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DÉCRYPTAGE. Devoir de vigilance aux niveaux européen et français : le point sur les dernières évolutions

DÉCRYPTAGE. Devoir de vigilance aux niveaux européen et français : le point sur les dernières évolutions
Publié le 28/03/2024 à 12:02

Après un véritable parcours du combattant pour la fameuse « CS3D », un texte de compromis a finalement été approuvé, le 15 mars, et n'attend désormais plus que le vote du Parlement européen. Aurélie Vucher-Bondet, avocate associée au cabinet Cornet Vincent Ségurel, décrypte les enjeux de cette directive sur le devoir de vigilance en matière de durabilité, et revient sur les multiples ajournements l'ayant frappée.

En décembre 2023, les trois institutions européennes (Commission, Conseil et Parlement) avaient validé leur position commune sur le projet de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, également appelée CS3D pour Corporate sustainability Due Diligence Directive.

Après plusieurs reports du vote sur la version définitive du texte et la crainte que le projet de directive soit définitivement enterré, le Comité des Représentants Permanents ou « Coreper », organisme qui prépare les travaux du Conseil de l’Union Européenne, a finalement donné son aval le 15 mars dernier à un compromis comportant des ajustements importants.

Pour quelles raisons le vote sur la directive CS3D a-t-il été reporté ?

Pour qu’une directive soit adoptée, celle-ci doit obtenir le soutien d’une majorité qualifiée, constituée de 55 % des Etats membres représentant au moins 65 % de la population européenne. Depuis l’impulsion de la France avec l’adoption de la loi n°2017-399 relative au devoir de vigilance concernant les entreprises de plus de 5 000 employés en France ou plus de 10 000 en France et dans le monde, d’autres Etats membres ont également adopté des lois en ce sens avant même l’adoption de la directive européenne. Une loi de diligence (LkSG) est entrée en vigueur début 2023 en Allemagne et s’appliquait aux entreprises de 3 000 employés avant que son seuil d’application ne soit abaissé à 1 000 employés.

La directive CS3D, dans son texte qui devait être voté en février, visait à s’appliquer aux entreprises employant plus de 250 personnes et dont le chiffre d’affaires était supérieur à 40 millions d’euros, s’appliquant ainsi à 14 000 entreprises supplémentaires en Europe. Le nombre de sociétés qui devraient se mettre en conformité avec les exigences de la directive CS3D étant par conséquent bien plus élevé, l’Allemagne avait alors émis son intention de s’abstenir lors du vote. En guise de compromis, la France avait proposé de remonter le seuil de la directive CS3D au niveau de la loi française à 5 000 salariés. Toutefois, craignant que d’autres Etats membres suivent la position de l’Allemagne et que la majorité qualifiée ne soit pas atteinte, le Coreper aurait alors décidé de reporter le vote.

Le 15 mars 2024, afin de répondre aux préoccupations exprimées par les Etats membres avant les prochaines élections européennes prévues en juin, les ajustements suivants ont été pris par le Coreper :

-        Les seuils ont été revus à la hausse : désormais, les entreprises européennes de plus de 1 000 employés (au lieu de 500 initialement) réalisant un chiffre d’affaires mondial net de plus de 450 millions d’euros (au lieu de 150 millions d’euros, ainsi que les entreprises des pays tiers réalisant un chiffre d’affaires net dans l’Union européenne de plus de 450 millions d’euros, seront concernées.

-         En fonction de la taille des entreprises, l’application de la directive se fera de façon progressive à compter de son entrée en vigueur, sachant que les seuils du nombre d’employés et du chiffre d’affaires sont cumulatifs :

Durée pour les entreprises pour se mettre en conformité à compter de l’entrée en vigueur de la vigueur

Nombre d’employés supérieur à

Chiffre d’affaires mondial supérieur à

Entreprises de pays tiers dont le chiffre d’affaires au sein de l’Union est supérieur à

3 ans

5.000

1,5 milliard d’euros

1,5 milliard d’euros

4 ans

3.000

900 millions d’euros

900 millions d’euros

5 ans

1.000

450 millions d’euros

450 millions d’euros

Le projet adopté le 15 mars dernier par le Coreper prévoit également l’exemption de la société mère lorsque son activité principale est la détention des titres de ses filiales opérationnelles et l’encadrement de la responsabilité civile de l’entreprise. Enfin, la dernière version de la directive a supprimé de son champ d’application la catégorie des secteurs d’activité à haut risque ainsi que le lien entre le plan de transition climatique et la rémunération variable des dirigeants. Ce projet définitif doit encore être approuvé par la Commission puis par le Parlement avant que la directive ne soit publiée. Sous réserve de son adoption, la directive devrait être transposée par les Etats membres d’ici 2026.

