Marine Calmet, juriste et présidente de
l’association Wild Legal, s’engage pour faire inscrire le crime d’écocide dans
le droit français. Elle détaille l’enjeu de cette proposition portée par la
Convention citoyenne pour le climat.
Après neuf mois de
travail, dimanche 26 juin, la Convention citoyenne pour le climat (CCC) rendait
ses 149 propositions pour réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre
d’ici 2030 (par rapport à 1990). Parmi ces nombreuses recommandations, cette
assemblée citoyenne demande au gouvernement de créer dans le droit français le
crime d’écocide, et juge qu’il faut directement soumettre cette idée à référendum.
Marine Calmet, juriste et présidente de l’association Wild Legal – un programme
juridique interactif pour les Droits de la nature – soutient ce projet idée et
explique en quoi un vrai débat de société sur cette question est nécessaire et
ce qu’elle pourrait changer.
Que recouvre le terme d’écocide ? Comment le définir
juridiquement ?
La définition du crime d’écocide est un sujet
d’actualité brûlant depuis que la Convention citoyenne pour le climat (CCC)
s’est saisie de ce concept et l’a hissé au rang de priorité dans la lutte
contre le réchauffement climatique. Par le passé, des définitions différentes
ont été esquissées sous la forme de propositions de loi, à la fois par le
sénateur Jérôme Durain et par le député Christophe Bouillon en 2019.
À deux reprises, ces textes ont été rejetés par la
majorité présidentielle. Les deux initiatives successives intervenaient alors
que les associations Wild Legal et Notre Affaire à Tous travaillaient sur une
autre proposition de loi transpartisane, réunissant des élus issus de divers
groupes politiques, allant de la majorité présidentielle au parti communiste.
La définition sur laquelle repose notre proposition pour
la reconnaissance du crime d’écocide, reprise par la CCC, concerne « toute action ayant causé un dommage
écologique grave consistant en un dépassement manifeste et non négligeable d’au
moins une des limites planétaires et dont l’auteur savait ou aurait dû savoir
qu’il existait une haute probabilité de ce dépassement ».
Le terme de limites planétaires renvoie aux seuils
biologiques établis par une équipe internationale de 26 chercheurs, menés par
Johan Rockström du Stockholm Resilience Centre et Will Steffen de l'Université
nationale australienne. Ces scientifiques ont identifié, dès 2009, neuf
processus et systèmes régulant la stabilité et la résilience du système
terrestre : les interactions de la terre, de l'océan, de l'atmosphère et de la
vie qui, ensemble, garantissent à l’humanité l’existence d’un écosystème sûr et
stable.
Notre proposition entend obtenir que ces limites
planétaires soient transposées au niveau national, comme le suggère d’ailleurs
le dernier Rapport sur l’état de l’environnement publié par le ministère de la
Transition écologique et sociale.
Notre définition du crime d’écocide a donc pour ambition
de sanctionner les comportements qui auraient pour conséquence de mettre en
péril l’équilibre des écosystèmes sur nos territoires.
Quand a été inventée cette notion d’écocide ? D’où
vient-elle ?
Ce concept a fait son apparition au début des années
1970, suite à l’utilisation durant la guerre du Vietnam d'un défoliant
chimique, l'agent orange, par l'armée américaine. Ce produit a provoqué des
dégâts écologiques majeurs, la destruction d’une grande partie de la forêt
vietnamienne et des conséquences sanitaires graves pour la population. En 1990,
le Vietnam était donc le premier État à inclure l’écocide dans son Code pénal,
définit comme un « crime contre
l'humanité commis par destruction de l'environnement naturel, en temps de paix
comme en temps de guerre ».
Qui pourrait être visé par cette nouvelle loi ? Et
comment pourrait-elle être contraignante ?
Afin de garantir que des seuils chiffrés puissent être
établis et régulièrement révisés au niveau national et régional, notre
proposition comprend la création d’une Haute Autorité aux limites planétaires.
Il s’agirait d’une autorité scientifique indépendante compétente pour analyser
en amont les politiques publiques menées par l’administration et les projets
privés ayant un impact sur l’environnement. Afin de permettre à la France de
revenir sous les seuils d’équilibre écologique (la France dépasse actuellement
6 des 9 limites planétaires), celle-ci aurait pour mission de fournir un
nouveau cadre de gouvernance et des objectifs chiffrés à court, moyen et long
terme.
