JUSTICE

DÉCRYPTAGE. Condamnation de la Suisse pour inaction climatique : la montagne accouchera-t-elle d’une souris ?

DÉCRYPTAGE. Condamnation de la Suisse pour inaction climatique : la montagne accouchera-t-elle d’une souris ?
Publié le 16/04/2024 à 16:07

Si les spécialistes saluent un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme « audacieux » aux aspects « inédits », notamment car il fait entrer la question de l’inaction climatique dans le champ de la Convention, ils invitent cependant à ne « pas [en] exagérer la portée ». La juridiction « n’ouvre pas pour autant largement son propre prétoire », affirment-ils.

« C’est complètement historique ! » Nicolas Hervieu, juriste en droit européen des droits de l’homme et chargé d’enseignement à Science Po, « pèse [s]es mots » face à ce qui s’est joué, mardi dernier, au sein de la Cour européenne des droits de l’homme. Loin d’être passée inaperçue, la nouvelle a été largement médiatisée et commentée : la juridiction internationale, qui se prononçait le 9 avril dans trois affaires concernant le changement climatique, a condamné la Suisse pour son inaction climatique. 

« Historique », déjà, parce que ces arrêts, définitifs, et très attendus, étaient rendus par la Grande Chambre, formation la plus solennelle de la Cour, souligne le spécialiste. Ensuite, car c’est la première fois que celle-ci a eu à connaître de la question de l’inaction climatique « avec toutes ses spécificités » au regard de la Convention européenne des droits de l’homme, explique Nicolas Hervieu. « La question est complètement inédite à ce stade solennel et la réponse est elle aussi complètement inédite et pour partie audacieuse », commente le juriste.

La Suisse était attaquée par l’association Aînées pour la protection du climat, regroupant 2 500 femmes de plus de 64 ans. Ces dernières estimaient que les autorités helvètes ne prenaient pas de mesures suffisantes pour atténuer les effets du réchauffement climatique sur leur santé : la Cour a finalement conclu que la Suisse a manqué aux obligations que la Convention lui imposait relativement au changement climatique, et n’a « pas agi en temps utile et de manière proportionnée afin de concevoir, élaborer et mettre en œuvre la législation et les mesures pertinentes ».

L’inaction climatique tombe dans le champ de la Convention

En quoi est-ce innovant ? Car avec cet arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme consacre la réalité du réchauffement climatique, qu’elle considère d’autre part comme une menace pour les droits et libertés. La juridiction l’indique ainsi dans son communiqué, elle « estime établie l’existence d’indications suffisamment fiables de ce que le changement climatique anthropique existe, qu’il représente actuellement et pour l’avenir une grave menace pour la jouissance des droits de l’homme garantis par la Convention ».

Pour le magistrat Jean-Philippe Rivaud, président de l’Association française des magistrats pour la justice environnementale (AFMJE), la Cour considère de cette façon qu’il y a « assez de preuves » du réchauffement et grave ce dernier dans le marbre, « ce qui est très important, à l’heure où un certain nombre de personnes le contestent encore ». « Elle estime qu’une convention rédigée en 1950 peut être interprétée de façon dynamique pour intégrer ces éléments dans son analyse » déchiffre en outre Nicolas Hervieu. La juridiction internationale a donc fait tomber la question de l’inaction climatique dans le champ de la Convention, et ça, c’est tout nouveau.

De l’avis de l’avocate Marie Ollivier, la Cour européenne des droits de l’homme se livre, dans cette affaire, à une interprétation « très effective » de l’article 8, qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale. La Cour de Strasbourg souligne en effet que cet article « consacre un droit à une protection (...) contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie ».

« Pour la première fois, elle intègre dans la vie privée et familiale la protection contre les conséquences du changement climatique », observe Marie Ollivier, qui parle d’une « avancée progressiste juridique assez claire ». « Ce premier temps du raisonnement de la Cour lui permet ensuite de faire une appréciation objective des moyens mis en place par les Etats pour lutter contre les effets du réchauffement climatique. » En bref, la juridiction internationale se donne la possibilité de regarder ce que font les Etats membres en la matière, alors qu’elle est normalement dédiée au contrôle du respect des droits de l’homme.

