Cette demande « solennelle »,
adressée dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron, intervient quatre jours
après l’exceptionnel plaidoyer du président de la Commission indépendante sur
l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, Édouard Durand. La
Ciivise a récolté 30 000 témoignages depuis sa création en 2021 : pour le
magistrat, elle répond encore aujourd’hui à un « besoin social »,
face à un fléau « d’ordre public » qui nécessite une « législation
impérative ».
Chose promise, chose due. Alors que
la Commission indépendante sur l’inceste et les
violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) doit rendre son rapport final le 20
novembre, les 36 membres de la délégation aux droits des femmes du Sénat, issus de tous les groupes parlementaires,
ont réclamé lundi le maintien de cette commission dans une lettre ouverte
adressée au président de la République, comme annoncé la semaine dernière après
audition de l’un des présidents de la Ciivise, Édouard Durand.
Installée
le 11 mars 2021 pour une durée de deux ans, rattachée à la direction nationale
de la cohésion sociale et au secrétariat général des ministères sociaux, la
commission a eu pour mission de formuler des recommandations pour mieux
prévenir les violences sexuelles, mieux protéger les enfants victimes et lutter
contre l’impunité des agresseurs. « Nous demandons solennellement de
prolonger [son] existence, dans sa forme et sa structure actuelles, afin de
profiter de l'expérience et du savoir acquis durant ces deux ans »,
soutiennent ainsi les signataires du courrier ; Dominique Vérien – sénatrice de
l'Yonne et présidente de la délégation – en tête.
Parmi
les raisons invoquées, les sénateurs arguent que la Civiise a accompli un
travail « titanesque et salvateur » et « offre [aux
victimes] un espace d'expression bienveillant et reconstructeur », « une
main tendue qui permet de déposer son fardeau ». Ils soulignent
également que les témoignages recueillis « contribuent à une prise de
conscience générale de l'ampleur et des mécanismes des violences sexuelles sur
les enfants », mais aussi qu’il est « primordial d'assurer un
suivi des préconisations précises formulées par la [commission] pour renforcer
les capacités de protéger les enfants et lutter contre l'impunité des
pédocriminels ».
Jeudi
dernier, au Sénat, Dominique Vérien a par ailleurs indiqué soutenir la
conservation de la Ciivise car le manque de pilotage ainsi que le
fonctionnement en silo inter (et même intra) ministériel, aggravés par les
fréquents changements de ministres, font, selon la sénatrice, obstacle à la
continuité des politiques mises en place. « Or, on a besoin de
politiques pilotées de façon interministérielle, et si on n’a pas à côté une
structure pour le rappeler ; pour aiguillonner, relancer, insister, cela ne
peut pas fonctionner. Si on n’a pas de tels organismes parallèles sur ce sujet,
on n’y arrivera pas », a-t-elle pointé à cette occasion.
30
000 témoignages recueillis vs 5,5 millions d’adultes victimes dans leur enfance
Dans
la lettre à l'attention d’Emmanuel Macron, les sénateurs soulignent en outre
que l’audition, par la délégation, du co-président de la Ciivise, quelques
jours auparavant, a « achevé de [les] convaincre de la nécessité de
maintenir cette structure » dont la mission doit se poursuivre « avec
les mêmes coprésidents », « dans un souci de continuité ».
Et pour cause, le magistrat (juge des enfants) Édouard Durand a livré un
plaidoyer saisissant, face à des sénateurs visiblement très ébranlés.
Lors
cette audition du 9 novembre, en préambule de
laquelle Dominique Vérien a rappelé que la majorité des violences sexuelles sur
mineurs sont commises dans le cadre familial, Édouard Durand a glacé
l’auditoire en indiquant d’emblée que pendant que se tenait cet échange avec le
Sénat, « 20, 30 enfants auront été violés et agressés sexuellement, car
toutes les trois minutes, un enfant est victime de violences sexuelles ».
Le président de la Ciivise a toutefois remercié la délégation de « consacrer
du temps » aux victimes. « J’espère qu’en 2024 et 2025, vous aurez
l’opportunité de recevoir encore les femmes et les hommes qui seront membres
[de cette commission], si elle n’a pas disparu ».
Le
magistrat en a profité pour recontextualiser la création de la Ciivise, lancée
dans un « moment social particulier » : la publication par Camille Kouchner, maîtresse de conférences en droit, de son livre La Familia Grande, dans lequel elle accuse son beau-père, le constitutionnaliste Olivier Duhamel, d’inceste sur son frère jumeau. « Il faut que des voix autorisées – comme, aussi, celles d’Emmanuelle Béart, de Christine Angot et d’autres – s’élèvent de temps en temps pour que nous voulions bien accorder un peu d’attention aux enfants invisibles », a pointé Édouard Durand pendant son audition.