Si, au bout d’un certain délai d’adaptation, une
entreprise venait à manquer à son obligation de mettre en place les changements
nécessaires pour respecter ces limites planétaires, la justice pourrait être
saisie pour crime d’écocide. Il s’agit donc avant tout d’une mesure de
dissuasion à destination des plus gros pollueurs, ceux dont l’impact
environnemental met en danger l'habitabilité de nos territoires. Il ne s’agit
absolument pas, comme l’ont laissé entendre certains membres du gouvernement
ces dernières semaines, de sanctionner tout le monde, mais de se doter d’outils
nouveaux pour poursuivre les responsables d’atteintes graves à l’intégrité de
nos territoires.
Selon vous, pourquoi est-ce important de faire entrer ce
crime dans le droit pénal ?
Le droit pénal environnemental français nécessite une
amélioration globale afin de renforcer la lutte contre les atteintes portées à
la nature. La détection des infractions est difficile et le taux de sanction
reste faible, il faut donc une montée en puissance des outils judiciaires dans
ce domaine.
La proposition de reconnaître le crime d’écocide vient
s’ajouter à cette refonte en apportant un concept nouveau, celui des limites
planétaires, qui ne vient pas uniquement rehausser les seuils d’incrimination
actuels mais conférer au droit de l’environnement une dimension écosystémique
capable d’appréhender les enjeux liés au fait que les mécanismes biologiques de
nos territoires sont étroitement liés et interdépendants. L’inscription du
crime d’écocide dans le Code pénal ne peut être dissociée de la reconnaissance
des limites planétaires comme nouveau cadre d’analyse de nos politiques
publiques.
En France, l’inscription du crime d’écocide dans le droit
pénal a déjà été rejetée à la fois par le Sénat et l’Assemblée nationale en
2019. Pour quelles raisons ?
Les propositions précédentes défendues devant le Sénat
et l’Assemblée nationale n’ont pas réussi à formuler une définition
satisfaisante du crime d’écocide. Il faut dire que, par deux fois, les
parlementaires n’ont pas consulté les juristes spécialisés sur la question. Je
pense notamment à Madame Valérie Cabanes qui travaille sur ce sujet depuis
presque dix ans. Pour amorcer ce genre réforme, il est nécessaire de rassembler
autour de soi, de faire preuve de pédagogie et d’entamer un véritable travail
en profondeur. C’est ce qui a manqué dans les initiatives précédentes, et c’est
pourquoi la décision de la Convention citoyenne pour le Climat de se saisir à
nouveau du sujet est une opportunité qui nous redonne espoir de voir enfin ce
projet aboutir.
Pensez-vous qu’un référendum serait la meilleure solution
pour faire adopter cette idée de crime contre l’environnement ? Est-ce une
manière d’éviter un nouveau vote au Parlement ?
Le référendum est avant tout une voie pour engager un
débat au sein de la société sur la trajectoire à adopter en matière de
politique environnementale. Malgré l’émergence de mouvements écologistes plus
ou moins radicalisés au sein de la société civile, la politique menée, les
grandes messes comme les COP, ont laissé croire qu’il s’agissait avant tout
d’une matière réservée aux experts. La place des citoyens semblait se limiter
aux marches pour le climat, et pourtant, la CCC a démontré que cette approche
était erronée et qu’il nous appartient à tous de nous pencher sur les questions
environnementales et de faire des choix ensemble. Les membres de la CCC ont
décidé de ne pas prendre le risque de voir leurs ambitions à nouveau réduites à
peau de chagrin par les parlementaires et ont préféré soumettre au référendum
national cette question d’envergure historique. Je les soutiens et je pense que
c’était le meilleur signal que l’on puisse donner : remettre de la démocratie
dans la politique environnementale permettra de garantir l’acceptabilité
sociale des réformes envisagées.
Le 24 juin, devant le Sénat, l’ancienne ministre de la
Justice, Nicole Belloubet, affirmait pour sa part qu’il n’était pas possible de
soumettre au référendum cette proposition de la Convention citoyenne pour le
climat. « D’une part, on ne peut pas
soumettre ces propositions au référendum puisqu’elles portent sur la
législation pénale » et d’autre part, il y a une « exigence de précision de la
loi pénale » que ne remplirait pas ce crime. Que lui répondez-vous ? La
proposition manque-t-elle de précision ?