Les Etats ont désormais l’obligation d’agir

« La critique de l’action climatique est nécessairement systémique – autrement dit : l’ensemble de ce que font les Etats est interrogé au regard des droits garantis par la Convention. La Cour aurait donc pu dire qu’elle refusait de dégager un nouveau droit opposable aux Etats pouvant fonder des recours. Mais au contraire, elle dit qu’il y a bien un droit, que l’on déduit des autres droits, à une protection de l’ensemble des justiciables contre l’inaction climatique », analyse encore Nicolas Hervieu. 

Conséquence : non seulement la Cour européenne des droits de l’homme est désormais compétente pour juger les recours en la matière, mais avant cela, les Etats ont dorénavant l’obligation d’agir. Ce qui signifie aussi que les juridictions nationales des 46 Etats membres devront accepter que soient portés devant elles des recours sur leur action insuffisante. Le juriste voit donc là « une nouvelle arme juridique et contentieuse », un nouvel « outil d’argumentation et de contrainte » venant s’ajouter à l’arsenal dont disposent les acteurs de la lutte contre le réchauffement.

Un autre aspect « révolutionnaire », d’après Nicolas Hervieu, réside dans la possibilité pour les associations de saisir la Cour. Si ces dernières ne sont normalement pas habilitées à se plaindre de violations subies par les personnes physiques, la juridiction internationale fait une exception dans l’arrêt concernant la Suisse, et accepte, compte tenu de la particularité du réchauffement climatique, qu’une association puisse agir. « Là encore, c’est une grande preuve d’audace », souligne le juriste.

Une première face à une question climatique parvenue « à maturité »

Quant à la question de savoir pourquoi la Cour européenne des droits de l’homme se prononce seulement aujourd’hui sur la responsabilité des Etats en matière d’inaction contre le changement climatique, plusieurs pistes sont avancées. 

Marie Ollivier rappelle que la juridiction est compétente, à l’origine, pour juger de potentielles violations par les Etats membres des droits prévus par la Convention. Or, parmi l’ensemble des droits protégés par ce texte, ne figure aucun droit à un environnement sain, à la protection de l’écologie. « Ce n’est pas comme ça qu’a été pensé le texte, mais pour se focaliser sur les droits fondamentaux, comme la liberté d’expression ou le droit à un procès équitable », argue l’avocate.

Par ailleurs, la Cour n’intervient que quand on la saisit. « A la différence, par exemple, du Conseil constitutionnel qui peut être saisi très tôt – dès qu’un acte législatif est édicté –, elle arrive en bout de course du processus contentieux interne sous peine d’irrecevabilité », avance Nicolas Hervieu. 

Le juriste estime également que la juridiction s’est prononcée à un « moment de maturité » de la question climatique, les longs délais justifiant que cette dernière intervienne plus tardivement devant la Cour européenne des droits de l’homme que devant la Cour de justice de l’Union européenne, laquelle peut être saisie en cours de procédure. Si la France a été épinglée à deux reprises par l’institution, la Bulgarie avait été le premier État de l'Union européenne à être condamné, en 2017, sur la question de la pollution atmosphérique par la CJUE, en raison du « non-respect systématique et persistant » de valeurs limites en particules fines dans un certain nombre de villes du pays. 

Une dernière explication tiendrait au fait que la démarche d’activisme climatique consistant à solliciter les juridictions pour obtenir des injonctions est un réflexe assez récent. C’est ce que laisse entendre Nicolas Hervieu : « Depuis 10, 15 ans, il y a eu une vraie prise de conscience des associations et des acteurs de la lutte climatique, qui sont passées du plaidoyer climatique à l’action contentieuse ». Du point de vue du juriste, cela permettrait d’avoir une action contraignante et de visibiliser les plaidoyers ; d’ouvrir « un débat contentieux qui force les autorités à s’expliquer ».

