La Géorgie vient de renouveler
son gouvernement issu du parti pro-russe Rêve géorgien. La Moldavie
réussira-t-elle, pour sa part, à se libérer de l’asservissement que Moscou
cherche à imposer, par la manipulation ou par les armes, à ses frontaliers européens
?
Sur fond de tentatives de
déstabilisation russes, la Moldavie vient de vivre deux événements électoraux
majeurs : le premier tour de son élection présidentielle et le référendum sur
son adhésion à l'Union européenne. Ces deux choix pourraient avoir de lourdes
conséquences sur l'évolution du pays, situé entre la Roumanie et l'Ukraine,
indépendant depuis l'implosion de l'URSS et candidat à l'adhésion à l'UE depuis
2022.
De l’autre côté de la mer
Noire, les citoyens Géorgiens appelés aux urnes le week-end passé, on reconduit
au pouvoir le parti pro-russe Rêve géorgien, déjà en place depuis douze
ans. L'opposition pro-occidentale géorgienne, qui accuse le gouvernement
sortant de graves régressions en matière de démocratie, lui reproche son
orientation pro-russe, masquée par une attitude de façade pro-européenne (la
Géorgie a en effet déposé une demande d'adhésion à l'UE en même temps que
l'Ukraine et la Moldavie).
Pour mieux cerner les enjeux
décisifs de ces élections, le Centre Grande Europe (CGE), dédié aux questions
d’élargissement de l’Union européenne, de l’Institut Jacques Delors (IJD) et le
Centre de recherches internationales de Sciences Po ont organisé une discussion
sur le sujet.
Soumission cognitive ou
soumission armée
L’ancien ministre moldave des
Affaires étrangères, Nicu Popescu, revient sur la situation politique dans son
pays. Il rappelle les résultats du référendum qui vient d’avoir lieu :
50,4% des votants se sont exprimés en faveur d’une modification de la
Constitution pour y introduire l’adhésion à l’UE comme un objectif fondamental.
Quant aux élections présidentielles, la présidente pro-occidentale sortante,
Maia Sandu, a obtenu 42% des voix au premier tour. Néanmoins, le deuxième tour
sera, selon, lui « très difficile », puisque la situation
moldave « est et restera très compliquée ». Car au-delà de la
guerre en Ukraine qui soulève des défis sécuritaires importants, la Moldavie
fait partie des cibles d’une « propagande acerbe ». Même si le
pays est parvenu à maintenir sa démocratie et la liberté de ses médias, les
attaques russes et la corruption politique participent à l’érosion de ses
institutions. L’investissement russe, très structuré, y prend la forme de
réseaux pyramidaux pour manipuler les votes – en particulier par l’achat de
voix – et fausser très sérieusement les urnes. Les autorités moldaves ont
d’ores et déjà procédé à l’arrestation de plusieurs personnes, et elles
estiment que ce réseau serait composé d’environ 230 000 individus. Les
élections en cours démontrent qu’il s’agit d’une toile particulièrement
difficile à démanteler à court terme, et d’une ampleur que Nicu Popescu juge « dangereuse
et inquiétante ».
La situation apparaît
d’autant plus préoccupante que le contexte économique reste « très
compliqué » depuis deux ans et demi. La Moldavie est en effet très
impactée par les effets économiques de la guerre en Ukraine. Elle subit
l’inflation, une baisse importante du pouvoir d’achat, et manque
d’investisseurs – qui craignent la dégradation du contexte sécuritaire. Ces
circonstances conditionnent l’humeur de la population, que Nicu Popescu décrit
comme « fatiguée ».
L’ancien ministre pour
l’intégration euro-atlantique de Géorgie et chercheur associé au CGE-IJD,
Thorniké Gordaze, a présenté le scrutin en Géorgie. Il précise que « l’ingérence
russe » s’y révèle particulièrement « frappante » –
la Moldavie, la Géorgie et l’Ukraine étant les trois pays de première ligne
face à la Russie et au « poutinisme » comme modèle politique,
c’est-à-dire comme alternative à la démocratie libérale. Or, en Moldavie et en
Géorgie, si elle n’utilise pas les armes pour l’obtenir, la Russie tente tout
de même d’atteindre le « même but » qu’en Ukraine. Selon
Thorniké Gordaze, ces deux pays devraient donc constituer des lieux
stratégiques pour l’Europe. Il y est concrètement moins dangereux
d’empêcher la victoire russe, puisqu’il n’y a pas de guerre. Pourtant, l’Union
européenne ne s’est pas saisie de la situation.
