Le 12 janvier, lors d’une
table ronde organisée par la Délégation aux droits des femmes, deux chercheuses
de l’Institut national d’études démographiques (INED) sont venues exposer la
corrélation entre la (mauvaise) santé des femmes, le travail et l’inactivité.
Le constat qui émerge de leurs travaux est clair : en fonction des
spécificités de leurs métiers, les femmes sont souvent davantage exposées à
certains maux ou maladies, dont la reconnaissance passe bien souvent à la
trappe.
Dans la lignée d’une
précédente conférence, le 8 décembre 2022, sur le thème « santé des
femmes et travail : une approche historique et sociologique », la
Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes
a
organisé au Sénat, le 12 janvier, une table ronde consacrée à « la
santé des femmes au travail », animée par sa présidente Annick Billon.
Invitée à venir exposer ses
travaux, Emilie Counil, chargée de recherche à l’INED, rappelle que depuis les
années 80, ce sont surtout des femmes qui se sont intéressées au sujet de la
sous-évaluation de la santé de leurs homologues au travail. Parmi les maladies
invisibilisées ou non reconnues comme maladies professionnelles, on retrouve en
majorité les cancers.
Cancers liés aux métiers
ménagers : une inégalité de genre
Face à ce constat, rapporte-t-elle,
l’équipe de Giscop93, groupement d’intérêt
scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine Saint-Denis,
s’est fixé pour objectif d’étudier les inégalités sociales des cancers liés au
travail, à partir d’une enquête de santé publique conduite dans le Département,
sur dix ans et sur un échantillon de plus de 10 000 patients. Résultat, si
les hommes sont davantage touchés par ces maladies, les femmes sont toutefois
nombreuses à être concernées dans certains métiers, et notamment les secteurs
dits ménagers, dans lesquels elles sont exposées à des produits nocifs sur le
long terme, ce qui engendre des problèmes de santé pouvant déboucher in fine
sur un cancer.
Autre cause du développement des
cancers liés au travail : le travail de nuit. Bien qu’il y ait une
incertitude scientifique, ce dernier serait un déclencheur de problèmes de
santé, expose Emilie Counil. Et là encore, les femmes sont au premier plan. En
effet, selon une étude de l’Inserm de 2018, le risque de
développer un cancer du sein augmente de 26 % pour les femmes qui ont
travaillé plus de deux nuits par semaine pendant dix ans. Les horaires
décalés ou encore les conditions de travail sont aussi des facteurs aggravants, de même que
l’alimentation, moins équilibrée pour les travailleurs de nuit à cause du
rythme décalé.
Les femmes souvent
inéligibles à la reconnaissance de leurs maladies professionnelles
Malgré l’existence de
facteurs attestant de la corrélation entre travail et maladie, les problèmes de
santé des femmes liés au travail sont peu reconnus. « Les femmes exposées aux cancers professionnels ont
souvent des carrières hachées, avec des interruptions, notamment au moment de
la maternité », précise Emilie Counil. « Ces interruptions ont
pour effet de les rendre inéligibles à la reconnaissance de leurs maladies
professionnelles. Et lorsqu’elles le sont, elles sont souvent sous-indemnisées. »
De plus, le tableau des
maladies professionnelles est très restreint sur les listes d’activités qu’il
faut avoir exercées pour pouvoir être éligible. « Il faut apporter des
preuves, ressortir les bons documents sous peine de non complétude des dossiers,
pour que l’enquête soit menée par la Caisse nationale des allocations
familiales », explique la chercheuse. Ce parcours du combattant pose
la question de l’accès aux droits, d’autant que l’invisibilisation est renforcée
par un certain nombre de biais dits « de genre », qui se traduisent
par une prise en compte plus limitée des types d’emplois occupés par les femmes
ouvrant droit à indemnisation.
Deux fois plus exposées aux
troubles musculo-squelettiques
Par
ailleurs, selon les recherches de Constance Beaufils, auteure de la thèse « L’inactivité
professionnelle au cours du parcours de vie : un déterminant social de la
santé des femmes aux âges élevés », « les femmes sont deux
fois plus exposées que les hommes aux troubles musculo-squelettiques »,
en raison notamment des métiers qu’elles exercent. « Les femmes sont
sous-représentées dans le secteur secondaire et occupent des emplois présentant
plus de pénibilité », ajoute-t-elle. Elles sont ainsi beaucoup à
occuper un emploi dans certaines professions de la santé ou dans le service aux
particuliers et à faire face à des contraintes physiques lourdes. Idem pour le
métier de caissière ou de vente en commerce.