Pas de création « de toutes pièces »

En dépit du caractère résolument novateur unanimement salué, les spécialistes interrogés par le JSS penchent toutefois tous du côté de la mesure. Tout d’abord, car si la question du réchauffement climatique et de l’inaction des Etats a été formulée sous l’angle juridique très récemment, ce n’est pas la première fois que la Cour européenne des droits de l’homme a vocation à se prononcer sur l’écologie et l’environnement. « Elle n’a pas, dans l’arrêt rendu le 9 avril, créé de toutes pièces une articulation entre les droits protégés par la Convention et les enjeux environnementaux », nuance Nicolas Hervieu.

Et effectivement, la Cour de Strasbourg n’a pas attendu l’affaire concernant la Suisse pour s’intéresser à la question et considérer que l’exercice des droits garantis par la Convention pouvait être compromis par la dégradation de l’environnement. Elle développe, depuis un peu plus de vingt ans, une jurisprudence plutôt fournie sur ces questions, et a déjà statué sur plus de 300 requêtes ayant trait à l’environnement, comme le pointait récemment le Conseil de l’Europe.

En 2009, par exemple, dans une affaire Brânduse c. Roumanie dans laquelle un homme faisait valoir que des nuisances olfactives générées par une ancienne décharge située à proximité de sa cellule de prison affectaient sa qualité de vie et son bien-être, la Cour avait conclu à la violation de l’article 8 de la Convention, faute pour les autorités roumaines d’avoir pris les mesures nécessaires.

« La Cour n’ouvre pas la boîte de Pandore »

Par ailleurs, « en franchissant un pas, la Cour l'a compensé par d’autres éléments », note Nicolas Hervieu. Dans son approche, la juridiction internationale reste pragmatique. « Elle garde malgré tout une interprétation très objective, car dans sa décision sur la Suisse, elle rejette les actions des requérantes personnes physiques en considérant qu’elles ne peuvent pas prétendre à la qualité de victimes », abonde Marie Ollivier. La juridiction rappelle en effet dans son arrêt que pour pouvoir prétendre à la qualité de victime dans le cadre de griefs liés au changement climatique, un requérant individuel doit démontrer qu’il est « personnellement et directement touché » par l’action ou l’inaction des pouvoirs publics. Une démonstration qui n’est, selon elle, pas établie.

« La Cour n’a pas largement ouvert son propre prétoire. 480 millions d’Européens ne peuvent pas la saisir pour autant : elle n’ouvre pas la boîte de Pandore des recours très ouverts », affirme Nicolas Hervieu, qui invite à « ne pas exagérer la portée » de cet arrêt, aussi historique qu’il soit. En cause : la marge d'appréciation des Etats, qui doit être conjuguée avec l'obligation positive d’action des Etats contre l’inaction climatique. « La juridiction fait un saut qualitatif majeur de se mettre en situation de pouvoir évaluer si un Etat a agi suffisamment, mais dans cette tâche, elle revient à une doctrine classique : les Etats ont une certaine latitude pour mettre en œuvre leurs obligations, d’autant que ce sont des décisions économiques, sociales, qui doivent être prises au niveau national. »

La décision concernant la Suisse n’ouvrira donc probablement pas la possibilité, pour n’importe quelle personne physique qui vit dans l’un des Etats membres, de saisir la juridiction internationale. C’est d’ailleurs ce que vient notamment confirmer l’arrêt concernant le Portugal, rendu le même jour, dans lequel la requête de six jeunes Portugais réclamant la condamnation de 32 Etats pour inaction climatique a été jugée irrecevable. « Cette décision est une façon pour la Cour de dire “vous me demandez quelque chose qui serait une révolution : devenir une cour mondiale climatique, mais ce n’est pas mon objet. Peu importe l’importance de la gravité du réchauffement climatique, ça ne permet pas de transformer mon office ni les obligations des Etats” », tempère Nicolas Hervieu.

