Le 25
janvier dernier, la délégation sénatoriale aux entreprises organisait une table
ronde intitulée « Défis de l’entreprise : le regard des
économistes ». Les intervenants y ont décrit le contexte actuel, et ont
avancé les points à prendre en compte dans l’analyse des difficultés
rencontrées par les TPE et PME.
Lors de la table ronde dédiée aux défis pour les entreprises organisée par la délégation sénatoriale aux entreprises le 25 janvier, Nicolas Bouzou, économiste et
essayiste, directeur du cabinet de conseil Asterès, évoque, par le biais du
Farm to Fork (de la ferme à la fourchette) adoptée en 2021 par le Parlement
européen, la question des études d’impact et de l’évaluation. Celles réalisées
après l’adoption de cette mesure, ont montré qu’elle aboutissait en réalité à
une diminution de la production en Europe, en particulier dans le secteur de
l’élevage. L’économiste regrette donc que ce type de travaux ne soit pas mis en
place en amont des décisions appliquées. Il précise que la France fait preuve
d’un véritable déficit en matière de politique d’impact et d’évaluation.
Ce
problème se trouve lié à un second, celui de « la prolifération des normes ».
Car en l’absence d’évaluation correcte d’une loi ou d’un règlement, il devient
effectivement plus difficile de militer pour son retrait. Conséquence : les
normes se multiplient, s’ajoutent les unes aux autres et finissent par
représenter un cout certain pour tous les secteurs d’activité.
Amplifier
la réindustrialisation
Le
directeur d’Asterès revient ensuite sur la stratégie de réindustrialisation
mise en place par le gouvernement français. Cette décision fait
consensus : « on est à peu tous d’accord pour dire que notre
pays s’est très fortement désindustrialisé et que c’est un problème à beaucoup
d’égards ». Ainsi, non seulement l’industrie est le lieu privilégié de
la recherche et du développement, mais c’est encore le domaine qui exporte le
plus. Des mesures favorables ont donc été prises depuis six ans, notamment
fiscales. Nicolas Bouzou observe les premiers résultats, « le
début de quelque chose » se met en place. Si les créations d'usines se multiplient, et n’ont peut-être jamais été aussi nombreuses, grâce à une
attractivité retrouvée du pays, quelques nuances s’imposent tout de même.
Par
exemple, les projets demeurent plutôt modestes. Ils se concentrent davantage
sur la modernisation que sur l’extension. Or, remettre une friche aux normes
actuelles constitue un processus incroyablement couteux. Il faut surtout
prendre conscience que l’environnement industriel n’est plus le même qu’au
siècle dernier : les besoins et les problématiques géographiques ont
changé. Le directeur d’Asterès voit une nécessité de créer d’autres espaces
industriels. On assiste désormais à un hiatus entre la volonté de
développement, et la production industrielle réelle qui augmente lentement.
Notons qu’aux États-Unis, les surfaces réservées aux mises en chantier explosent au point
d’atteindre le rythme de la Chine des années 1980, alors qu’il « n’y
a pas beaucoup de nouvelles usines » en France, constate Nicolas
Bouzou.
La
dynamique des États-Unis démontre pourtant qu’une telle réindustrialisation
reste accessible aux pays développés. Pour comprendre ce qu’il se passe en
France, ce ne sont pas d’éventuels blocages fiscaux qu’il faudrait étudier,
mais bel et bien la situation foncière. La question du logement se révèle très
liée à l’industrie et à l’économie.
Conjuguer
bassin de vie et bassin d’emploi
Comme
en matière industrielle, la politique de l’État s’agissant du logement consiste
à rénover le parc existant plutôt qu’à l’étendre. Mais la création d’un site,
une Gigafactory par exemple, entraine forcément la construction de
logements ; d’autant plus que ce secteur importe aussi au regard du
chômage. Nicolas Bouzou reconnaît que le parc d’habitations en France est
important. Le nombre de logements par habitant reste plutôt élevé. Mais cette
donnée n'exempte pas de construire utile. Actuellement, les zones
d’hébergement existantes ne se trouvent pas aux mêmes endroits que les emplois.
L’économiste appelle au pragmatisme : la France a besoin de fournir
l’opportunité aux actifs de s’installer dans le voisinage des usines créées.
De ce
point de vue, la politique Zéro artificialisation nette (ZAN) lui semble
critiquable. La loi Climat et Résilience du 22 août 2021 lui apparaît surtout
imprimer un rythme bien trop rapide. L’horizon de 2050 impose un effort
colossal. Et la question des délais reste particulièrement
importante : « on le voit aujourd’hui avec les
agriculteurs ». Pour Nicolas Bouzou, le problème ne réside pas dans le
fait de réclamer aux agriculteurs qu’ils cessent la consommation
d’antibiotiques, mais dans celui de leur demander d’y parvenir d'ici à 2030, ce
qui apparaît « de toute évidence, impossible ». D’où
l’importance de placer le curseur au bon endroit, entre l’écologie et les
impératifs économiques.
