ENTREPRISE

INTERVIEW. « Le harcèlement et la discrimination rentrent dans la compliance »

INTERVIEW. « Le harcèlement et la discrimination rentrent dans la compliance »
Publié le 29/04/2024 à 10:41

Afin de sensibiliser les salariés autour de ces comportements répréhensibles tout en permettant aux entreprises de remplir leur obligation de formation, la société Le Droit pour Moi et le cabinet Flichy Grangé Avocats se sont associés pour proposer trois modules de formation e-learning. « On a le cadre législatif, ce sont les comportements qui doivent évoluer », estiment-ils.

Une formation d’une pierre deux coups ! En s’associant pour créer trois modules e-learning sur les sujets du harcèlement sexuel, du harcèlement moral et de la discrimination, la société Le Droit pour Moi, co-fondé par Vincent Letamendia, juriste de formation, et Flichy Grangé Avocats, cabinet d’avocats spécialisé en droit social, ont souhaité répondre à un double enjeu : sensibiliser les salariés à ces sujets sur lesquels les entreprises ont un devoir de formation.

En effet, nombreux sont les salariés qui n’imaginent pas avoir un comportement pourtant constitutif de harcèlement ou de discrimination, et les entreprises à se retrouver aux prud’hommes et parfois au pénal, ne sont pas rares non plus. C’est pourquoi Le Droit pour Moi et Flichy Grangé Avocats proposent, à travers des saynètes tirées de faits réels, une sensibilisation par l’humour, notamment pour marquer les esprits et tenter de faire évoluer les pratiques. Le JSS s’est entretenu avec Vincent Letamendia ainsi que Blandine Allix et Nabila Fauché-El Aougri, avocates associées du cabinet Flichy Grangé Avocats, pour comprendre tous les tenants et aboutissants de ces formations.

JSS : Quelles obligations le législateur prévoit-il à la charge des entreprises sur les sujets du harcèlement et de la discrimination ? A quel niveau les sociétés s’emparent-elles aujourd’hui de ces sujets ?

Blandine Allix : En matière de harcèlement moral ou sexuel, le législateur insiste beaucoup sur la prévention. L’employeur a une obligation de sécurité, à l’égard de ses collaborateurs et doit, à ce titre, faire de la prévention en les formant notamment sur le harcèlement moral et le harcèlement sexuel. Les entreprises doivent donc mettre en place des actions de formation, et on doit reconnaitre que ces dernières années, il s’agit d’un élément auquel les juges sont très attachés, et ce même dans le cas où ils vont considérer qu’il n’y a pas eu de harcèlement moral exercé à l’égard du collaborateur.

En effet, une entreprise peut être condamnée pour manquement à son obligation de sécurité au motif qu’aucune action de prévention en matière de harcèlement moral ou sexuel n’a été mise en place. Certaines entreprises ont déjà mis en place des formations, notamment en interne par le biais des ressources humaines qui vont expliquer ce qu’est le harcèlement, et d’autres sociétés n’ont absolument rien fait mais comprennent qu’il y a un enjeu important.

Nabila Fauché-El Aougri : La discrimination est aussi un vrai sujets avec des enjeux très importants pour les entreprises, c’est pourquoi certaines ont signé des accords collectifs sur le sujet. Le législateur oblige déjà les entreprises qui emploient au moins 300 salariés et les entreprises spécialisées dans le recrutement à organiser tous les cinq ans une formation à la non-discrimination à l’embauche, alors qu’elle a un champ beaucoup plus vaste. Des choses existent mais l’enjeu est très fort avec un risque pénal qui peut être une véritable épée de Damoclès sur la tête des entreprises, la discrimination étant par ailleurs une infraction pénale.

Vincent Letamendia : Ces sujets sont de plus en plus prégnants du fait de la législation sur l’anticorruption qui impose aux entreprises, à partir d’un certain seuil, de mettre en place un dispositif de lanceur d’alerte. Or, il s’avère que ce ne sont pas tant des faits de corruption qui sont dénoncés que des situations de discrimination et de harcèlement.

« Des choses existent mais l’enjeu est très fort avec un risque pénal qui peut être une véritable épée de Damoclès sur la tête des entreprises, la discrimination étant par ailleurs une infraction pénale. »

Ce qui est assez nouveau, c’est de voir les directions juridiques travailler main dans la main avec la fonction RH pour traiter de ces problématiques. On parle désormais de compliance RH. Il faut noter également que les nouvelles générations sont de plus en plus sensibles à ces sujets, la dimension éthique étant un critère important dans leurs choix professionnels. Il y a donc un risque réputationnel pour les entreprises qui ne prennent pas à bras le corps ces sujets, le harcèlement et la discrimination entrant pourtant dans la compliance.

