Les députés viennent
d’adopter, presque à l’unanimité, une proposition de loi qui entend lutter
contre la disparition des terres agricoles françaises. Une réalité de plus en
plus présente à mesure que les agriculteurs prennent leur retraite et peinent à
trouver des repreneurs de leur exploitation.
Dans la soirée du mardi 11
mars, les députés de l’Assemblée nationale ont adopté, en première lecture, la
proposition de loi « visant à lutter contre la disparition des terres
agricoles et à renforcer la régulation des prix du foncier agricole ».
Le texte, qui prévoit la modification de certaines dispositions du Code rural
et de la pêche maritime, était porté par le député de la 6e circonscription des
Pyrénées-Atlantiques, Peio Dufau (socialistes et apparentés).
L’objectif de
cette proposition : réguler les prix du foncier agricole et plus
précisément d’endiguer le phénomène de « consommation masquée » des
terres à vocation agricole. En effet, des personnes qui ne sont pas des exploitants
agricoles achètent des terres agricoles pour en faire un autre usage que leur
vocation initiale. En 2023, une superficie d’au moins 2,5 fois celle de Paris
aurait été détournée pour un usage autre qu’agricole, soit près de 28 000
hectares détournés et inexploités, selon le député Peio Dufau.
En plus de ces stratégies de détournement,
la disparition des terres agricoles est aussi accélérée par l’artificialisation
croissante des sols, leur érosion ou encore la fusion des exploitations
agricoles. Dans un rapport de 2022, la Safer (les sociétés d’aménagement
foncier et d’établissement rural) avançait qu’entre 1970 et 2020, des terres
agricoles dont la surface totale équivalait à la région Provence-Alpes-Côte d’Azur
avaient disparu. Et cette
situation inquiète les associations de défense de l’environnement et du secteur
agricole qui y voient un danger pour l’avenir, déjà incertain, de l’agriculture
et de ses métiers.
Le nombre d’agriculteurs français encore en activité s’amoindrit
d’année en année, posant la question des prochaines générations
d’exploitants et du niveau de disponibilité des terres, à moyen et long terme. D’autant
plus que deux tiers des agriculteurs devraient prendre leur retraite dans une
dizaine d’années. Pour Peio Dufau, il est donc impérieux de mettre en ordre de
marche une protection claire des terres agricoles, puisqu’elles « risquent
de changer de mains » et de quitter le giron agricole, si rien n’est
fait au niveau législatif.
Des terres agricoles
détournées malgré des outils de régulation
Les sociétés d’aménagement
foncier et d’établissement rural (Safer) sont des outils historiques de
régulation des terres agricoles, créées dès 1960. Elles « contribuent,
ainsi dans leurs zones d’intervention, à la mise en œuvre du volet foncier de
la politique d’aménagement et de développement durable du territoire rural en favorisant
notamment le maintien des exploitants agricoles et en préservant l’environnement »,
précise le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la
mobilité et l’aménagement (Cerema), dans l’un de ses rapports, publié en 2020. Et
pour mener à bien leur mission, les Safer jouissent d’un droit de préemption
leur permettant d’acheter en priorité un bien agricole ou rural pour ensuite le
revendre à un agriculteur désireux de s’installer ou à des collectivités
territoriales chargées des parcs naturels.
Mais malgré ce droit de
préemption, des contournements sont possibles lorsqu’une habitation se trouve
sur des terres agricoles mises en vente. Dans ce cas de figure, la valeur de la
bâtisse est beaucoup plus élevée que celle des terres agricoles sur lesquelles
elle repose. La Safer peut alors proposer une préemption partielle, ce qui
signifie qu’elle décide d’exercer son droit sur une partie seulement des biens
aliénés, à savoir les terres agricoles. En revanche, le propriétaire a le droit
de refuser la division de ses biens. Ce type de refus, qui est en réalité un
cas d’école, rend alors impossible l’exercice du droit de préemption partielle
de la Safer.
La large utilisation de cette stratégie de contournement a
finalement provoqué une disparition progressive des terres agricoles, vendues
avec l’habitation, contre un prix jugé spéculatif. En effet, les prix affichés
sont souvent très élevés, compte tenu de ces cas qui surviennent plus
fréquemment dans des zones touristiques et littorales, émaillées par une forte tension
foncière. Ces terres agricoles, vendues à des repreneurs autres que les Safer, deviennent
généralement des jardins privatifs non-exploités et des parcelles perdues par
le secteur agricole.
Alors que plusieurs cas de ce
type ont largement été médiatisés en France, Peio Dufau a rappelé les faits de
l’une de ces affaires, le mardi 11 mars, dans l’hémicycle. « À Arbonne,
on a occupé une maison pour essayer de casser la vente qui était irresponsable.
Il n’y a pas d’autres termes, et ça a été fait de manière transpartisane »,
a-t-il notamment déclaré, juste après l’adoption de la proposition de loi. De
fait, en 2021, le propriétaire d’un domaine agricole de 15 hectares, localisé
dans le Pays basque, réclamait 3,2 millions d’euros lors de sa mise en vente,
alors que la Safer estimait la valeur de son bien à 800 000 euros.
Cette mise
en vente avait alors provoqué la colère de manifestants locaux, du syndicat d’exploitants
ELB et de l’association Lurzaindia qui défend « l’installation de
fermiers en agriculture paysanne ». Les opposants à cette vente
avaient occupé la propriété pendant près de 100 jours, accusant le propriétaire
de s’opposer à la division de ses biens, à savoir la séparation des terres du
bâti, qui aurait pourtant permis à la Safer d’exercer son droit de préemption
partielle. Le potentiel acquéreur s’était finalement retiré de la vente face à
la pression de la mobilisation.