Si
la Ciivise a, à ce jour, recueilli près de 30 000 témoignages, son président
(qui partage la tête de la commission avec Nathalie Mathieu) l’a martelé : en
France, 5,5 millions d’adultes ont été victimes de violences sexuelles dans
leur enfance, soit une personne sur dix. « Des personnes qui nous
disent, quelques semaines après [s’être confiées à nous] : ‘“J’ai obtenu la
réparation que j’ai attendue toute ma vie”. Voilà ce que fait la Ciivise :
restituer la légitimité des enfants anéantis par la violence », a-t-il
résumé, en admettant : « C’est une mission qui nous dépasse totalement. »
Un
enfant violé jusqu’à 2 000 fois : une réalité « terrifiante »
qu’on préfère « ne pas voir »
Malgré
une récente prise de conscience de la société, aujourd’hui encore, « 160
000 enfants chaque année sont victimes de violences sexuelles. Mais ils ne sont
pas dans les tribunaux, ils ne sont pas dans les hôpitaux, ils ne sont pas dans
les services sociaux. Ils y sont, naturellement, mais nous ne reconnaissons pas
qu’ils sont des enfants de victimes sexuelles », a asséné Édouard
Durand. Une réalité « si terrifiante » que la société préfère « ne
pas voir », a-t-il fustigé.
Les
recherches scientifiques citées par le magistrat montrent pourtant que les
pédocriminels peuvent faire jusqu’à 150 victimes enfants dans leur carrière
d’agresseur. Et lorsque le pédocriminel n’a pas « accès » à une
multitude d’enfants, alors il peut commettre jusqu’à 2 000, 3 000 viols sur un
même enfant dans le cadre du foyer familial. « Nous avons reçu ces
témoignages. J’ai à l’oreille les paroles de ces hommes et de ces femmes, qui
se souviennent d’un viol tous les matins, après le petit-déjeuner, avant
d’aller à l’école, et qui me disent : “si je les compare à la réparation que
j’ai obtenue, ça fait 30 euros le viol”. Nous vivons dans ce monde-là »,
s’est désolé le président de la Ciivise.
« Nous
avons toujours tendance à oublier que dans la violence, il y a de la violence,
que ce mot n’est pas seulement une idée : la réalité est de l’ordre de la
destruction physique de la personne ». Malgré tout, comme l’a précisé Édouard Durand, ces enfants continuent de vivre : « Ils deviennent des
adultes, et parfois ces adultes ne peuvent pas sortir de chez eux. D’autres
peuvent sortir et vont travailler », soumis à des reviviscences
traumatiques. A l’instar de cet homme, qui lui avait confié : « Mon
patron a le même parfum que mon agresseur. A chaque fois que je suis avec lui,
je revis ses viols. Mais je ne peux pas lui dire qu’il doit changer de parfum,
alors peut-être que je dois arrêter de travailler. »
Ce
que Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus
sexuels dans l'Église, a pu qualifier d’ « empêchement d’être »
pour les victimes, la Ciivise le nomme le « présent perpétuel de la
souffrance ». Cette destruction des individus a un coût : des dizaines
de milliers d’euros pour les victimes, et, pour la société entière, le coût
social s’élèverait à 9,7 milliards d’euros par an, selon l’avis publié le 12
juin 2023 par la commission, intitulé « Le coût du déni ». « Si
l’impunité des violeurs d’enfants coûte près de 10 milliards d’euros par an aux
dépenses publiques de l’État, le budget qui nous a été alloué est de 4 millions »,
a rapproché Edouard Durand, qui a néanmoins reconnu qu’il s’agissait d’un « effort
réel », la Ciivise n’ayant « jamais été instituée pour régler
la totalité des problèmes des violences sexuelles faites aux enfants ».
Des
enfants qui ne sont pas crus ni protégés, « un second anéantissement »
Dans
un avis du 21 septembre 2023, la commission met en exergue que la violence
sexuelle est un anéantissement de l’être, une négation de la légitimité du
langage. « Même quand elle passe par le sexe, la violence dit toujours “tu
m’appartiens” ». Édouard Durand a ainsi rapporté qu’un témoin lui avait un
jour confié qu’après chaque viol, son beau-père lui brûlait la langue avec sa
cigarette : « Comment mieux dire “tu ne dois pas en parler’”? »,
s’est enquis le magistrat auprès des sénateurs lors de son audition.
