DROIT

INTERVIEW. Rapport narcotrafic : « Les procédures pénales ne sont certainement pas en danger à cause de la déloyauté des avocats »

INTERVIEW. Rapport narcotrafic : « Les procédures pénales ne sont certainement pas en danger à cause de la déloyauté des avocats »
Publié le 22/05/2024 à 14:06

Les sénateurs membres de la commission d’enquête sur le trafic de drogue ont rendu public leur rapport le 14 mai. Face à un état des lieux préoccupant, et notamment l'explosion des saisies de cocaïne, ils proposent entre autres la création d’un « dossier coffre » rendant contradictoires certains éléments de procédure, afin de ne pas compromettre les enquêtes menées. Pour Guillaume Martine, avocat spécialisé en droit pénal, il s’agit là d’un « prétexte » pour mieux faire rempart aux vices de procédure soulevés par les avocats.

JSS : Quelle lecture faites-vous de ce rapport sur le narcotrafic ?

Guillaume Martine : Je dirais que le contenu des propositions formulées dans ce rapport est dans la continuité des auditions réalisées. On pouvait, pour l'essentiel, prévoir ce qui serait retenu par la commission d’enquête, dans la mesure où il y a eu des dizaines d’auditions de responsables de services d’enquêtes, magistrats, garde des Sceaux, ministre de l’Intérieur, qui vont toutes dans le même sens. 

S’agissant de l’aspect du rapport qui dresse le constat du développement de l’expansion du trafic de drogues en France, je ne peux qu’acquiescer. En tant que praticien, j’observe en effet qu’il s’agit d’un volume de l’activité des juridictions pénales qui se maintient à un très haut niveau. Et pour les avocats pénalistes dont je fais partie, le phénomène massif de la criminalité organisée se concentre sur les dossiers de trafic de stupéfiants. Donc j’ai trouvé sur ce point que le rapport était en cohérence, jusqu’à un certain point, avec les constatations empiriques que je fais au travers de ma pratique. 

C’est davantage en ce qui concerne la modification législative de la procédure pénale que j’attendais ce rapport, car cela impacte bien sûr directement mon activité professionnelle, et car je crois que c’est l’exemple type de la mauvaise direction qui peut être prise sous le coup de la panique. 

JSS : Pouvez-vous détailler ? 

G.M. Je veux dire par là qu’il y a un constat alarmant face auquel on essaie de faire feu de tout bois. Il y a probablement, dans les propositions formulées par la commission d'enquête, et sur un certain nombre de choses (réorganisation des services, etc.), des propositions parfaitement pertinentes. Mais à côté de cela, sont également formulées des propositions de réforme de la procédure pénale qui me font penser que les Sénateurs se trompent de cible. 

« [Ce rapport] est l’exemple type de la mauvaise direction qui peut être prise sous le coup de la panique » 

                                                               - Guillaume Martine, avocat en droit pénal

Par certains aspects, la procédure pénale est déjà déséquilibrée en faveur de l’accusation. Or il y a une affirmation surprenante dans le rapport – les sénateurs ne s’en cachent pas – selon laquelle, de manière générale, la procédure pénale serait favorable aux trafiquants et contribuerait au développement du trafic de stupéfiants en France. C’est parfaitement inexact.

Je sors justement d’une audience à la chambre de l’instruction de Paris – laquelle traite notamment des sujets de régularité des procédures pénales ; tranche sur les requêtes en nullité formées par les avocats. Je peux vous dire qu’il suffit de passer une matinée devant cette chambre pour bien comprendre que des règles « favorables », ça n’existe pas.

On peut modifier autant que l’on veut les règles de procédure pénale, les raisons de fond qui expliquent l’expansion du trafic de drogues dépassent largement tel ou tel aspect très technique de la procédure pénale. 

JSS :  Ce qui est étonnant, c’est que les sénateurs semblent prendre un chemin différent de la jurisprudence européenne en matière des droits de la défense !

G.M. : La tendance européenne est effectivement à permettre un équilibre entre les droits de la défense, mais toujours contrebalancée avec l’objectif d’efficacité des procédures pénales. La CEDH trace donc un chemin un peu différent, certes, mais il ne faut pas voir là une forme de laxisme. 

Tout n’est pas blanc ou noir, il y a un équilibre qui doit être recherché. Si on devait intégrer en droit positif un certain nombre de propositions formulées par le rapport, cet équilibre serait rompu, ou en tout cas le déséquilibre serait aggravé. 

JSS : La commission d’enquête s’inquiète notamment du fait que le principe du contradictoire « expose les méthodes les plus sensibles aux trafiquants », puisque « les procès-verbaux retracent dans le détail les méthodes utilisées par les services de police ou de gendarmerie »...

G.M. : Tout à fait, et c’est une affirmation ridicule. Il suffit de lire ces PV ! Si vous prenez un PV qui constate la pose d’un micro dans une voiture, par exemple, il va juste indiquer : « Ce jour, nous nous présentons devant le véhicule, à telle heure, posons le micro, à telle heure, repartons. » et c’est tout. Il n’est pas du tout expliqué comment les services de police et de gendarmerie procèdent pour poser un micro dans une voiture sans qu’ensuite son propriétaire ne s’en rende compte. Nos clients n’ont aucun moyen d’en tirer des conséquences sur le plan « technique » pour l’éventuelle fois d’après.

