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L’éventualité d’un nouveau rehaussement des seuils d’intervention des commissaires aux comptes répand un parfum de scandale

L’éventualité d’un nouveau rehaussement des seuils d’intervention des commissaires aux comptes répand un parfum de scandale
Publié le 27/03/2024 à 16:34

La Compagnie nationale des commissaires aux comptes a informé vendredi dernier ses pairs que Bercy examinait une « possibilité de relèvement », permise par les textes européens, des seuils contribuant à définir la taille des entreprises, quelques semaines après une précédente remontée. Si selon le ministère, « rien n’est acté », au sein de la profession, la nouvelle ne passe pas. 

Un mois à peine après une première remontée des seuils relatifs au chiffre d’affaires et au bilan contribuant à définir la taille des sociétés et groupes de sociétés, notamment prise en compte dans le cadre des obligations portant sur l’établissement et la certification des comptes, le Gouvernement s’apprêterait à en fixer de nouveaux ?

C’est ce que rapporte une communication de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC), destinée à la profession et datant de vendredi dernier. La Compagnie y indique avoir appris « il y a seulement quelques jours » que le ministère de l’Economie et des finances examine actuellement une possibilité de relèvement « permise par les textes européens ». Selon les réflexions en cours, dès cet été, le chiffre d’affaires net pourrait bien passer de 10 millions à 15 millions (contre 8 millions avant février 2024), et le total bilan de 5 millions à 7,5 millions (contre 4 millions avant février 2024).

 « L’économie de la profession » en danger ?

Une nouvelle qui, chez les commissaires aux comptes, a fait l’effet d’une bombe. Rappelons que le décret du 28 février 2024, publié au Journal officiel du 29 février, était venu transposer la directive déléguée du 17 octobre 2023 de la Commission européenne, qui proposait un ajustement de 25 % pour tenir compte de l’inflation. 

Ce, moins de 5 ans après la loi Pacte, qui avait déjà augmenté le seuil d’obligation d’identification d’un commissaire aux comptes - lequel, en contrepartie, s’était vu ouvrir de nouvelles missions, comme l’établissement des missions en termes de RSE. Et sans oublier non plus qu’en 2018, un rapport de l’inspection générale des finances, qui s’interrogeait sur l’utilité des commissaires aux comptes, avait mis le feu aux poudres, accusé de « jeter le discrédit » sur la profession.

Alors, aujourd’hui, la coupe est pleine. De quoi pousser le président de la Compagnie régionale des commissaires aux comptes (CRCC) de Paris, Vincent Reynier, à publier le 25 mars un communiqué dans lequel il fustige des mesures, du côté de Bercy, qui « sonneraient le glas de l’exercice libéral de [la] profession », le tissu économique français étant, souligne-t-il, essentiellement composé de petites entreprises dont le chiffre d’affaires est « bien inférieur à 15 millions d’euros ». 

 « Je n’ai pas le chiffre exact du nombre de mandats [de commissaires aux comptes] qui pourraient être supprimés, mais si cette mesure passe, il est certain qu’un grand nombre de sociétés intermédiaires - auditées par des cabinets locaux, libéraux, pas par les grands réseaux - vont disparaître du champ de l’audit légal. Cela toucherait donc directement  l’économie de la profession, et les emplois qui vont avec », réagit de son côté Hubert Tondeur, expert-comptable, commissaire aux comptes et vice-président de l’Ordre national des experts-comptables.

À contre-courant du contexte actuel 

Le commissaire aux comptes parle même d’une « fausse mesure de simplification et d’économie ». S’il n’est pas opposé à une simplification, celle-ci ne peut pas se faire « à n’importe quel prix », estime-t-il. « J’ai un portefeuille relativement important en termes d'audit : si une mesure pareille venait à entrer en vigueur, c’est la moitié de ce portefeuille qui disparaîtra », augure-t-il. 

Dans son communiqué « coup de gueule », Vincent Reynier déplore également que Bercy a « pris le pas sur la place Vendôme » et regrette que la profession soit « inaudible ». Un sentiment partagé par Hubert Tondeur, qui estime que le ministère de l’Economie et des finances a mis la profession « devant le fait accompli ». « Ne pas nous consulter, ce n’est pas fair-play. On est purement sur des seuils d’audit, on voit bien que c’est Bercy qui décide ». 

Le commissaire aux comptes ajoute que la Chancellerie, interlocuteur habituel de la profession, accuse clairement une perte d’influence. « Même si elle a pu dire que nous étions importants, notamment avec la procédure d’alerte, la continuité de l’exploitation, la sécurité financière, elle n’a plus suffisamment de poids pour peser sur ce sujet ». 

