ÉCONOMIE

Entre disruption et conjoncture tendue, l'économie challengée

Entre disruption et conjoncture tendue, l'économie challengée
Publié le 15/02/2024 à 07:00

Le 25 janvier dernier, la délégation sénatoriale aux entreprises organisait une table ronde intitulée « Défis de l’entreprise : le regard des économistes ». Les intervenants y ont décrit le contexte actuel, et ont avancé les points à prendre en compte dans l’analyse des difficultés rencontrées par les TPE et PME.

Lors de la table ronde dédiée aux défis pour les entreprises organisée par la délégation sénatoriale aux entreprises le 25 janvier, Nicolas Bouzou, économiste et essayiste, directeur du cabinet de conseil Asterès, évoque, par le biais du Farm to Fork (de la ferme à la fourchette) adoptée en 2021 par le Parlement européen, la question des études d’impact et de l’évaluation. Celles réalisées après l’adoption de cette mesure, ont montré qu’elle aboutissait en réalité à une diminution de la production en Europe, en particulier dans le secteur de l’élevage. L’économiste regrette donc que ce type de travaux ne soit pas mis en place en amont des décisions appliquées. Il précise que la France fait preuve d’un véritable déficit en matière de politique d’impact et d’évaluation. 

Ce problème se trouve lié à un second, celui de « la prolifération des normes ». Car en l’absence d’évaluation correcte d’une loi ou d’un règlement, il devient effectivement plus difficile de militer pour son retrait. Conséquence : les normes se multiplient, s’ajoutent les unes aux autres et finissent par représenter un cout certain pour tous les secteurs d’activité.

Amplifier la réindustrialisation

Le directeur d’Asterès revient ensuite sur la stratégie de réindustrialisation mise en place par le gouvernement français. Cette décision fait consensus : « on est à peu tous d’accord pour dire que notre pays s’est très fortement désindustrialisé et que c’est un problème à beaucoup d’égards ». Ainsi, non seulement l’industrie est le lieu privilégié de la recherche et du développement, mais c’est encore le domaine qui exporte le plus. Des mesures favorables ont donc été prises depuis six ans, notamment fiscales. Nicolas Bouzou observe les premiers résultats, « le début de quelque chose » se met en place. Si les créations d'usines se multiplient, et n’ont peut-être jamais été aussi nombreuses, grâce à une attractivité retrouvée du pays, quelques nuances s’imposent tout de même.

Par exemple, les projets demeurent plutôt modestes. Ils se concentrent davantage sur la modernisation que sur l’extension. Or, remettre une friche aux normes actuelles constitue un processus incroyablement couteux. Il faut surtout prendre conscience que l’environnement industriel n’est plus le même qu’au siècle dernier : les besoins et les problématiques géographiques ont changé. Le directeur d’Asterès voit une nécessité de créer d’autres espaces industriels. On assiste désormais à un hiatus entre la volonté de développement, et la production industrielle réelle qui augmente lentement. Notons qu’aux États-Unis, les surfaces réservées aux mises en chantier explosent au point d’atteindre le rythme de la Chine des années 1980, alors qu’il « n’y a pas beaucoup de nouvelles usines » en France, constate Nicolas Bouzou.

La dynamique des États-Unis démontre pourtant qu’une telle réindustrialisation reste accessible aux pays développés. Pour comprendre ce qu’il se passe en France, ce ne sont pas d’éventuels blocages fiscaux qu’il faudrait étudier, mais bel et bien la situation foncière. La question du logement se révèle très liée à l’industrie et à l’économie.

Conjuguer bassin de vie et bassin d’emploi

Comme en matière industrielle, la politique de l’État s’agissant du logement consiste à rénover le parc existant plutôt qu’à l’étendre. Mais la création d’un site, une Gigafactory par exemple, entraine forcément la construction de logements ; d’autant plus que ce secteur importe aussi au regard du chômage. Nicolas Bouzou reconnaît que le parc d’habitations en France est important. Le nombre de logements par habitant reste plutôt élevé. Mais cette donnée n'exempte pas de construire utile. Actuellement, les zones d’hébergement existantes ne se trouvent pas aux mêmes endroits que les emplois. L’économiste appelle au pragmatisme : la France a besoin de fournir l’opportunité aux actifs de s’installer dans le voisinage des usines créées.

De ce point de vue, la politique Zéro artificialisation nette (ZAN) lui semble critiquable. La loi Climat et Résilience du 22 août 2021 lui apparaît surtout imprimer un rythme bien trop rapide. L’horizon de 2050 impose un effort colossal. Et la question des délais reste particulièrement importante : « on le voit aujourd’hui avec les agriculteurs ». Pour Nicolas Bouzou, le problème ne réside pas dans le fait de réclamer aux agriculteurs qu’ils cessent la consommation d’antibiotiques, mais dans celui de leur demander d’y parvenir d'ici à 2030, ce qui apparaît « de toute évidence, impossible ». D’où l’importance de placer le curseur au bon endroit, entre l’écologie et les impératifs économiques.