« Des règles [de procédure pénale] favorables aux trafiquants, ça n’existe pas » 

                  - Guillaume Martine

Dire que les criminels se servent des PV pour adapter leurs techniques est un faux prétexte pour mettre en œuvre la procédure coffre (laquelle vise à ne pas rendre contradictoires certains éléments de procédure concernant les techniques spéciales d’enquête, ndlr), qui a d’autres objectifs moins avouables que les objectifs officiels. Cela masque en effet d'autres intentions, soit cacher aux avocats de la défense les ordonnances prises par les magistrats qui autorisent la mise en place de telle ou telle technique spéciale d'enquête.

Car la première chose que l’on fait dans un dossier, quand on se rend compte que son client a été géolocalisé ou écouté, c’est de chercher les autorisations prises par les magistrats permettant certaines techniques d'enquête, comme c'est ici que se nichent parfois les failles, les vices de procédure. Moi je crois que les magistrats le savaient très bien quand ils sont venus dire devant la commission, en prétextant une mise en danger de l’enquête, qu’il fallait cacher un certain nombre d’éléments de la procédure pénale. Le but était surtout d’empêcher les avocats d’aller sur le terrain de la contestation de ces éléments-là. 

JSS : Le rapport avance pourtant une autre piste : celle de l’autorisation générale d’acte d'enquête. Pourquoi prévoir alors une procédure coffre ?

G.M. : En fait, il y aurait deux cas de figure. Pour les techniques spéciales d’enquêtes, qui ne peuvent être déployées que dans les dossiers concernant le haut du spectre de la criminalité organisée, il y aurait la procédure coffre, qui supprimerait l’accès aux autorisations. Pour les autres techniques, plus « lambdas » – typiquement, les écoutes téléphoniques, acte d’investigation banal –, là, il y aurait une autorisation générale.

« L’avocat n’a pas à déployer une défense constructive » 

                                                                                                                  - Guillaume Martine

Faire ça, ce serait rendre artificiel le contrôle de l’autorité judiciaire. Notre Etat de droit repose sur le fait que des services de police agissent sous le contrôle de magistrats, habilités à contrôler la régularité et la proportionnalité de la procédure. Si vous aviez une autorisation générale pour tous les actes d’enquête, autant dire qu’il n’y a pas de contrôle du tout. On demanderait à un juge au départ : « Est-ce que vous êtes d’accord pour que dans ce dossier, n’importe quel téléphone, n’importe quelle voiture puisse faire l’objet de telle ou telle technique ? » ; le magistrat dirait oui et ce serait terminé. 

JSS : La commission d’enquête pointe le fait que les avocats auraient une utilisation « dolosive » des règles de procédure, emploieraient des « stratagèmes » et des « procédés déloyaux » pour soulever des nullités de procédure et obtenir la remise en liberté de leurs clients. Que répondez-vous à cela ?

G.M. : Mon sentiment, partagé par la profession, est celui d’une incompréhension, mais aussi d’être pris pour cible de manière injuste. Je crois que le mot « stratagème » restera longtemps, j’en parlais avec des confrères ce matin encore. En pratique, il est vrai que parfois les avocats poussent le bouchon trop loin. D’accord. Mais que fait la Cour de cassation ensuite ? Normalement, elle juge que c’est déloyal, et donc qu’en conséquence il ne peut pas y avoir nullité de la procédure.

Il faut bien préciser cela, car pendant les auditions devant la commission d’enquête, il y a un aspect toujours passé sous silence : le fait que lorsque la procédure est annulée, lorsque la personne est remise en liberté, ce n’est pas un avocat qui décide, mais c’est bien un juge. Je peux vous dire que pour réussir à obtenir ce genre de décision de la part des magistrats, il faut aller les chercher. Ils ne se privent pas de considérer qu’il y a stratagème, de le relever, et d’empêcher la nullité. Les demandes formulées par les avocats, quand elles sont légitimes, sont accueillies favorablement par les juridictions saisies, et vice versa. Donc les procédures ne sont certainement pas en danger à cause de la déloyauté des avocats.

Il y a vraiment une incompréhension sur ce que devrait être le rôle de l’avocat. La magistrate du tribunal judiciaire de Marseille, entendue par la commission d’enquête (dont les propos ont fait polémique, ndlr) a estimé que les avocats devraient déployer une défense plus constructive. Mais l’avocat n’a pas à déployer une défense constructive. La force et l’importance de l’avocat dans la procédure pénale est que sa seule boussole sont les intérêts de son client, et si ceux-ci dictent le fait qu’il faut pointer une erreur commise par un magistrat quand c’est le cas, tant pis ! La seule chose que l’on peut faire, le seul pouvoir que l’on a, c’est d’invoquer un certain nombre d'arguments pour expliquer que tel ou tel aspect de la procédure est irrégulier, c’est tout. Si on avait des super-pouvoirs, ça se saurait.

Propos recueillis par Bérengère Margaritelli

 

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