« Pour
sortir du néant, il faut un tiers qui dise que la loi interdit la violence, un
tiers qui dise “je te crois, je te protège” ». Cependant, seuls 8 %
des enfants victimes de violences sexuelles, quand ils révèlent les violences sexuelles, obtiennent
cette réponse, a affirmé le président de la Ciivise. Dans 92 % des cas, la
réponse est de l’ordre du soutien social négatif ou de l’absence de soutien. En
outre, lorsque l’enfant révèle des violences à un professionnel, dans 60 % des
cas, ce dernier ne fait rien. Et Édouard Durand de dénoncer : « Presque
tous les enfants se heurtent à un second anéantissement. »
Pour
le magistrat, la raison commande de dire aux enfants « je te crois ».
« Le risque que nous courons n’est pas d’inventer des victimes, il est
de laisser passer sous nos yeux des enfants victimes sans les
protéger ; pourquoi ? Car nous avons des principes. La neutralité, la
présomption d’innocence. [Mais] il ne faut pas mal l’interpréter. Si
seuls 3 % des mis en cause pour viol sur mineur sont condamnés, c’est que nous
vivons dans un système d’impunité », a-t-il tancé.
Ce
qui plaide en faveur, a ajouté le magistrat, du maintien de la Ciivise, laquelle répond non seulement à un besoin individuel pour chaque victime, mais, au-delà, selon lui, à « un besoin social ». « Les 160 000 enfants victimes
chaque année, ce ne sont pas des affaires privées, c’est un problème d’ordre
public, de santé publique (...). Même s’il est plus commode de faire
comme si les enfants mentaient, comme si les mères manipulaient les enfants,
comme si les médecins voulaient s’immiscer abusivement dans l’intimité des
familles, la question est la suivante : qui voulons-nous protéger ? Si ce sont
les enfants, alors faisons en sorte que cela se voie plus clairement. »
Sans
loi impérative, « les pères incestueux continueront de garder
l’autorité parentale »
Bien
que la Ciivise ait créé un outil de formation des professionnels, construit
avec des experts, sur le repérage des enfants victimes, et sur les façons de
s’entretenir avec eux, Édouard Durand est aujourd’hui convaincu qu’un plan de
formation est nécessaire. « On m’a dit qu’il était déjà diffusé. J’ai
dit que ce n’était pas le cas ; qu’il fallait une doctrine. Actuellement, on
raisonne en termes d’affichage de dispositif, pas de doctrine. Or, c’est le
seul chemin. On peut créer des séances de dépistage à l’école, mais s’il
n’y a pas de médecin scolaire, d'infirmière scolaire, d’assistante sociale
scolaire, il n’y aura pas de dépistage. Il faut honorer l’engagement de ces
professionnels, les soutenir et les valoriser », a insisté le
magistrat.
Le
président de la Ciivise a donc appelé à la mise en place d’une législation
impérative, comme la loi Billon de 2021 sur les seuils d’âge pour les violences
sexuelles. « Il était déjà possible de dire que quand un adulte viole
un enfant de cinq ans, il n’y a pas besoin de chercher s’il y a eu violence,
contrainte ou surprise : il a fallu l’écrire dans la loi. Quand un adulte
commet un acte sexuel sur un enfant, ça s’appelle un viol, il n’y a pas besoin
de chercher si l’enfant a dit oui ou non. »
Pour Édouard Durand, « il faut une législation impérative sur
l’inceste, car tant que vous n’écrirez pas dans la loi que quand un parent est
déclaré coupable d’inceste, l’autorité parentale est retirée automatiquement
par effet de la loi, les pères incestueux continueront de garder l’autorité
parentale. La loi doit être le point fixe. En quoi serait-il contraire à un
principe d’écrire dans le Code civil que la déclaration pénale de culpabilité a
une conséquence civile : le retrait de l’autorité parentale ? Aucun principe
n’est contraire à la raison ». Le juge des enfants l’a rappelé : le
retrait de l’autorité parentale n’est pas une peine, c’est la conséquence
civile d’une décision pénale prononcée souverainement par une juridiction
indépendante et impartiale au terme d’un procès contradictoire.
« Avançons,
ou n’avançons pas, mais il faut choisir qui on protège ! » a conclu
jeudi dernier le magistrat, au terme de son audition. Avec la lettre envoyée ce
13 janvier à Emmanuel Macron, les sénateurs de la Délégation aux droits des
femmes du Sénat ont donc, semble-t-il, déjà choisi leur camp.
Bérengère Margaritelli