L’idée peut surprendre, tant les critiques pleuvent sur
la proposition européenne de Digital Market Act. On se souvient, notamment, de
celles de Tim Cook,
le patron d’Apple, affirmant que les obligations prévues
par le futur règlement européen, pouvant conduire à imposer des alternatives à
la seule plateformes AppStore, risquerait de nuire à la vie privée des
utilisateurs. En cherchant à réguler les GAFAM, on lèserait finalement les
consommateurs… D’autres arguments, plus frontaux, stigmatisent une méthode trop
fruste, occultant l’approche économique « par les effets » à laquelle avait
habitué l’analyse antitrust des dernières décennies. Et finalement, le projet
est suspecté de faire de l’Europe un repoussoir économique…
Pourtant, depuis l’élection de Joe Biden, d’autres voix
se font entendre outre-Atlantique sur ce sujet de la régulation des
plateformes. Et même du côté des Républicains, comme on a pu le voir lors des débats
autour du Tougher Enforcement Against Monopolies Act. S’il n’existe pas
de consensus sur la manière, Républicains et Démocrates s’accordent sur la nécessité de mieux
encadrer le pouvoir des plateformes. Évidemment,
c’est du côté de la nouvelle administration que le discours est le plus
volontariste. Et l’on est presque surpris de retrouver des éléments de langage
qui pourraient résumer l’esprit du Digital Market Act.
En 2017, Lina Khan, la nouvelle présidente de la Federal
Trade Commission, plaidait ainsi pour un droit antitrust qui « accorderait
une attention particulière aux barrières à l’entrée, aux conflits d’intérêts, à
l’émergence de Gatekeepers et aux risques de goulets d’étranglement, à
l’utilisation et au contrôle des données, et à la dynamique du pouvoir de
négociation ». Et l’on
s’aperçoit que la vision américaine de la régulation des GAFAM n’est peut-être
pas aussi éloignée de ce qui est en train d’émerger de ce côté-ci de l’Atlantique.
Du droit antitrust au Digital Market Act
Est-ce si surprenant ? Pas
vraiment, car au fond, ce que proposent les Européens n’est ni plus ni moins
qu’un retour aux sources de l’antitrust, à l’époque où celui-ci se souciait d’une surveillance étroite de
la structure du marché (ce que l’on appelait jadis, l’école de Harvard). Bien
sûr, la méthode a de quoi surprendre, après des décennies durant lesquelles la
doctrine dominante et les juges ont pu insister sur la nécessité d’avoir une
approche « pas à pas », circonstanciée… Toutefois, l’émergence des
plateformes « ultradominantes » a remis en cause la pertinence de cet
excès de prudence qui pourrait laisser trop d’inertie à des pratiques dont les
effets risquent d’être irrémédiables. Les architectes de l’antitrust
semblent à nouveau favorables à une logique interventionniste reposant sur des
présomptions de nocivité de ces pratiques. Un recul de près de 15 ans sur les
stratégies adoptées par ces plateformes permettent au demeurant assez bien
d’apprécier les dommages faits à l’économie pour proposer des remèdes plus
rapides et plus efficaces.
Bien sûr, la méthode n’est pas exempte
de critiques, notamment sur la question du champ d’application du texte,
déterminé sans nuance et avec imprécision. On peut aussi regretter qu’aucune
place spécifique n’ait été faite aux victimes de ces pratiques pour éviter ou
réparer leur dommage. Mais sur le plan substantiel, la révolution annoncée
n’est peut-être pas aussi profonde que ce que l’on veut bien parfois dire. Le Digital
Market Act est un outil largement imprégné de l’esprit du droit antitrust.
Nombre d’obligations qu’il dessine sont en réalité la reprise de principes
dégagés dans les contentieux européens. La jonction faites entre données et
puissance économique reprend la trame de la décision Facebook rendue par le
Bundeskartellamt (l’autorité de concurrence allemande). L’interdiction du
« self-preferecing » évoque la décision Google,
tandis que la restriction concernant la distribution sur les « marketplaces »
renvoie au
contentieux Amazon de la Commission européenne.
Si le Digital Market Act puise
dans les précédents, son influence se fait déjà sentir, avant même son
adoption. L’administration américaine y voit une source d’inspiration. Quant
aux juridictions européennes, le Tribunal de l’Union suggère dans son jugement
Google une certaine obligation de neutralité pour les plateformes essentielles
devançant presque la régulation sectorielle annoncée par cet instrument qui
s’annonce comme un des textes les plus importants du droit économique européen.
Jean-Christophe Roda,
Agrégé des facultés de droit,
Professeur à l’Université
Jean Moulin-Lyon 3
Luc-Marie Augagneur,
Avocat associé,
Cornet Vincent Ségurel