Une proposition de loi pour
renforcer le pouvoir des Safer
À la fin du mois de février 2025,
le Parlement avait adopté le projet de loi « d’orientation pour la
souveraineté en matière agricole et le renouvellement des générations en
agriculture ». Mais, à l’instar de Peio Dufau, certains élus
défenseurs des terres agricoles considéraient que le volet foncier était « le
grand oublié » de cette loi d’orientation. C’est en espérant remédier
à ce manquement qu’a été votée la proposition de loi « visant à lutter
contre la disparition des terres agricoles et à renforcer la régulation des
prix du foncier agricole », avec 203 voix favorables et 3 voix
défavorables. Le texte se compose de quatre articles. Son article 2, alinéa 2
prévoit une extension du droit de préemption des Safer à de nouvelles communes,
telles que les communes limitrophes de communes littorales ainsi que les
communes en zone tendue, avec des difficultés généralisées d’accès au logement.
Le texte renforce également
le droit de préemption des Safer afin de lutter contre les stratégies
habituelles de contournement en refusant la division des biens. La proposition
de loi donne ainsi la possibilité aux Safer de jouir d’un acte de cession qui
leur permettra d’opérer plus aisément la séparation des terrains à usage ou
vocation agricole des bâtiments d’habitation. De plus, selon l’article 3 bis, « lorsqu’il
est en outre exigé de cette société qu’elle se porte acquéreur de l’ensemble
des biens aliénés dans les conditions mentionnées au dernier alinéa de
l’article L. 143-1-1, elle adresse au notaire du vendeur une offre d’achat
établie, en lien avec les commissaires du Gouvernement, à ses propres
conditions ».
L’article autorise donc les Safer à préempter la
totalité d’un bien, selon ses conditions notifiées. Il s’agit là d’un moyen de
lutter contre la spéculation des prix des biens, fréquente dans les zones
tendues, puisque lesdites sociétés pourront réviser le prix total du bien, si
ce dernier est jugé disproportionné. Enfin, l’amendement n°21, ajouté à
l’article 3, précise que « le propriétaire est invité à faire connaître
dès la notification de la cession s’il accepte la visite des biens par cette
société et par les commissaires du Gouvernement ». Le texte accorde ainsi à
la Safer un droit de visite des biens en vente en amont de toute décision
d’achat potentiel.
Une proposition de loi pour
réguler les prix du foncier agricole
En plus d’accorder des
pouvoirs plus élargis à la Safer, le texte prévoit une série de mesures qui entend
réguler l’inflation spéculative du prix des biens agricoles. C’est pourquoi la
proposition de loi autorise la distinction entre le prix du bâti et le prix des
terres agricoles, afin d’éviter la hausse du prix global, provoquée par la
forte valeur du bâti. « La spéculation qui s’opère quand on vend ces
terres avec du bâti fait que l’on perd toute notion de la vraie valeur de ces
dernières », commentait Peio Dufau, le jour du vote. De ce fait,
l’amendement n°38, intégré à l’article 1, prévoit « lorsque
l’aliénation porte simultanément sur des biens soumis au droit de préemption de
la société d’aménagement foncier et d’établissement rural et sur d’autres
biens, l’information distingue la valeur de ces autres biens et, parmi eux, des
biens d’habitation, auxquels sont associés des terrains non bâtis ».
Le texte propose aussi de
prolonger la durée de la vocation des bâtiments agricoles. Il s’agit d’une classification
des bâtis situés dans les zones agricoles, naturelles ou non urbanisées et qui ouvre
le droit de préemption de la Safer en cas de mise en vente. Actuellement, ces
bâtiments à vocation agricole sont considérés comme tels s’ils ont été utilisés
dans le cadre d’une activité agricole au cours des cinq dernières années précédant
l’aliénation. Cette durée est applicable dans les zones rurales et
montagneuses. En revanche, depuis 2019, la durée a été prolongée de quinze ans,
passant d’un délai de cinq à vingt ans, pour les bâtiments à vocation agricole situés
en zones littorales.
Le texte porté par Peio Dufau entend ainsi prolonger ce
délai de cinq ans à vingt ans pour les zones tendues. Une mesure qui permet de « faciliter
l’installation de nouveaux agriculteurs », selon le député socialiste
et affiliés. Enfin, l’Assemblée nationale a voté l’amendement n°4 qui oblige le
gouvernement, après la promulgation de cette loi, à remettre au Parlement
« un rapport évaluant l’opportunité d’élargir le droit de préemption
des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural aux cessions
partielles des parts ou des actions d’une société ayant pour objet principal
l’exploitation ou la propriété agricole », dans un délai de six mois.
Avant la séance des votes, la
ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, Annie Genevard, a
réitéré son soutien envers cette proposition de loi avant de s’inquiéter de son
risque d’inconstitutionnalité. Elle a, en effet, émis l’hypothèse que le texte porte
atteinte à « des droits et libertés constitutionnellement garantis,
notamment le droit de propriété ». Annie Genevard a également fait
remarquer : « Je vous engage à la prudence, dans la rédaction,
afin que cet édifice, aussi séduisant soit-il pour la protection de notre
foncier agricole, ne fasse pas l’objet d’une censure du Conseil constitutionnel
qui ne manquera pas, je suppose, d’être saisi ». Puisqu’il a été
adopté en première lecture, le texte poursuivra sa navette parlementaire et
sera présenté, pour un examen en première lecture, au Sénat.
Inès
Guiza