De
fait, la répétition des gestes dans un domaine est un facteur de problèmes
musculo-squelettiques, entrainant une usure physique. En outre, « les
femmes aux carrières hachées restent plus longtemps à un même poste et sont
donc durablement exposées aux risques muscolo-squelettiques » précise
Constance Beaufils ; elles sont par ailleurs plus touchées par l’arthrose
que les hommes. Il a aussi été constaté un nombre d’arrêts de travail plus élevé pour les femmes, notamment en raison des emplois difficiles est précaires
qu’elles exercent, a ajouté Emilie Counil.
Charge
mentale et dépression : les femmes, grandes perdantes
Les
femmes sont aussi largement concernées par les troubles psychiques. En effet,
la dépression touche davantage les femmes que les hommes, notamment en raison
de la charge mentale. Ce sont souvent les femmes qui subissent le poids des
responsabilités à domicile après le travail, détaille Constance Beaufils. De
plus, alors que l’équilibre entre temps personnel et professionnel est fragile,
se pose la question du cumul et de l’articulation entre le temps personnel et
professionnel : des tâches professionnelles peuvent être reproduites à la
maison, créant ainsi une frontière poreuse entre les deux. Aussi, avec la crise
sanitaire et l’instauration du télétravail, l’écart entre vie privée et vie
professionnelle s’est davantage creusé, les femmes travaillant encore plus depuis chez elles, avec là encore un impact significatif,
souligne la chercheuse.
Laurence
Cohen, l’une des rapporteures de la mission, membre de la Délégation aux droits
des femmes, a par ailleurs posé la question du harcèlement sexuel au travail, « lui
aussi un facteur aggravant de la dépression chez la femme ». Les violences
de ce type étant souvent un sujet tabou au travail, les femmes concernées se
retrouvent souvent contraintes de quitter leur emploi, et peuvent présenter par
la suite des problèmes de santé mentale. Emilie Counil évoque à ce sujet les
travaux de Karen Messing, ergonome américano-canadienne, qui explique dans ses
recherches à quel point la parole peut être difficile, et qu’il faut creuser
pour délier les langues. Emilie Counil et Constance Beaufils préconisent de
faire de la prévention dans les entreprises, surtout dans les plus petites,
moins sensibilisées.
L’inactivité, un facteur
aggravant
Au
fil de sa thèse, Constance Beaufils s’interroge sur la place et le rôle ambigus
de l’inactivité sur la santé des femmes, et notamment des femmes seniors. Au
cours de la table ronde, elle partage un constat de la Drees (Direction de la
recherche, des études et de l’évaluation et des statistiques) de 2019 :
« Les femmes vivent plus longtemps que les hommes, mais en moins
bonne santé ». Ce dernier prend en compte
l’espérance de vie sans incapacité, c’est-à-dire « le nombre d’années
que peut espérer vivre une personne sans être limitée dans ses activités
quotidiennes ».
Constance
Beaufils en profite pour rappeler la différence entre inactivité – absence
d’activité (sans emploi ni chômage) – et incapacité, soit l’impossibilité de
travailler ou d’effectuer certaines tâches du fait d’un accident du travail ou
d’une maladie professionnelle. Autrement dit, là où l’incapacité est reconnue
et indemnisée, l’inactivité, elle, ne l’est pas.
Elle
indique que 20 % des mères de trois enfants ou plus sont en inactivité
professionnelle, dont 40 % lorsque le plus jeune des enfants à moins de
trois ans, selon des données de la Drees (2019). Par ailleurs, les mères entre
25 et 50 ans toujours en activité « déclarent une
meilleure santé mentale que celles qui ont interrompu leur emploi ».
Toutefois, allier travail et vie personnelle peut engendrer anxiété et stress,
surtout si la maternité tombe à un moment crucial de la vie professionnel d’une
femme – autour de 24 ans –, rappelle Constance Beaufils.
La chercheuse affirme en
outre que « l’inactivité professionnelle
est néfaste pour la santé des femmes, par ses conséquences sur ses ressources
économiques, sociales et symboliques.
(…) Les interruptions d’emploi des femmes au cours de leur carrière
constituent des enjeux de santé publique par les trappes à inactivité
professionnelle et par les risques dont elles sont porteuses ».