Le système ne fonctionne pas, mais il se redéfinit « à la vitesse grand V »

En écho aux propos de Nicolas Bouzou, Philippe Dessertine, professeur à l’Institut des administrations des entreprises de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, directeur de l’Institut de haute finance à Paris et président de l’association Comité 21, indique qu’il avait lui-même créé à la Sorbonne, Finagri, une chaire spécialisée sur la mesure d’impact et le financement, dans le domaine de l’agriculture. Il s’est ensuite attaché à rappeler les trois phénomènes contemporains qui doivent, selon lui, orienter toutes les stratégies économiques et politiques et donc les projections concernant le financement des entreprises.

Le premier phénomène à nous placer au seuil d’un profond changement de mode de vie, de consommation et de production est le dérèglement climatique. Cette évidence majeure signifie que le modèle économique mondial en vigueur ne fonctionne pas à huit milliards d’humains. Dérivé du modèle industriel mis en place il y a à peu près deux siècles, il se voit désormais condamné. Pour le directeur de l’IHFI, il ne doit pas seulement entrer en transition, mais être « modifié, bouleversé ».

S’ajoute à l’urgence climatique un deuxième phénomène : le bouleversement de la connaissance scientifique. Il est apparu récemment, depuis environ une vingtaine d’années. À sa base se situent les mathématiques qui l’ont rendu possible, et qui à présent irriguent toutes les autres disciplines. Car selon le professeur, si notre monde est en train de changer, c’est parce que les mathématiques nous permettent dorénavant de maîtriser les Big data, les données massives. Elles restaient auparavant une barrière à laquelle se heurtaient toutes les sciences. Ce changement d’époque s’accompagne d’une accélération du progrès scientifique et de sa diffusion.

Il y a seulement un an et demi, à la fin de l’année 2022, le laboratoire américain Open AI proposait ChatGPT au grand public. Et 2023 a été l’année de la révolution scientifique provoquée par l’intelligence artificielle générative, qui engendre cet « incroyable bouleversement ». De ce fait, les questions que nous nous posons maintenant ne peuvent être les mêmes que celles que nous nous serions posées il y a un an et demi. Nous devons donc faire preuve d’agilité dans nos stratégies, car ce qui représente notre réalité aujourd’hui aura probablement changé dans six mois ou dans un an. Et si nous pouvons toujours anticiper « un peu » le futur, il est devenu impossible de l’imaginer totalement.

Ne pas oublier l’histoire ni autrui

Enfin, le troisième phénomène qui détermine notre situation actuelle est le dérèglement économique et financier. Philippe Dessertine observe que nous vivons actuellement une distorsion inédite dans l’Histoire entre la production de richesse et la dette. Or ce décalage structurel s’annonce selon lui « absolument désastreux ». Le professeur rappelle qu’un dérèglement de ce type a été provoqué par la Première Guerre mondiale qui a conduit les grands pays à créer massivement de la dette. Cette dette n’a jamais été retirée du système économique. C’est ce qui a provoqué la crise « monumentale » des années 1930, puis la Seconde Guerre mondiale.

En 1944, la conférence de Bretton Woods, qui s’attachait à réorganiser le système monétaire international, est arrivée au constat que les décalages économiques avaient participé à l’escalade vers le conflit armé. Cette conclusion a été oubliée dès 1971, date à laquelle les États-Unis ont abandonné la convertibilité or du dollar. Depuis, le désordre économique n’a cessé de s’amplifier. Il a atteint son paroxysme lors de la pandémie liée à la covid-19, durant laquelle de la monnaie a été émise massivement sans production associée pour le justifier. L’année covid a donc établi une grande distorsion entre le PIB et la dette. Et le résultat n’a pas été une augmentation des impôts, indique Philippe Dessertine, mais de l’inflation, c’est-à-dire une perte de confiance dans la monnaie.

Pour terminer, l’économiste explique que la situation ne peut être considérée sans la prise en compte des problèmes géopolitiques en cours. Il souligne par exemple l’hostilité croissante que les pays non-occidentaux manifestent lors des réunions internationales. Puisque nous portons la responsabilité du dérèglement mondial dans lequel nous sommes plongés, il importe que les stratégies que nous élaborons tiennent compte de ces pays.

Philippe Dessertine conclut son exposé sur une note optimiste. Selon lui, cette situation complexe reste avant tout une « chance incroyable ». Elle oblige en effet à réussir plus vite la transformation économique. Celle-ci s’opère sur le terrain, et en particulier dans les petites entreprises, qui possèdent l’agilité nécessaire pour révolutionner leurs chaines de valeur.

Sophie Benard

 

 

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