Il est caché dans un repli. Le
dernier repli des Vosges avant la plaine d’Alsace. Bastionné et semi-enterré,
il permettait aux Allemands, pendant la durée de l’annexion, de s’y déployer et
de s’y replier pour défendre Strasbourg.
On l’appelle le Fort Foch.
Construit avec treize autres
forts à partir de 1872 par les Prussiens sur ordre du général Von Molkte, il
assurait, avec ses 42 pièces d’artillerie, la défense en ceinture de la
capitale alsacienne.
Il est situé sur la commune de
Niederhausbergen, dont les habitants sont, par latinisation du nom germanique
de cette cité… les Infradomimontains… Certains ont parfois voulu les nommer les
« oiseleurs », eu égard au blason de la commune portant, outre un
chêne d’or, trois merlettes au bec tranché.
Si merles et merlettes
survolent le Fort Foch, c’est peut-être pour y taquiner les macaques.
Le Fort Foch héberge en effet
depuis 1978 le Centre de Primatologie de l’université de Strasbourg, désormais
intitulé SILABE, un acronyme anglais signifiant « Simian Laboratory Europe ». Près de 1 000 singes
(actuellement 800) occupant en semi-liberté un espace boisé de 7 hectares
y vivent et y sont observés dans le cadre d’études éthologiques par les
chercheurs. Macaques, capucins, singes verts, ouistitis, tamarins pinchés à crête
blanche, lémuriens… cohabitent pacifiquement autour du bastion.
Avant d’accueillir des singes,
le Fort Foch a accueilli des explosifs, stockés en masse au début des années
1950 entre ses murs épais. Malheureusement, le 17 novembre 1953,
200 tonnes d’explosifs ont accidentellement explosé. Six ouvriers ont
péri. Le Fort fut dès lors laissé à l’abandon avant d’être repris par
l’Éducation nationale puis l’université.
Avant d’accueillir des
explosifs, le Fort avait accueilli pendant la Seconde Guerre mondiale des
prisonniers, notamment yougoslaves, détenus par les Allemands ayant retrouvé
avec plaisir lors de la ré-annexion de l’Alsace « leur » forteresse
dénommée à l’origine « Veste Kronprinz » en l’honneur du prince
impérial héritier de la couronne germanique.
Certains de ces prisonniers ont
laissé sur les murs de l’édifice fortifié un souvenir coloré particulièrement
émouvant et historiquement intéressant.
Courant 1944, des officiers
serbes incarcérés à Niederhausbergen décident en effet d’exprimer leur foi
intense et leur talent d’artistes au travers d’œuvres picturales murales
rappelant les édifices religieux de la Serbie. C’est ainsi que naît l’idée de
la création, dans les casemates du Fort, d’une chapelle portant le nom du plus
vénéré des Saints de l’Orthodoxie serbe, Saint Sava.
Ce Saint, mort au
XIIIe siècle, fils d’un joupan (noble exerçant des fonctions de
responsable territorial), est considéré par les fidèles comme isapostole,
c’est-à-dire égal aux apôtres. Il est le fondateur de l’église autocéphale
orthodoxe serbe. Son frère a été couronné premier roi de Serbie. Il est
l’auteur d’un code contenant des lois civiles et des lois ecclésiastiques, et
il a créé de nombreuses écoles autour des monastères.
Les geôliers allemands ne
s’opposent pas au projet de création de cette chapelle et fournissent les
pigments et les outils nécessaires.
Les travaux sont dirigés par
Stanislav Belozanski, peintre, scénographe au Théâtre populaire de Belgrade.
Les esquisses sont dessinées
par un autre détenu, Pavle Vasic, peintre, historien d’art, professeur à
l’université de Belgrade. Ce dernier a en mémoire les principales icônes de
l’art orthodoxe serbe.
Il réalise en effet une Vierge
à l’Enfant (illustration) manifestement inspirée de la célèbre icône de la
« Mère de Dieu aux trois Mains » conservée au monastère de tradition
serbe de Hilandar, situé dans la République monastique du Mont-Athos, un
territoire autonome qui n’est pas dans l’espace Schengen bien que se trouvant
en Grèce.
La légende rapporte que c’est
Saint Sava qui a apporté la précieuse icône à Hilandar.
De belles fresques à caractère
religieux, inspirées du décor des monastères orthodoxes serbes médiévaux,
réalisées en mars et en avril 1944, transforment dès lors la grisaille des murs
du Fort. Des textes en cyrillique les accompagnent. Les Allemands acceptent de
procéder à une inauguration de la chapelle le 13 avril 1944, sous
l’autorité d’un colonel de la Wehrmacht, avec le concours d’une chorale de
prisonniers dirigée par l’un des fondateurs de l’académie de musique de
Belgrade.
Les fresques, tombées dans
l’oubli, sont redécouvertes en 1989 et sont protégées en 1990 au titre des
monuments historiques.
L’ouvrage fortifié de
Niederhausbergen ? Un Fort infradomimontain ayant à l’origine
42 batteries d’artillerie, portant le nom d’un maréchal français
catholique officier d’artillerie, général en chef des poilus, abritant une
chapelle orthodoxe dédiée à un Saint créateur d’une batterie d’écoles, peinte
religieusement par des officiers serbes très croyants et talentueux privés de
liberté par des officiers allemands, au cœur d’une végétation alsacienne
abritant des primates très poilus en semi-liberté…
Étienne Madranges,
Avocat à la cour,
Magistrat honoraire
Légende : Le Fort Foch à
Niederhausbergen (Bas-Rhin) près de Strasbourg, abritant 800 singes, la
chapelle Saint Sava créée et peinte dans le Fort par des prisonniers serbes en
1944, une fresque inspirée d’une célèbre icône orthodoxe serbe, un texte en
cyrillique accompagnant cette fresque (photos tirées de l’ouvrage Prisons, patrimoine de France, éditions
LexisNexis, publié en 2013 par l’auteur de cette chronique)