaux dont plus de 600 000?pourraient avoir la capacité
d’infecter les humains. La Fondation pour la recherche sur la biodiversité
souligne la corrélation entre la perte de biodiversité à toute allure
(1?million d’espèces vivantes menacées) et l’apparition de 35?nouvelles
maladies chaque année. Or, la destruction des milieux naturels et le changement
d’usage des sols sont des facteurs de développement des zoonoses. « Si
l’habitat d’une espèce et ses ressources alimentaires s’amenuisent, elles
peuvent être amenées à se rapprocher de l’homme, ce qui facilite le passage
d’agents pathogènes de l’animal à l’humain », prévient Hélène Soubelet,
directrice de la fondation pour la recherche de la biodiversité (Essentiel
santé magazine du 15 mars 2021).
Les pratiques agricoles jouent également un rôle important
dans l’émergence des nouvelles maladies infectieuses et en particulier
l’élevage intensif. La promiscuité et le stress diminuent l’immunité, l’absence
d’accès à une alimentation diversifiée, une érosion génétique chez les animaux
sont autant de facteurs conduisant à une diffusion extrêmement rapide des
pathologies.
Le réchauffement climatique lui-même influence également
les espèces et la diffusion de certaines zoonoses, en particulier celles qui
sont dues aux moustiques et qui augmentent avec la température.
La prolifération d’espèces invasives est un facteur
supplémentaire de diffusion de maladies, comme l’écureuil de Corée à l’origine
des tiques, elles-mêmes agents de la maladie de Lyme.
Les liens entre le changement climatique et la santé
induisent un cercle vicieux : l’expansion des insectes vecteurs de microbes
infectieux résulte de la hausse des températures, des sécheresses qui incitent
à stocker l’eau dans des citernes entraînant une prolifération des moustiques,
et les pluies créant des points favorables à leur développement. La dengue, la
fièvre jaune, l’encéphalite de West Nile, l’encéphalite étatique, la fièvre de
chikungunya sont autant d’exemples de maladies déjà développées qui vont
augmenter avec le changement climatique. Et bien entendu, l’impact du
changement climatique très important sur l’eau et donc sur la nourriture induit
le développement de la malnutrition et de la dénutrition qui elles-mêmes
facilitent le développement des pathologies.
L’impérieuse nécessité de raisonner globalement
Il résulte donc de tout ce qui précède que changement
climatique, biodiversité et santé humaine ne peuvent être désormais séparés des
approches scientifiques, économiques, politiques, et juridiques.
D’une part, le rapport de l’IPBES et du GIEC témoigne de la
nécessité d’améliorer les connaissances sur les effets potentiels nuisibles des
moyens mis en place dans un domaine sur les autres. La recherche devient
majeure sur les interactions.
Les conséquences économiques majeures résultant des dégâts,
qu’ils soient d’origine climatique, sanitaire, ou de biodiversité, imposent des
modalités de calcul internalisant les coûts externes et essayant de définir à
défaut d’un optimum collectif, la solution la moins onéreuse à court et à long
termes.
Ensuite, les décisions à prendre excluent tout raisonnement
en silo. Il n’est en effet plus possible de penser dérèglement climatique sans
penser également biodiversité et santé. Cela signifie en particulier que les
études d’impact préalables à la prise de décision doivent intégrer non
seulement les effets sur chacun de ces domaines, mais les effets cumulés et
interactifs qui peuvent résulter du projet étudié.
Enfin, cette évolution a bien entendu des conséquences
juridiques. Le règlement taxonomie (UE) 2020/852?a été publié au Journal
Officiel de l’Union européenne en juin 2020. S’agissant des règlements, il n’a
pas à être transposé en droit interne, puisque à la différence d’une directive,
il s’applique directement à tout acteur européen, sans avoir besoin d’une
transposition dans le droit des États membres.
La nouvelle politique européenne de taxonomie s’inscrit
dans cette logique puisqu’un investissement durable n’est pas seulement un
investissement fait dans un domaine utile à la transition écologique ; un
investissement durable est aussi un investissement qui ne nuit pas aux autres
domaines concernés par la transition écologique. Les six domaines concernés
sont les suivants :
•
lutte contre le dérèglement climatique ;
•
adaptation au dérèglement climatique ;
•
économie circulaire ;
•
protection de la biodiversité et des écosystèmes ;
•
prévention et réduction de la pollution ;
•
utilisation durable et protection des ressources marines et halieutiques.
Ainsi, à titre d’exemple, une compensation de tonnes de
CO2?émises à l’occasion d’une activité qui se ferait par la plantation d’arbres
ne résistant pas la sécheresse ou développant la présence d’insectes nuisibles
à la santé humaine n’est pas acceptable. Les nouvelles règles qui se sont mises
en place au niveau communautaire impactent désormais la finance.
De la même manière, un investissement en faveur de la protection de la
biodiversité qui aurait pour effet de développer des espèces invasives ou
nuisibles pour la santé humaine n’est pas possible.
Les conséquences de cette nouvelle approche sont considérables, bien
entendu sur le plan des financements publics, mais également pour les
entreprises qui sont soumises aux exigences de reporting extra-financier dans
le cadre de la directive sur la publication d’informations non financières,
c’est-à-dire les entités d’intérêt public et les entreprises visées à
l’article 8?du règlement taxonomie. Le règlement taxonomie ne prévoit
donc que les produits financiers ayant un objectif d’investissement durable (Article 9?et les produits intégrants des caractéristiques
environnementales ou sociales (Article 8), devront publier des
informations sur leur contribution aux six?objectifs de la durabilité
ainsi que des informations sur l’alignement de leur portefeuille avec les
principes de la taxonomie.
Cette nouvelle appréhension de la santé globale, et plus largement du défi
global du vivant, transforme complètement les politiques qui devront être
menées, les fonds qui devront être investis, les choix collectifs et
individuels qui devront être opérés. Dans ce contexte, la question de la
biodiversité a rejoint en importance celle du climat et de la santé humaine.
Corinne Lepage,
Avocate à la Cour,
Huglo Lepage Avocats