Georges Clemenceau a eu de très nombreuses vies. Dont une
vie américaine commencée le 28 septembre
1865 avec son arrivée à New York, après une traversée de
l’Océan sur un vaisseau britannique, depuis Liverpool. Il avait d’abord rejoint
l’Angleterre le 25 juillet 1865 en compagnie
de son père. Clemenceau avait alors vingt-quatre ans et il venait d’être fait
docteur en médecine.
« Ce que je vais faire ? Mais je n’en sais rien. Je pars,
voilà tout. Le hasard fera le reste, peut-être chirurgien dans l’armée
fédérale, peut-être autre chose, peut-être rien ». Pourquoi Clemenceau
conçut-il, au début de 1865, d’aller aux États-Unis ? Jean-Baptiste
Duroselle, son célèbre biographe, concède que les raisons n’en sont pas
certaines. Peut-être un dépit amoureux a-t-il été déterminant. Peut-être la
surveillance policière dont il savait être l’objet à Paris, en tant que jeune
républicain ostensiblement hostile à Napoléon III, a-t-elle compté.
Peut-être encore ne voulait-il pas continuer d’être soutenu financièrement par
son père, Benjamin Clemenceau, ou le besoin de gagner sa vie autrement qu’en
exerçant comme médecin à la campagne. Peut-être son intellectualisme et sa
séduction pour les mondes anglo-américains le portaient-ils aussi bien à vouloir
traduire en France Herbet Spencer ou Stuart Mill qu’à découvrir cette curieuse
République qu’est alors l’Amérique aux yeux de nombreux Français. Et puis il y
a son admiration pour Abraham Lincoln, une admiration d’autant plus grande que
Georges Clemenceau, du haut de sa toute jeunesse, abhorre l’esclavage.
C’est tout sauf un bohémien qui débarqua en compagnie de son ami Geffroy
Dourlen à New York, les deux jeunes gens s’installant d’abord au 21 Beekman Street, soit dans un quartier de Manhattan prisé
par les Français de New York. La légende veut même que Louis-Napoléon Bonaparte
ait séjourné trente ans plus tôt au 21 Beekman
Street. Le jeune Georges Clemenceau disposait, à son arrivée, de ce qu’il est
convenu de nos jours d’appeler un réseau. Aussi eut-il souvent le loisir de se
rendre dans les bureaux du New York Tribune, auprès duquel il avait été
introduit. « Il fréquentait les cercles politiques, écrit Duroselle, l’Union
League Club ainsi que Tammany Hall, quartier général du Parti
démocrate, destiné à la célébrité. Enfin on le voyait souvent dans les
bibliothèques : Astor Library dans Lafayette Street, où il
dédicaça un exemplaire de sa thèse ; le Cooper Institute, ouvert de
8 heures du matin à 10 heures du soir ».
Ces occupations intellectuelles ne furent ponctuellement contrariées que
par des pensées parasites relatives à ses dettes contractées à Paris, par ses
problèmes oculaires et par son hésitation durable entre l’idée de s’installer
aux États-Unis et celle de revenir en France. De l’argent, il finit par en
avoir un peu et autrement que par son père. Grâce à Eugen Bush, un « jeune
et brillant avocat qu’il avait connu à Paris », il obtint un poste
d’enseignant de français dans un lycée de jeunes filles à Stamford dans le
Connecticut. Et le journal Le Temps lui payait enfin les articles qu’il
y publiait depuis 1865 sous pseudonyme dans une rubrique intitulée Lettres
d’Amérique. Clemenceau n’en était pas moins las de devoir faire chaque jour
l’aller-retour entre New York et Stamford car si le nombre d’heures de cours
des professeurs à Stamford était faible, ils étaient néanmoins tenus d’être
quotidiennement disponibles dans les locaux de l’établissement.
« L’Amérique apporta à Clemenceau une très solide connaissance
de la culture anglo-saxonne », écrit Jean-Batiste Duroselle. Et de
l’avis de ses différents biographes, cette connaissance se révéla
particulièrement importante dans ses relations avec Lloyd George et Woodrow
Wilson, lors des négociations du traité de Versailles. Cette anglophilie lui fut
d’ailleurs reprochée par beaucoup à l’époque, y compris par Poincaré, qui lui
imputèrent le choix de l’anglais comme langue de travail à Versailles et
« le début de la fin de la langue française comme langue diplomatique ».