Les conditions d’accès à la juridiction devraient donc rester, avance Marie Ollivier, extrêmement restreintes. « Ces barrières existent pour faire face à l’afflux des requêtes. C’est une manière de réguler les demandes (...) Entre la requête et le moment où l’on obtient l’arrêt, 95 % des affaires ne vont pas au bout de leur parcours car elles ne sont pas déclarées recevables », pointe l’avocate. 

Un outil supplémentaire à la portée incertaine

Nul doute cependant que l’arrêt concernant la Suisse donnera du grain à moudre aux associations et aux juristes qui les accompagnent. « Je me pose déjà la question de savoir comment je pourrai à l’avenir utiliser cet arrêt », confie Marie Ollivier. « Avoir un organe de justice supérieur qui écrit qu’un Etat doit mettre en œuvre des mesures efficaces pour lutter contre les effets du réchauffement, et qui, s’il ne le fait pas, entraîne une violation des droits fondamentaux, sera très utile. »

Le fait de mettre en lumière le rôle clef joué par les juridictions nationales « est à rapprocher de ce qu’a fait le Conseil d’Etat quand il a condamné la France dernièrement et constaté qu’elle ne respectait pas ses propres engagements », observe Marie Ollivier. Rappelons que le 10 mai dernier, le Conseil d’Etat avait constaté que les ministères chargés de la transition écologique n’avaient pas pris les mesures nécessaires à garantir l’atteinte des objectifs climatiques de -40 % d’émissions de gaz à effet de serre en 2030, pourtant inscrits dans la loi.

L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme est donc « un outil supplémentaire dont on ne connaît pas encore la portée réelle qu’il peut avoir », pondère Nicolas Hervieu. Un avis partagé par Jean-Philippe Rivaud, qui estime impossible de savoir à ce stade si la décision concernant la Suisse ne restera « qu’un arrêt d’espèce » ou s’il revêtira une portée plus générale. D’autant que l’arrêt en question semble n’avoir eu qu’un faible écho, pour l’heure, au sein de la Justice, puisqu’ « aucune communication ni analyse du ministère » n’a été produite. 

« Il peut y avoir un décalage entre ce que disent certains avocats, certaines ONG, et ce qui se passe dans les tribunaux », admet aussi le président de l’AFMJE. « Les magistrats sont conscients de l’impact de la jurisprudence de la Cour sur leur pratique, mais ils savent très bien que ça n’a pas de conséquences immédiates, et encore moins sur le contentieux de tous les jours. »

La Suisse va-t-elle légiférer ?

En attendant, reste à savoir si la Suisse va légiférer. Mais en la matière, « on tombe ici sur des questions qui seront plus politiques que juridiques », indique Marie Ollivier. 

Le gouvernement suisse a beau avoir (sobrement) indiqué, le 9 avril, qu’il « prenait acte » de la condamnation, il demeure libre de ne pas en tirer les conséquences, les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme n’ayant qu’un caractère déclaratoire et non une force exécutoire qui obligerait les Etats à agir. « Si aujourd’hui la Suisse n’a pas envie de se saisir de cet arrêt et souhaite prendre le risque d’être potentiellement condamnée à nouveau, pas grand-chose ne peut l’en empêcher. Mais on peut espérer qu’elle fera mieux », appuie l’avocate. 

Une condamnation par la Cour est toutefois loin d’être anodine, et emporte des sanctions pécuniaire et symbolique importantes, ce qui peut pousser les pays à se mettre au diapason. « Il y a eu, dans l’histoire du droit, des avancées juridiques largement influencées par la Cour, notamment en France avec la réforme de la garde à vue », souligne Marie Ollivier. « Le droit pousse le politique, on l’a vu plusieurs fois dans la procédure pénale française », confirme, en écho, Jean-Philippe Rivaud. 

Mais bien que la jurisprudence de la juridiction internationale ait pu influer sur le droit, elle l’a souvent fait sur un temps long. C’est pourquoi le magistrat invite à « ne pas monter en haut de l’arbre en criant victoire ». D’autant que le climat, lui aussi, s’inscrit dans la durée : « Ce n’est pas parce qu’on appuie sur le bouton de la loi que le bouton du climat va se refroidir. »

Bérengère Margaritelli

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