Le vice-président de l’Ordre national des experts-comptables s’interroge également sur la schizophrénie qui préside aux discussions sur le relèvement des seuils. « C’est tout de même étrange, dans le contexte actuel, de prendre ce type de mesure, alors que le gouvernement alerte en même temps sur les risques de fraude et de blanchiment », expose-t-il. 

Hubert Tondeur alerte ainsi : « En parallèle, il en va aussi de la sécurité financière des entreprises ! » et rappelle que parmi les missions des commissaires aux comptes, il y a aussi la prévention des difficultés, et l’alerte sur des faits délictueux comme le blanchiment. « Les entreprises visées par les seuils ont moins de commissaires aux comptes que celles qui sont plus petites, elles ont plutôt internalisé les processus. Or, le commissaire aux comptes est celui qui contrôle les sujets à risques et qui tire la sonnette d’alarme. C’est ce tiers qui vient rassurer les financeurs, les pouvoirs publics et les actionnaires », argue-t-il. 

Accusée d’inertie, la CNCC réagit 

Bien que la CNCC évoque dans sa communication un relèvement « incompréhensible », qui serait un « nouvel affront » avec des « conséquences désastreuses », en faisant valoir qu’elle avait pourtant obtenu que ce dernier soit écarté, Vincent Reynier ne manque pas d’égratigner l’organe représentatif de la profession au niveau national, l’accusant de « [gérer] seul et en catimini cette question d’intérêt général ». 

« La CNCC s’est bornée à nous demander d’être unis (...) Cela semble un peu court comme stratégie, et nous ne pouvons pas rester immobiles et dociles en attendant les résultats d’une négociation dont nous sommes exclus », écrit-il. Et d’ajouter : « Je considère que l’exercice libéral de la profession de commissaire aux comptes n’est plus représenté au niveau national ». 

En réponse, et alors que des élections auront bientôt lieu à la CNCC, son président, Yannick Ollivier, affirme aujourd’hui « ne pas vouloir entrer dans la polémique ». « Notre préoccupation n’est pas politique : l’objectif est de se battre pour la profession et d’obtenir le maintien des seuils », indique-t-il. 

« Évidemment que la gouvernance de la compagnie nationale est à 2 000 % pour défendre les commissaires aux comptes ! Elle a défendu et défend toujours la diversité de l’exercice professionnel et l'importance que revêt l’existence de professionnels libéraux qui font la force de notre profession », se défend par ailleurs le président. 

« Tout est à l’étude, rien n’est acté »

Quant à la question de savoir pourquoi un tel projet dans les tuyaux du ministère, le président de la CNCC avance que Bercy est en train d'identifier « toutes les possibilités pour relever les seuils au sens large, notamment au regard des textes européens ». « Parmi l’ensemble de ces possibilités, il existe cette option offerte aux Etats-membres d’aller au-delà du seuil », précise-t-il. Bercy étudierait donc la pertinence de cette option. « Pourquoi la remettre à l’ordre du jour ? Car c’est son rôle, de toujours s’interroger. Et de notre côté, on doit être en capacité de démontrer pourquoi les seuils actuels ont du sens », poursuit Yannick Ollivier. 

Le président se veut toutefois rassurant : la CNCC a réuni hier l’ensemble des syndicats et des organisations professionnelles qui touchent la profession. « Ils ont bien compris que les enjeux sont d’importance et nous concernent tous », souligne Yannick Ollivier, qui assure par ailleurs « tout mettre en place pour arriver à convaincre [s]es interlocuteurs » au ministère sur le sujet : « Nous communiquons avec Bercy pour faire entendre notre voix, et, pour l’heure, Bercy prend note. Nous leur avons donné des chiffres clefs sur l’impact qu’aurait un relèvement des seuils dans les territoires, mais aussi sur les entreprises, car personne n’a à gagner à ce qu’il y ait des effets de concentration. » 

En parallèle, le président annonce que des « actions » entreprises par la Compagnie lui ont également permis de s'assurer du soutien de l’ensemble des représentants des entreprises : « Ils nous ont confirmé qu’ils nous soutenaient et qu’ils interviendraient pour appuyer nos arguments ». 

Pendant que la résistance s’organise, « Tout est à l’étude, rien n’est acté » affirme-t-on laconiquement du côté de Bercy, contacté cet après-midi. Peut-être le début d’un nouveau feuilleton ?

Bérengère Margaritelli

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