JSS : Quels sont les points précis sur lesquels vous identifiez le plus de méconnaissance ou de comportements problématiques sur ces thématiques ? A quoi cela est-il dû selon vous ?  

B. A. : Sur le harcèlement moral, par exemple, un manageur peut penser bien faire mais être en réalité très maladroit, en dévalorisant par exemple un collaborateur sans s’en rendre compte.

En réalité, beaucoup de personnes ne se rendent pas compte que leur attitude est constitutive de harcèlement moral. Ce qui caractérise le harcèlement moral est parfois difficile à saisir, il y a un certain nombre de subtilités. Les vidéos ont justement pour but de déclencher des prises de conscience.

N. F-E.A. : Pour ce qui est de la discrimination, si l’on met de côté les cas « flagrants » où l’on va discriminer volontairement une personne en raison de son origine, de son sexe ou de son handicap, l’on constate souvent que les personnes, en raison de leur méconnaissance « pratique » et juridique, n’imaginent pas qu’une décision peut être appréhendée sous l’angle de la discrimination.

Par exemple, un employeur va licencier un salarié qui a un certain âge, pensant qu’il s’agit d’une raison totalement objective, sauf que l’on va lui rétorquer qu’il s’agit là d’une discrimination en raison de l’âge, et qu’il va devoir se justifier sur les éléments objectifs pour justifier sa décision (faute professionnelle, incompétence etc.). Il ne faut donc pas tomber dans la caricature selon laquelle les entreprises commettent forcément des discriminations volontaires. Parfois, c’est plus compliqué que cela ; on peut être amené à prendre un certain nombre de décisions car on n’a pas forcément l’état du droit ou la jurisprudence de la Cour de cassation en tête.

Il y a aussi la notion de biais cognitifs, très importante en matière de discrimination. Selon le milieu social et professionnel où on évolue, on peut être amené, inconsciemment, à prendre des décisions qui peuvent être, de fait, jugées discriminatoires, alors même que ce n’est absolument pas l’objectif recherché.

JSS : Comment vous est venue l’idée de vous associer autour de votre projet de formation ? Avec quels objectifs ?

B. A : C’est Le Droit pour Moi qui a sollicité notre cabinet sur ce beau projet. On s’est dit que cela pouvait être une bonne idée de proposer des modules de formation e-learning aux entreprises sur ces thématiques, notamment avec l’essor du télétravail, car cela permet aux salariés de suivre la formation depuis chez eux, et aux entreprises de remplir leurs obligations de prévention à l’égard de leurs salariés. Il faut dire que dans les dossiers contentieux que nous traitons, nous constatons que les entreprises n’ont pas toutes été vigilantes sur cette obligation de formation préventive.

V.L. : J’ajouterai que nos expériences se sont rencontrées ! Blandine et Nabila, qui ont fait avec Natacha Lesellier, autre associée du cabinet Flichy Grangé, ces formations à nos côtés, sont confrontées à ces thématiques avec leur approche juridique. De notre côté, chez Le Droit pour Moi, nous avons été amenés à nous y intéresser à la demande des directions juridiques et conformité qui recherchent des formations très concrètes alliant expertises juridique et pédagogique.

JSS : Quel est le format que vous proposez ? Qui conçoit et dispense vos formations ?

V.L. : Nous avons tous ensemble participé à l’élaboration de ce projet. La partie juridique a naturellement été confiée à Natacha, Nabila et Blandine qui ont également validé les dialogues dans les saynètes. Tout au long du projet, nous avons montré à l’équipe RH de Thalès l’avancée de nos travaux pour avoir un regard « terrain » de praticiens RH.

B.A. : Nous voulions quelque chose de concret et ludique, tout en gardant une forte dimension juridique. Cela a donné trois vidéos, qui portent l’une sur la discrimination, l’autre sur le harcèlement moral, et la dernière sur le harcèlement sexuel. Dans chacune d’elles, il y a une partie « saynètes » qui reproduit une réalité, puis une partie juridique où nous intervenons Nabila, Natacha et moi, interviewées par un journaliste, et où l’on explique en droit ce que sont le harcèlement moral, le harcèlement sexuel et les agissements sexistes, et la discrimination. La troisième partie est une partie « test » avec des questions permettant de mesurer si la personne qui a suivi la formation a compris ses enjeux, le tout dans un temps limité.

V.L. : Nous avons été vigilants à ne pas tomber dans le caricatural, car les sujets évoqués restent des sujets sensibles et sérieux. Mais comme souvent, un peu d’humour concourt à renforcer l’impact du message que l’on veut faire passer. D’autant que toutes les situations qui figurent dans nos saynètes sont tirées de cas concrets vécus aujourd’hui encore dans les entreprises. Je suis parfois le premier surpris de voir que certains comportements puissent encore persister dans les entreprises !

