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Femmes de Justice veut valoriser la parole féminine

Femmes de Justice veut valoriser la parole féminine
Publié le 06/04/2020 à 17:00

Lors de sa dernière assemblée générale, l’association Femmes de Justice s’est notamment questionnée sur les « ressorts de la prise de parole et du silence des femmes ». Femmes qui, si elles ne sont plus exhortées à se taire, occupent désormais l’espace public, certes, mais tout en apprenant à « rester à leur place ». La faute à un imaginaire collectif infondé et à un héritage historique solidement ancré, ont estimé trois spécialistes. 

 

« Il faut faire entendre votre voix. C’est important, car très souvent, les femmes ont intériorisé les valeurs qu’elles estiment être des valeurs masculines, comme l’ambition ou la compétitivité », a martelé la Première présidente de la Cour de cassation, Chantal Arens, à l’attention d’un public très majoritairement féminin, lors de l’assemblée générale de l’association Femmes de Justice, le 6 mars dernier, place Vendôme.



Chantal Arens


Des propos qui résumaient bien le fil rouge de cette journée : la parole des femmes. « Pourquoi est-ce plus compliqué pour une femme de s’exprimer en public ? » a ainsi interrogé Soizic Guillaume, vice-présidente chargée des fonctions de juge des enfants au tribunal de grande instance de Pontoise, en introduction d’une table ronde sur le thème des « ressorts de la prise de parole et du silence des femmes ». 

Sociologue et maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l'université catholique de l’Ouest, Clémence Perronnet, l’une des trois intervenantes à cette table ronde, a pointé du doigt le poids de l’imaginaire collectif : « Si on se fie au sens commun, la question du rapport entre parole et femmes se résout en un seul problème : comment faire taire ces dernières ». 

 

Une incitation universelle à se taire 

Il existe en effet tout une culture autour de la femme pipelette, qui « jacasse » en permanence : ce serait même l’un des stéréotypes les plus répandus, comme le souligne par exemple la professeure Anne-Charlotte Husson.

Clémence Perronnet a par ailleurs fait référence aux travaux de Marina Yaguello. Cette linguiste a récolté un grand nombre de dictons et de phases montrant que l’incitation à faire taire les femmes est prégnante et universelle ; ses racines, anciennes. Ainsi, dans la Bible, déjà, figure : « c’est un don du Seigneur qu’une femme silencieuse ». Un proverbe anglais affirme pour sa part que « le silence est le plus beau bijou d’une femme mais elles le portent rarement », lorsqu’un proverbe chinois assure que « les paroles de l’homme sont comme la flèche qui va droit au but, celles de la femme ressemblent à l’éventail brisé ». 

Selon ces croyances, « la parole des femmes est donc abondante mais futile, et à cette parole qui est là tout le temps mais ne dit rien, s’oppose une autre façon de parler, une parole pesée, mesurée, efficace et raisonnée : celle des hommes », a observé la sociologue.

Une chercheuse anglaise en littérature ancienne a notamment relevé diverses mentions de la parole féminine dans les mythes et légendes grecs et romains. Clémence Perronnet en a retenu une phrase en particulier, « très représentative » de la littérature de cette époque, a-t-elle estimé, puisqu’il s’agit de Télémaque – fils de Pénélope et d’Ulysse, personnages emblématiques de l’Odyssée d’Homère – qui lance à sa mère : « Silence, mère, la parole est l’affaire des hommes, retournez en haut ». Et si les femmes pouvaient donc être verbalement exhortées à se taire, elles l’étaient aussi parfois « de façon plus drastique – en se faisant couper la langue, par exemple », a observé la sociologue, qui a rappelé que ces mythes et légendes étaient tous « à l’origine de la littérature occidentale ».