Le jeune Clemenceau passait d’autant mieux dans la bonne société new
yorkaise qu’il avait un art consommé de l’équitation et qu’il parlait sans le
moindre accent un « anglais américain idiomatique, éloquent,
incisif », à la différence d’un Louis Blanc dont la connaissance
profonde de la langue anglaise était assortie d’un « terrible accent
français ». Georges Clemenceau était donc en situation de faire
partager à un public lettré français sa familiarité avec les affaires
américaines contemporaines de son séjour. Il le fit entre 1865 et 1869, à travers des Lettres d’Amérique publiées sous
pseudonyme dans les colonnes du Temps.
Elles constituent sa première œuvre de publiciste. Précédemment, on
pouvait tout trouver de Clemenceau, en librairie et en langue française, y
compris sa correspondance éditée par les historiens Sylvie Brodziak et
Jean-Noël Jeanneney, mais pas ses Lettres d’Amérique. C’est cette lacune
que Patrick Weil et Thomas Macé viennent de réparer auprès d’une jeune maison
spécialisée dans l’histoire. Leur travail répond à une question relative à ces
lettres, celle de leur nombre, autrement dit de leur authenticité. Le recueil
de ces lettres édité en langue anglaise aux États-Unis par l’universitaire
américanophile Fernand Baldensperger en recensait 76 et leur associait des dates non confirmées. L’historienne Sylvie
Brodziak pour sa part en a compté 95…
Georges Clemenceau
« Clemenceau est bankable en édition, quand il s’agit du Tigre,
ou de l’homme des bons mots. Personne en France n’est intéressé à savoir ou à
comprendre que le grand homme a d’abord été un Intellectuel », ont
souvent objecté les éditeurs. Il est vrai que Le Tigre est inscrit dans nos
mémoires comme un politique lettré et cultivé mais pas comme cet intellectuel
précoce que donnent à voir ses Lettres d’Amérique. Clemenceau y chronique
l’après-guerre de Sécession, période déterminante dans l’histoire du pays
pendant plus d’un siècle. Or si la culture générale française connaît bien la
guerre de Sécession, elle maîtrise mal l’Amérique du XIXe siècle.
Dans les Lettres d’Amérique, Clemenceau esquisse les linéaments
d’une question uchronique : si Abraham Lincoln n’avait pas été assassiné,
aurait-il pu prendre aussi vite et aussi sottement la décision de son
successeur Andrew Johnson, de mettre fin au protectorat de l’État fédéral sur
les anciens États confédérés (Reconstruction) ? De revenir sur le pouvoir
accordé par Lincoln aux gouverneurs militaires fédéraux dans les États du Sud
d’y faire appliquer les XIIIe, XIVe et XVe
amendements de la Constitution (abolition de l’esclavage, pleine citoyenneté et
égalité devant la loi des Noirs, droit de vote des anciens esclaves) ?
Andrew Johnson (1865-1869) aura marqué la vie américaine sur plus d’un siècle,
« simplement » en ayant ouvert la voie à la Redemption sudiste.
Les politiques de la « fierté sudiste » et de la suprématie blanche
se sont principalement concrétisées en promulgation de textes ségrégationnistes
(les Jim Crow Laws), et en introduction dans les lois des États du Sud de
différents dispositifs tendant à limiter la capacité électorale des Noirs.
Cette politique, légèrement postérieure aux Lettres d’Amérique,
en est certainement une des limites. La version américaine a reçu un accueil
mitigé par la critique outre-Atlantique. Elle n’a jamais été rééditée en un
siècle. Décrivant Clemenceau, Claude G. Bowers, défenseurs du Sud écrit dans la
Saturday Review of Literature du 1er décembre 1928 : ce « jeune,
ardent, radical et instinctivement révolutionnaire » a disserté
péremptoirement pour ses compatriotes sur un pays dont il ne semblait pas
connaître les institutions et la Constitution politique ou sociale. Il ne
connaissait pas le pays, et certainement pas le Sud dont il a tant parlé,
puisqu’il n’est jamais sorti de New York que pour de très rares excursions… à
Washington. Un jeune homme impétueux qui ne lisait que la presse qui diffusait
ce qu’il avait envie de lire et de rapporter. Clemenceau est peut-être à cet
égard l’initiateur d’une durable tradition journalistique de correspondants
français aux États-Unis, qui ne jurent que par le New York Times, le Washington
Post et CNN.
Pascal Mbongo,
Professeur des universités, Avocat au Barreau de Paris,
Directeur de l’Observatoire juridique et politique des Etats-Unis