Concernant l’exigence de précision tout d’abord, comme
je l’expliquais plus haut, le texte soutenu par les citoyens prévoit que les
limites planétaires sur lesquelles repose la définition du crime d’écocide
seront déterminées par la Haute Autorité des limites planétaires et mises à
jour régulièrement. Des seuils seront définis, au-delà desquels toute activité
ou décision porte une atteinte grave aux limites planétaires. Il ne peut donc
nous être opposé que le crime n’est pas défini avec suffisamment de précision.
En ce qui concerne la possibilité de soumettre ce texte
au référendum, que dit la Constitution ? « Le
président de la République, sur proposition du gouvernement pendant la durée
des sessions ou sur proposition conjointe des deux Assemblées, publiées au
Journal Officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur
l'organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique
économique, sociale ou environnementale de la nation… »
Lorsque Madame la ministre soutenait qu’il n’est pas
possible de soumettre ces propositions au référendum puisqu'elles portent sur
la législation pénale, cela ne découle donc pas des règles constitutionnelles
elles-mêmes, mais d’une lecture restrictive dans la pratique.
Or, en parlant uniquement de l’écocide, la précédente
garde des Sceaux semble oublier que la proposition votée par les citoyens
comprend à la fois la reconnaissance des limites planétaires dans le droit
français, l’institution d’une nouvelle autorité dédiée à la protection de ces
seuils écologiques, ainsi que l’inscription du crime d’écocide dans le droit,
mesure nécessaire pour assurer la dissuasion et la sanction des personnes
coupables d’avoir manifestement violé ces limites planétaires.
Ces mesures constituent bien une « réforme relative à la politique environnementale de la Nation », en
ce qu’elles proposent un nouveau cadre, celui des limites planétaires, dans
lequel l’administration devra apprécier l’impact des lois, règlements, plans et
programmes sur l’environnement.
Le fait que, parmi les propositions qui seront soumises
au référendum, le crime d’écocide permette d’inscrire dans le droit un outil de
coercition et de dissuasion nécessaire au respect des limites planétaires doit
être perçu comme complémentaire d’une réforme environnementale cohérente et
globale. Je ne vois donc pas d’obstacle à ce que ces propositions soient
soumises au référendum.
Autre obstacle avancé : dans des propos rapportés par le
Canard Enchaîné, l’ancien Premier ministre affirmerait que soumettre le crime
d’écocide à référendum est « juridiquement
impossible ». Il ajouterait : « Il y
a deux articles de la Constitution qui permettent d’organiser un référendum :
l’article 11 et l’article 89, et dans les deux cas il faut que les deux
Assemblées votent dans les mêmes termes un projet de loi ou une proposition de
loi. Ce qui n’est pas gagné. Ceux qui demandent que l’on soumette directement
au référendum les propositions de la Convention ignorent qu’il y a quand même
un Parlement dans une démocratie. » Juridiquement, est-ce bien possible de
soumettre cette question à référendum ? Quels problèmes cela peut-il poser ?
Ce propos de notre ancien Premier ministre contient deux
erreurs. Tout d’abord, il méconnaît le contenu de la proposition pour la
reconnaissance du crime d’écocide, qui n’implique pas de réforme
constitutionnelle mais uniquement une loi. Celle-ci n’a donc pas besoin d’être
soumise aux dispositions de l’article 89 de la Constitution. Par ailleurs, il
s’agira d’organiser un référendum sur un texte comme le prévoit l’article 11 de
la Constitution. Or dans cette perspective, ce texte n’est pas nécessairement
présenté aux deux assemblées. La décision de soumettre le texte au vote
populaire peut relever d’une décision du président de la République sur
proposition du gouvernement. Étant donné que le président de la République
s’est engagé à suivre les demandes de la CCC de choisir la voie référendaire ou
législative, il n’y a aucun obstacle juridique à l’adoption de la proposition
pour la reconnaissance du crime d’écocide et des limites planétaires par
référendum.
Toujours selon le Canard Enchaîné, Édouard Philippe
aurait déploré que le crime d’écocide serait « la meilleure façon pour que n’importe quelle association, lobby ou
citoyen ait la possibilité de saisir le juge pour faire arrêter une activité
humaine, une entreprise, une association et même son voisin ». Est-ce bien
vrai ? Quels sont les risques d’une telle loi ?