Le
système ne fonctionne pas, mais il se redéfinit « à la vitesse grand
V »
En écho
aux propos de Nicolas Bouzou, Philippe Dessertine, professeur à l’Institut des administrations des entreprises de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, directeur de l’Institut de haute finance à Paris et président de l’association Comité 21, indique qu’il avait
lui-même créé à la Sorbonne, Finagri, une chaire spécialisée sur la mesure
d’impact et le financement, dans le domaine de l’agriculture. Il s’est ensuite
attaché à rappeler les trois phénomènes contemporains qui doivent, selon lui,
orienter toutes les stratégies économiques et politiques et donc les
projections concernant le financement des entreprises.
Le
premier phénomène à nous placer au seuil d’un profond changement de mode de
vie, de consommation et de production est le dérèglement climatique. Cette
évidence majeure signifie que le modèle économique mondial en vigueur ne fonctionne pas à huit
milliards d’humains. Dérivé du modèle industriel mis en place
il y a à peu près deux siècles, il se voit désormais condamné. Pour le
directeur de l’IHFI, il ne doit pas seulement entrer en transition, mais
être « modifié, bouleversé ».
S’ajoute
à l’urgence climatique un deuxième phénomène : le bouleversement de la
connaissance scientifique. Il est apparu récemment, depuis environ une
vingtaine d’années. À sa base se situent les mathématiques qui l’ont rendu
possible, et qui à présent irriguent toutes les autres disciplines. Car
selon le professeur, si notre monde est en train de changer, c’est parce que
les mathématiques nous permettent dorénavant de maîtriser les Big data, les
données massives. Elles restaient auparavant une barrière à laquelle se
heurtaient toutes les sciences. Ce changement d’époque s’accompagne d’une
accélération du progrès scientifique et de sa diffusion.
Il y a
seulement un an et demi, à la fin de l’année 2022, le laboratoire américain
Open AI proposait ChatGPT au grand public. Et 2023 a été l’année de la
révolution scientifique provoquée par l’intelligence artificielle générative,
qui engendre cet « incroyable bouleversement ». De ce
fait, les questions que nous nous posons maintenant ne peuvent être les mêmes
que celles que nous nous serions posées il y a un an et demi. Nous devons donc
faire preuve d’agilité dans nos stratégies, car ce qui représente notre réalité
aujourd’hui aura probablement changé dans six mois ou dans un an. Et si nous
pouvons toujours anticiper « un peu » le futur, il
est devenu impossible de l’imaginer totalement.
Ne pas
oublier l’histoire ni autrui
Enfin,
le troisième phénomène qui détermine notre situation actuelle est le
dérèglement économique et financier. Philippe Dessertine observe que nous
vivons actuellement une distorsion inédite dans l’Histoire entre la production
de richesse et la dette. Or ce décalage structurel s’annonce selon lui « absolument
désastreux ». Le professeur rappelle qu’un dérèglement de ce type a
été provoqué par la Première Guerre mondiale qui a conduit les grands pays à
créer massivement de la dette. Cette dette n’a jamais été retirée du système
économique. C’est ce qui a provoqué la crise « monumentale » des
années 1930, puis la Seconde Guerre mondiale.
En
1944, la conférence de Bretton Woods, qui s’attachait à réorganiser le système
monétaire international, est arrivée au constat que les décalages économiques
avaient participé à l’escalade vers le conflit armé. Cette conclusion a été
oubliée dès 1971, date à laquelle les États-Unis ont abandonné la
convertibilité or du dollar. Depuis, le désordre économique n’a cessé de
s’amplifier. Il a atteint son paroxysme lors de la pandémie liée à la covid-19,
durant laquelle de la monnaie a été émise massivement sans production associée
pour le justifier. L’année covid a donc établi une grande distorsion
entre le PIB et la dette. Et le résultat n’a pas été une augmentation des
impôts, indique Philippe Dessertine, mais de l’inflation, c’est-à-dire une
perte de confiance dans la monnaie.
Pour
terminer, l’économiste explique que la situation ne peut être considérée sans
la prise en compte des problèmes géopolitiques en cours. Il souligne par
exemple l’hostilité croissante que les pays non-occidentaux manifestent lors
des réunions internationales. Puisque nous portons la responsabilité du
dérèglement mondial dans lequel nous sommes plongés, il importe que les
stratégies que nous élaborons tiennent compte de ces pays.
Philippe
Dessertine conclut son exposé sur une note optimiste. Selon lui, cette
situation complexe reste avant tout une « chance incroyable ».
Elle oblige en effet à réussir plus vite la transformation économique. Celle-ci s’opère sur le terrain, et en particulier dans les petites
entreprises, qui possèdent l’agilité nécessaire pour révolutionner leurs
chaines de valeur.
Sophie Benard