Tout cela, a souligné Clémence Perronnet, est révélateur du fait que la parole ait toujours du pouvoir : « Avoir une voix, la faire entendre, est un acte de puissance, dont les femmes sont privées quand elles sont exclues de la parole publique. » 

Les sciences sociales montrent pourtant que contrairement aux idées reçues, ce sont les hommes qui parlent le plus. Ils utilisent notamment plus de mots, a indiqué Clémence Perronnet, et disposent en outre d’un plus grand temps de parole dans tous les domaines, même dans le domaine privé, et surtout dans les endroits où la parole est valorisée : réunions, débats, monde politique… En la matière, les écarts sont criants : une enquête récente ayant utilisé l’intelligence artificielle montre qu’à la télévision et à la radio françaises, le temps de parole est accordé pour 68 % aux hommes.  

Non seulement les hommes parlent plus, mais ils interrompent davantage. En effet, dans une conversation mixte, les interruptions sont quasi-systématiquement le fait des hommes. Clémence Perronnet a rapporté « plusieurs phénomènes intéressants » : ainsi, quand les hommes interrompent, ils changent de sujet. Les femmes, quant à elles, proposent plus de sujets, qui sont cependant moins discutés. D’autre part, les deux sexes n’ont pas la même façon de parler. Les hommes font un plus grand usage de réponses minimales et ne relancent pas. À l’inverse, les femmes sont 2,5 fois plus celles qui posent des questions. À ce titre, la féministe Corinne Monnet considère que les femmes assurent un rôle particulier : elles sont à l’origine d’un travail interactionnel. Elles sont toujours en train de soutenir la conversation, d’encourager l’interaction, et cette place particulière n’est pas une qualité naturelle : c’est un véritable travail que de faire l’effort de maintenir la conversation. Corinne Monnet estime donc que tant qu’on ne reconnaît pas ceci, on ne peut pas bien comprendre les rapports de pouvoir au sein de la conversation mixte. 

Clémence Perronnet a également mentionné une chercheuse ayant quant à elle concentré son étude sur la prise de parole des hommes et femmes politiques. Cette dernière a démontré que chez les politiciens hommes,plus le statut était élevé, plus le temps de parole augmentait proportionnellement. Ce qui n’était pas du tout le cas pour les femmes. Au contraire, la chercheuse a mis en exergue que les femmes au statut supérieur faisaient exprès de réduire leur temps de parole pour se maintenir au même niveau que leurs collègues féminines au statut inférieur ou égal. Lorsqu’elle a investigué sur les raisons de ces comportements, femmes et hommes étaient d’accord pour dire que c’était stigmatisant pour une femme de beaucoup parler, et que cela était associé comme un défaut de compétence. « Cela montre la réalité des sanctions symboliques et de l’exclusion de la parole des femmes, quelles qu’elles soient », a appuyé Clémence Perronnet. 


À quoi sont liées ces différences ?

La sociologue a émis une première hypothèse : on peut supposer qu’il existe véritablement deux cultures, féminine et masculine, deux styles conversationnels incompatibles, qu’il y aura toujours entre eux une difficulté à communiquer. « Cette idée a des limites car elle ne prend pas en compte la domination qui s’exerce sur les femmes, ni les conséquences : la difficulté des femmes à être entendues, crues », a toutefois commenté Clémence Perronnet. Celle-ci a donc proposé une autre solution : il existe des différences de comportement entre hommes et femmes qui ne seraient pas dues à une nature humaine sexuée mais le résultat de notre construction sociale. « Le genre est aussi un processus relationnel. Il est toujours construit en opposition : si l’un est froid, raisonné, intelligent, l’autre est chaotique, incapable de se canaliser, etc. Conséquence : tout au long de leur vie, les individus font l’objet d’une socialisation langagière. » 

Alors, afin de faire passer la parole féminine et la « porter loin », pour Clémence Perronnet, la meilleure façon de le faire, c’est collectivement, « en s’amplifiant les unes et les autres ». 


De la Grèce antique à aujourd’hui, itinéraire d’un progrès

Béatrice Toulon, directrice de Maestria Consulting, organisme spécialisé dans la communication orale et écrite, également invitée à intervenir lors de la table ronde, a pour sa part effectué un petit voyage dans le temps tendant à montrer qu’en dépit de stéréotypes tenaces, du chemin avait été parcouru. 