En Géorgie, la stratégie
russe, « très efficace », pour influencer les votes,
consistait à sous-traiter au gouvernement. Les messages et les narratifs russes
sont ainsi distillés en géorgien par la force politique qui se prétend
patriotique et pro-européenne, ce qui mène à un « impressionnant
brouillage » du message. Le gouvernement « avance
masqué » : il critique par exemple l’Occident « du matin
au soir », tout en sachant que 80% de la population géorgienne se montre
en réalité pro-européenne.
Depuis 2012, il ne fait aucun
doute que le gouvernement géorgien reconduit ce week-end entretient des liens
spécifiques avec la Russie et que la trajectoire européenne ne représente qu’un
instrument. Thorniké Gordaze déplore que l’Union européenne ait pourtant « applaudi »
ce gouvernement, au lieu de s’en inquiéter, allant jusqu’à dire, en 2015, qu’il
devait servir de modèle à l’Ukraine. Le revirement n’a émergé en Europe qu’au
moment de l’invasion russe en Ukraine, en février 2022. À cette époque, le
gouvernement géorgien a commencé à critiquer l’Union européenne, l’accusant de
se trouver à l’origine de la guerre, défendant l’idée que la tentative de
l’Ukraine d’intégrer l’UE pouvait être l’origine du conflit.
Concernant sa propre
intégration à l’UE, la Géorgie n’a obtenu la reconnaissance de sa vocation
européenne qu’en décembre 2023, bien après la Moldavie et l’Ukraine. Son statut
de candidate s’est accompagné de neuf conditions à remplir par le gouvernement
géorgien. Ce dernier a provoqué un « sabotage » de la
candidature du pays, en particulier en adoptant une loi contre la propagande
LGBT – véritable copie de la loi russe en la matière. Bruxelles avait en effet
explicitement fait la demande que cette loi, étant contraire au processus
d’intégration, ne soit pas adoptée.
La campagne électorale
géorgienne s’est déroulée sur fond d’intimidation (le chef du principal parti
de l’opposition a par exemple été passé à tabac en mai dernier), de propagande
(qui représente les leaders de l’opposition en chiens enragés), de sondages « délirants »
et de distribution d’argent – par le biais d’emplois fictifs en particulier.
Les quatre forces de l’opposition avaient signé une charte annonçant qu’en cas
de victoire, elles formeraient un gouvernement de coalition pour mettre en
œuvre les neuf conditions nécessaires à l’intégration européenne. De son côté,
la propagande diffusait l’idée que choisir l’opposition condamnait le pays à la
guerre avec la Russie…
Marie Mendras, autrice de La
guerre permanente. L’ultime stratégie du Kremlin (Calmann-Lévy 2024),
dépeint le « tableau très sombre » dans lequel s’inscrivent
ces élections. Pour elle, l’intimidation et l’ingérence russes en Moldavie et
surtout en Géorgie peuvent être analysées comme une revanche de la Russie sur
ce qu’elle n’a pas réussi à obtenir en Ukraine, et qui l’a menée à la guerre.
Elle souligne que l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie subissent depuis
toujours l’« incroyable intimidation » de la Russie. C’est
précisément cette influence, ainsi que la manipulation des sondages, qui font
que les élections moldaves et géorgiennes n’en sont plus en réalité. Ce constat
doit, selon elle, inviter l’UE à une « extrême vigilance ». La
prudence dont l’Europe fait preuve devient en effet dangereuse, voire « insupportable ».
Ainsi, l’UE va se trouver,
dans les semaines à venir, face au défi majeur de faire un choix stratégique de
long terme. Et pour Marie Mendras, l’implication européenne, ainsi que celle de
l’OTAN, doivent absolument être amplifiées – jusqu’à ouvrir un plan
d’accession de l’Ukraine à l’OTAN.
Sophie
Benard