S’agissant de la diffusion de ces formations, elles sont disponibles sur le portail compliance du Droit pour Moi. Les entreprises peuvent aussi utiliser les modules complets sur leur plateforme LMS (pour Learning Management System, logiciel conçu pour créer des formations en ligne disposant d’une interface administrateur et une autre pour les utilisateurs ndlr), et des centaines de personnes peuvent ainsi se former via la plateforme de l’entreprise, ou alors utiliser les vidéos seules pour des actions de communication.

JSS : Quels peuvent être les apports d’une formation sensibilisant sur les sujets du harcèlement et de la discrimination, et a fortiori la vôtre ?  

N. F-E.A. : L’intérêt principal de ces vidéos de sensibilisation est qu’elles s’adressent à un public très large. Jusqu’à présent, on pouvait voir dans certaines entreprises des formations destinées principalement aux manageurs ou aux RH. Là, l’objectif est de toucher un public plus large avec une formation qui n’est pas exclusivement destinée aux manageurs et aux RH, mais qui vient sensibiliser tous les collaborateurs de l’entreprise sur le fait que le harcèlement et la discrimination sont de vrais sujets avec des enjeux très importants.

Et puis, c’est aussi l’occasion de faire prendre conscience que lorsqu’on parle de harcèlement ou de discrimination, cela peut aussi constituer une infraction pénale. Autrement dit, une entreprise et des personnes physiques peuvent se retrouver devant le juge pénal, puisque le Code pénal sanctionne le harcèlement et la discrimination.

« Je suis parfois le premier surpris de voir que certains comportements puissent encore persister dans les entreprises ! »

B. A. : Les saynètes permettent par ailleurs de beaucoup mieux enregistrer les informations que des règles de droit un peu rébarbatives. Ce n’est pas une formation juridique « classique » comme on pouvait la concevoir jusqu’alors. C’est, à mon sens, bien plus accessible. Marquer les esprits par la mise en scène et l’humour est une première sensibilisation très efficace.

V.L. : D’ailleurs, anecdote intéressante : pendant le tournage, on a vu l’équipe elle-même avoir une prise de conscience « en direct », notamment par rapport aux agissements sexistes. Un des techniciens s’est rendu compte qu’il pouvait parfois tenir des propos sexistes en pensant faire de l’humour.

JSS : Quelle adhésion observez-vous du côté des entreprises ? Jusqu’ici, combien d’entreprises ont bénéficié de ces formations, quel objectif comptez-vous atteindre ?

V.L. : Pour l’instant, on observe que beaucoup de DRH les testent, et ce sont souvent les directions juridiques qui les renvoient vers nos formations. Avec elles, on vient creuser le sillon de la compliance RH, on sent bien qu’il y a quelque chose qui se passe.

Plusieurs centaines de personnes ont déjà été sensibilisées, et l’on va doubler ces formations en anglais puis les traduire en plusieurs langues pour toucher encore plus de salariés. Bien évidemment, nous devons nécessairement vérifier qu’il n’y ait pas de contre sens au moment de la traduction. C’est pourquoi des avocats bilingues du cabinet Flichy Grangé Avocats seront mobilisés sur ce sujet.

JSS : D’autres formations en collaboration sont-elles à l’étude ?  

B.A. : On ne refera probablement pas d’autres modules harcèlement et discrimination, sauf bouleversement législatif qui nous amènerait à devoir modifier la partie juridique. C’est vers la création de vidéos sur d’autres sujets que l’on va plutôt se tourner.

V.L. : On nous a par exemple demandé si l’on avait un module sur l’inclusion. Cela peut très bien rentrer dans la compliance RH. On envisage également de créer une formation sur la manière de mener des enquêtes internes.

JSS : Hormis la sensibilisation par la formation, la législation en place est-elle suffisante ? Que faudrait-il mettre en place en priorité pour limiter le harcèlement en entreprise selon vous ? 

B. A. : Les textes existent : on a quand même un bon arsenal pour intervenir sur ces sujets. À titre d’exemple, le législateur a obligé les entreprises à mettre dans le règlement intérieur les textes du Code du travail sur le harcèlement. C’est quelque chose de tout simple mais qui est intéressant, car cela permet aux collaborateurs d’avoir connaissance des textes législatifs sur le sujet. Le législateur a pris beaucoup de mesures pour pouvoir éviter ces situations de harcèlement ou de discrimination.

N. F-E.A. : En effet, on a le cadre législatif, et les textes, on les connait maintenant. Ce sont les comportements qui doivent évoluer, et c’est ça, l’objet des formations ! Nous devons sensibiliser, et le comportement des uns et des autres, au sein des entreprises, doit être mis en conformité.

Propos recueillis par Allison Vaslin

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