Celle-ci a rappelé que dans la Grèce antique, les femmes sont exclues de l’agora, mais aussi des théâtres, où les rôles de femmes sont joués par des hommes – en bref, elles sont renvoyées à leur tissage. Au Moyen-Âge, en revanche, lors des assemblées villageoises, les femmes ont le droit de participer, « mais si elles prennent un peu trop la parole, on peut leur jeter un seau d’eau sur la tête, comme ça elles se calment », a ironisé Béatrice Toulon. 

Par la suite, les femmes les plus instruites s’emparent des mots, surtout écrits, a-t-elle souligné, à travers les poèmes et la littérature, en particulier la littérature épistolaire, dont la caractéristique principale « est de ne pas dire ou penser le monde, mais de le commenter ». Elles ont également le droit de peindre, mais pas de réaliser des tableaux historiques. Par ailleurs, dans les salons de conversation, les femmes peuvent converser, mais elles ne doivent pas aborder de grands thèmes. 

En effet, selon la philosophie rousseauiste à l’œuvre au XVIIIe siècle, le rôle de la femme est de donner naissance, d’éduquer, de faire de l’homme un citoyen digne d’entrer dans l’espace public. « Pour les femmes, à l’époque, c’était un grand progrès. Rousseau leur proposait un rôle sacré, beau, adoubé par la nature », a précisé Béatrice Toulon. 

Mais au moment de la Révolution, les femmes participent aux émeutes. La girondine Madame Roland tient des tribunes, tout comme Olympe de Gouge, qui publie en 1791 sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Or, cela ne plaît pas, et après la Révolution, c’est un retour à l’interdit formel, politique, juridique, de la parole des femmes. En 1793, il est ainsi fait interdiction aux femmes de monter aux tribunes, d’haranguer les foules, ou encore de se rassembler à plus de cinq. « C’est une grande défaite, car la Révolution réinvente l’espace public, puis les femmes en sont de nouveau exclues, a pointé Béatrice Toulon. Quant à Madame Roland et Olympe de Gouge, a-t-elle rappelé, elles ont toutes deux été guillotinées »

Arrive la Convention, et les femmes sont à nouveau expressément interdites, chassées par le fouet. Cependant, a noté Béatrice Toulon, « On entre dans une période étrange, car les femmes commencent à étudier. La Révolution a fait bouillonner les envies, les énergies, les idées. » 

Pour la spécialiste en art oratoire, Lucy Stone est tout à fait représentative de cette contradiction dans la société américaine. Cette dernière souhaite devenir conférencière et finit par être admise dans une école de rhétorique, « où elle a le droit de suivre les cours mais pas le droit de parler, le droit d’assister aux joutes verbales mais pas de les prononcer », a résumé Béatrice Toulon. Malgré tous ces obstacles, l’Américaine finit par obtenir son diplôme, mais, ultime affront : elle n’a pas le droit de tenir de discours de remerciements, et on lui propose donc de le faire prononcer par un camarade – ce qu’elle refuse catégoriquement, bien entendu. 

Retour en France : en 1945, les élections municipales sont les premières élections lors desquelles les femmes peuvent exercer leur droit de vote (obtenu l’année précédente) mais aussi être élues. D’ailleurs, a précisé Béatrice Toulon, les 15 femmes qui sont devenues maires n’avaient pas d’homme à la maison. 