Quel impact pour les entreprises ?

L’intérêt de cette directive réside notamment dans l’alignement des normes internationales sur le devoir de vigilance avec des conditions de concurrences équitables entre les entreprises européennes. Les entreprises concernées par la directive devront établir une politique de vigilance, identifier et évaluer les risques liés au développement durable dans leurs opérations et leurs chaînes d’approvisionnement, avant de préciser les actions mises en œuvre pour atténuer et prévenir ces risques.

En plus de veiller à minimiser l’impact que leurs activités peuvent avoir sur l’environnement et la société, les entreprises devront également surveiller les pratiques de leurs fournisseurs en vérifiant notamment l’origine des biens fournis, les méthodes de production utilisées, ainsi que les répercussions de ces processus sur le climat et l’environnement. Les entreprises devront ainsi évaluer les risques en procédant à un audit de conformité de leurs partenaires commerciaux afin de ne pas se mettre en infraction avec les exigences de la directive. A titre d’exemple, les PME dont les clients seront soumis aux obligations de la directive CS3D devront se mettre en conformité avec les attentes en matière de limitation d’émissions de gaz à effet de serre, revaloriser éventuellement les salaires tout le long de la chaîne de valeur etc.

Et en France, en attendant l’adoption de la directive ?

En France, la loi sur le devoir de vigilance promulguée en 2017 oblige les entreprises à notamment publier un plan de vigilance sur les risques humains et environnementaux de leurs activités, y compris des activités de leurs filiales ou de leurs sous-traitants. Depuis 2019, une vingtaine d’actions ont été entreprises à l’encontre de sociétés pour manquement à leur devoir de vigilance, mais une seule a abouti à ce jour à une condamnation, les autres actions n’ayant pas été plus loin que le stade de la mise en demeure, les autres ayant le plus souvent été rejetées pour des raisons procédurales.

Un sous-traitant de la Poste, la société Derichebourg, avait fait travailler des sans-papiers et le syndicat Sud PTT avait alors assigné le groupe La Poste pour manquement à son devoir de vigilance. En décembre 2023, le tribunal judiciaire de Paris a pour la première fois sanctionné une entreprise pour manquement à son devoir de vigilance en condamnant la Poste à compéter son plan de vigilance par une cartographie des risques et à mettre en place un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements coconstruits avec les organisations syndicales.

Il convient de préciser qu’aucun décret d’application n’avait été pris à l’issue de l’adoption de la loi sur le devoir de vigilance de 2019, rendant ainsi la tâche plus difficile pour les entreprises pour déterminer précisément ce qui était attendu d’elles. Les magistrats ont désormais la possibilité d’aiguiller les entreprises dans l’établissement de leur plan de vigilance grâce à la jurisprudence qui sera rendue sur ce fondement. En effet, en raison du nombre croissant de recours sur le fondement du manquement au devoir de vigilance, une nouvelle chambre 5-12 a été créée au sein de la cour d’appel de Paris. Cette nouvelle chambre spécialisée a pu, le 5 mars 2024, examiner trois premières affaires dans lesquelles sont mises en cause TotalEnergies, Suez et EDF.

Le 28 février 2024, le juge des référés du tribunal judicaire de Paris a déclaré irrecevables les demandes des ONG « Les Amis de de la Terre », « Survie » et quatre associations ougandaises au motif que ces dernières n’auraient pas « suffisamment dialogué avec Total avant d’aller dans le prétoire ». Le tribunal judiciaire de Paris a également débouté une association mexicaine de défense des droits humains et l’ECCHR (Centre européen pour les droits constitutionnels et humains) de son action à l’encontre d’EDF concernant un projet de parc éolien au motif que les mises en demeure et les assignations traitaient de plans de vigilance différents.

C’est également sur ce fondement que quatre associations qui avaient assigné Suez pour manquement à son devoir de vigilance dans le cadre de la contamination du réseau d’eau potable dans une ville au Chili par une société contrôlée par Suez avaient été déboutées par le tribunal judicaire de Paris. En première instance, le tribunal judiciaire de Paris avait déclaré irrecevables les actions intentées par des associations. La chambre 5-12 de la cour d’appel de Paris rendra son délibéré sur ces trois affaires le 18 juin prochain.

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