Trois marqueurs de mauvaise
santé des femmes seniors
Constance Beaufils explique
qu’il y a trois facteurs de mauvaise santé chez les femmes dans les âges
avancés. Le premier est celui des carrières précaires, ou avec une
exposition entrainant des risques plus tard :
« Que les femmes interrompent ou non leur emploi, des conditions de
travail délétères, des emplois précaires et instables et des difficultés à
articuler vie professionnelle et personnelle sont associés à des problèmes de
santé aux âges élevés. »
Par ailleurs, ces risques
peuvent entrainer une inactivité plus ou moins longue, qui amène au deuxième
marqueur : les trappes à inactivité. Beaucoup de femmes interrompent leur
carrière et ne retournent pas travailler car elles considèrent qu’il est trop
difficile de revenir sur le marché du travail, aussi bien dans la recherche que
dans les emplois qui évoluent et pour lesquels elles n’ont plus les compétences,
note Constance Beaufils. Ces trappes à inactivité amènent souvent un état
dépressif pouvant avoir des conséquences sur le long terme, et notamment par
l’absence de liens sociaux. D’autant que le regard de la société sur les femmes
qui ne travaillent pas peut être difficile à supporter, et donc causer une
anxiété supplémentaire.
Enfin, le troisième marqueur concerne
les risques financiers sur le long terme. Constance Beaufils affirme que
l’inactivité n’est pas forcément un problème s’il n’y a pas de péril économique.
En revanche, dans certaines situations, comme une séparation, l’inactivité va
devenir critique puisqu’elle ne permet pas de toucher le chômage, et néfaste
par ses conséquences sur leurs ressources économiques et sociales, qui se
traduit par un manque à gagner à l’instant T et à la retraite. « Les femmes qui passent par l’inactivité professionnelle
font face à des difficultés économiques qui débouchent sur des inégalités de
santé. » Ainsi, l’absence de conjoint entraine des problèmes de
santé, les femmes ont moins de marge de manœuvre pour trouver du travail en
urgence et prennent donc des emplois précaires ; les plus présents sur le
marché du travail.
Ces marqueurs « touchent
l’ensemble des femmes, quel que soit leur niveau de diplôme ». En
outre, face à tous ces facteurs aggravants
avec des conséquences aux âges avancés, la thésarde a fait quelques
préconisations : rendre les emplois les plus exposés moins précaires et
adaptés pour les femmes, encourager le maintien de l’emploi et permettre de se
former pour évoluer avec la société.
Enfanter ou travailler ?
La
rapporteure Annick Jacquemet souligne que les femmes sont moins nombreuses à
souhaiter avoir des enfants aujourd’hui, mettant en évidence « l’angoisse »
que cela représente pour celles qui sont bien plus nombreuses à travailler
qu’auparavant. Constance Beaufils rappelle qu’à partir des années 60, les
femmes sont massivement entrées dans l’emploi et le pourcentage stagne depuis
les années 2000, avec 85 % de femmes entre 25 et 49 ans en emploi. Si auparavant,
il était normal pour les femmes de rester à la maison pour s’occuper du foyer
et des enfants, la norme aujourd’hui pour les femmes mères est de travailler.
En
effet, les femmes font soit des enfants plus tardivement pour se consacrer
pleinement à leur carrière, soit font l’impasse sur la maternité et continuent
donc de travailler. De plus, les stigmates de la société au 21e
siècle sont plus forts pour les femmes, le regard des gens sur les femmes en
inactivité étant, au mieux, rude. Mais si davantage de femmes travaillent,
l’inactivité est toujours présente, notamment chez les jeunes mères. Un certain
nombre de femmes préfèrent se consacrer à leur famille, les horaires
incompatibles, les contraintes et l’état du marché du travail étant un frein
pour elles.
Par
ailleurs, être mère au foyer est un travail à plein temps avec des usures
physiques également, rappelle Annick Billon. Selon cette dernière, « l’impact
considérable de l’inactivité sur les femmes lorsqu’elles sont contraintes »
est une nouveauté. De son côté, la rapporteure Marie-Pierre Richer note que « la
santé des femmes au travail n’est pas qu’une question de biologie, c’est aussi
une question sociétale ». Et Laurence Cohen d’ajouter : « On peut observer de manière très
précise qu’il n’y a pas de déficit de recherche au niveau de la santé des
femmes au travail : les travaux sont là. Mais ce sont des femmes qui s’y
intéressent. Si on veut arriver à faire progresser la situation, ce doit être
toute la société qui doit s’y intéresser. » Puissent-elles être
entendues !
Allison Vaslin