Après un dernier bond dans le temps, la directrice de Maestria Consulting s’est félicitée des « progrès accomplis » en constatant qu’ « aujourd’hui, les femmes sont dans l’espace public ». Ce qui n’empêche pas, a-t-elle rapporté, que lors du débat télévisé entre les candidats de la primaire à droite, à l’occasion de la dernière élection présidentielle, Nathalie Kosciusko-Morizet a été interrompue deux fois plus (27 fois) par les journalistes que l’homme le plus interrompu, François Fillon (13 fois). « La femme est donc bien dans l’espace public, a de nouveau estimé Béatrice Toulon. Mais dans cet espace public, on se sent souvent comme une pièce rapportée dans sa belle-famille : on est bienvenue, on est accueillie, mais on sait qu’il faut rester à sa place. »

 

Changer les représentations dès la petite enfance

Si les choses ont donc beaucoup évolué en matière de parole féminine, des progrès restent à faire. Et cela commence par changer les représentations dès la petite enfance, a estimé Marie Gaussel, chargée d’études et de recherche au sein du service Veille et analyse de l’Institut français de l’éducation (Ifé). 

« Avec le genre, on attend un certain comportement des uns et des autres, ce qui engendre discrimination et sexisme, a-t-elle indiqué. Pourtant, d’un point de vue neurobiologique, on n’a jamais trouvé de différence entre le cerveau des hommes et des femmes, sauf pour les fonctions de reproduction. » Marie Gaussel a notamment mentionné la notion de « plasticité », selon laquelle, par le biais des interactions et des apprentissages, on apprend ce que la société attend de nous. Sur ce point, l’enseignante-chercheuse Isabelle Collet a notamment démontré le rôle du vocabulaire : souvent, lorsqu’on évoque les hommes et les femmes, on parle de différences, ou de complémentarité. « Or, ce n’est pas une façon égale d’aborder les hommes et les femmes », a mis en exergue Marie Gaussel. La chargée d’études et de recherche a signalé que la différenciation « sexe biologique » et « genre » est apportée dès les années 1950 par le psychologue et sexologue néo-zélandais John Money. Ce dernier, ayant réalisé des recherches sur les enfants intersexués, conclut qu’il est difficile de reconnaître le sexe biologique, et parle alors de « sexe » et de « genre ». 

Aujourd’hui, les croyances qui généralisent les représentations de façon schématique sont principalement diffusées auprès des jeunes enfants. Cela se retrouve notamment dans l’analyse des catalogues de jouets. « Tandis que la douceur, l’empathie, la passivité, la séduction sont des caractéristiques que l’on demande aux filles de développer, les garçons sont eux invités à être courageux, dynamiques, autoritaires », a affirmé Marie Gaussel. Pourtant, un rapport du Sénat met en évidence que la première initiation à l’égalité doit passer par le domaine du jouet. 

Par ailleurs, la chargée d’études et de recherche a soutenu qu’à l’école, les représentations masculin/féminin étaient bien souvent déterminantes dans la façon dont les élèves allaient développer leurs goûts et compétences dans certaines disciplines. Les stéréotypes façonnent le quotidien des élèves et des adultes dès les structures d’accueil de la petite enfance, pourtant sensibilisés aujourd’hui à la neutralité, a-t-elle observé. « Deux inspecteurs généraux des affaires sociales ont observé que les interactions adultes/enfants étaient différentes en fonction du sexe des enfants », a-t-elle précisé. Ainsi, les petits garçons sont beaucoup plus incités à bouger ; les petites filles, encouragées à partager la raison de leurs émotions. En outre, globalement, « les jeux et activités restent différenciés, parfois à la demande des enfants eux-mêmes », a toutefois nuancé Marie Gaussel. La chargée d’études et de recherche a ajouté que les enfants n’avaient pas forcément conscience des différences biologiques entre eux, mais d’un rôle différent. « Cela ressort particulièrement au niveau de la non-mixité personnelle dans ces structures. Si l’on veut comprendre que les deux sexes peuvent s’occuper des enfants, il faudrait donc qu’il y ait plus d’hommes qui y travaillent », a-t-elle considéré. 

Au final, pour Marie Gaussel, il s’agit surtout de « travailler la conscientisation » : en somme, de prendre conscience de ce que l’on fait et de ce que l’on dit, afin de lutter efficacement contre les stéréotypes, dès le plus jeune âge. 

 

Bérengère Margaritelli

 


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