Comme je l’expliquais, le crime d’écocide n’a en aucun
cas pour effet de s’appliquer aux individus dans leur vie quotidienne. C’est
pour cela que la définition prévoit qu’il ne s’agit de poursuivre que les « actions ayant causé un dommage écologique
grave consistant en un dépassement manifeste et non négligeable d’au moins une
des limites planétaires ». Afin d’illustrer et de mettre en contexte cette
proposition, voici un exemple :
Fin 2018, la compagnie Total lance une campagne de
forage exploratoire offshore au large de la Guyane française. Le bilan carbone
de l’opération a été fourni par Total : un rejet de 55 000 teqCO2, soit une
augmentation de 5,5 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’ensemble
de la Guyane. Un projet à lui seul manifestement incompatible avec les limites
planétaires et les objectifs de réduction de 40 % des émissions de gaz à effet
de serre sur le territoire.
Malgré cet impact climatique, l’autorité
environnementale a donné son feu vert, se contentant de dire dans son rapport :
« L’Autorité environnementale recommande
d’analyser la compatibilité de l’ensemble exploration/exploitation avec les
planifications nationales et territoriales relatives à l’énergie et au climat.
» Mais comme aucune autorité n’est en charge de réaliser cette analyse de la
compatibilité du projet avec les politiques climatiques, ce projet a été
autorisé par l’administration.
Avec la Haute Autorité des limites planétaires, ce genre
de projet obtiendrait systématiquement un carton rouge car il s’agit d’un
dépassement manifeste et non négligeable d’une limite planétaire : celle du climat.
Par conséquent, il aurait été difficile, voire
impossible pour l’administration de poursuivre ce projet, et devant les
tribunaux, les associations auraient pu attaquer le permis délivré et obtenir
justice. Au lieu de cela, à cause des lacunes du droit actuel, la justice a
rejeté le recours intenté par les associations contre le permis de forage. Or
s’il avait eu la possibilité d’apprécier la légalité de ce permis au regard des
objectifs climatiques, le juge aurait pu suspendre les travaux ou directement
faire annuler cette opération manifestement contraire à la protection du
climat. Les limites planétaires pourraient donc être un outil scientifique pour
permettre un contrôle de soutenabilité écologique des projets, dans les mains
de l’administration et de la justice.
Il ne s’agit donc pas de punir tout le monde comme le
laissait entendre l’ancien Premier ministre, mais de fournir à
l’administration, aux juges et aux citoyens de nouveaux outils pour protéger
l’intégrité de notre territoire.
Devant le Sénat, l’ancienne garde des Sceaux invitait
plutôt « à réfléchir à un délit plus général de pollution des eaux, des sols,
de l’air, qui pourrait trouver place dans notre droit pénal de l’environnement
». Une mesure intéressante ?
Renforcer la répression pénale des atteintes à
l’environnement est intéressant et nécessaire quoi qu’il arrive, notre
proposition n’y fait pas concurrence. En revanche, notre texte lui s’attaque à
un angle mort juridique dans lequel aujourd’hui les pollueurs peuvent
s’engouffrer pour continuer à porter atteinte au fonctionnement de nos
écosystèmes de manière légale.
Pensez-vous qu’après la pandémie de Covid-19 les citoyens
sont mûrs pour adopter cette nouvelle idée ?
Je crois qu’ils sont plus que jamais prêts à de grands
changements. Cette pandémie était de l’avis des scientifiques, due à une
zoonose, une contamination de l’animal à l’homme qui a été rendue possible par
la destruction des écosystèmes et la relation de prédation toujours plus forte
que nous appliquons sur la nature. Cet état de fait montre bien qu’il est
absolument nécessaire que nos connaissances scientifiques sur le fonctionnement
biologique des écosystèmes terrestres puissent aujourd'hui nous guider dans la
construction de notre cadre de gouvernance commun pour prévenir les
catastrophes écologiques et humaines à venir. Les citoyens de la CCC ont été
convaincus par cette approche transversale, je crois qu’en donnant le temps au
débat et aux échanges, en impliquant l’administration et les entreprises, cette
nouvelle idée n’aura aucun mal à s’imposer, il s’agit uniquement de bon sens.
Avez-vous bon espoir de voir le crime d’écocide entrer
dans le droit ?
Je crois que le crime d’écocide et les limites
planétaires sont devenus des sujets incontournables dans l’opinion publique et
que leur adoption est une question de temps. Les citoyens de la CCC ont ravivé
l’espoir de voir ces mesures adoptées en droit français, et je continuerai à
m'investir à leurs côtés afin de transformer l’essai et faire aboutir cette
demande.
Propos recueillis
par Maïder Gérard