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La « branch tax » française de l’article 115 quinquies du CGI n’est pas conforme au principe de liberté d’établissement

La « branch tax » française de l’article 115 quinquies du CGI n’est pas conforme au principe de liberté d’établissement
Publié le 04/10/2019 à 15:56



Le Conseil d’État (CE, 10 juillet 2019, n° 412581, Société Cofinimmo) a cassé et annulé l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris (numéro 16PA01795 du 17 mai 2017) par lequel cette dernière avait jugé que l’article 115 quinquies du Code général des impôts (CGI) était conforme à l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE). En effet, pour le Conseil d’État, les dispositions de cet article 115 quinquies du CGI sont de nature à opérer un traitement discriminatoire, prohibé par le droit de l’Union, entre les succursales françaises de sociétés non-résidentes et les sociétés mères non-résidentes de filiales françaises, non justifié par des raisons tenant à la préservation de la répartition du pouvoir d’imposer entre les États membres ni par la lutte contre l’évasion fiscale.


 


Présomption de distribution des bénéfices réalisés en France par les succursales de sociétés étrangères


Aux termes du 1. de l’article 115 quinquies du CGI, les bénéfices réalisés par les succursales en France de sociétés étrangères sont réputés distribués à des associés n’ayant pas leur domicile fiscal ou leur siège social en France. Cette présomption, qui ne peut être combattue en se prévalant de ce que les bénéfices réalisés en France sont demeurés investis en France, a pour effet de soumettre ces bénéfices à une retenue à la source en France par l’application de l’article 119 bis du CGI (celle-ci étant de 30 % depuis 2012 voire moindre selon les conventions fiscales bilatérales).


Le 2. de l’article 115 quinquies permet, quant à lui, de demander une révision de liquidation de la retenue à la source et d’obtenir la restitution de l’excédent perçu lorsque les sommes auxquelles cette retenue a été appliquée dépassent le montant total des distributions effectives, et lorsque la société étrangère justifie que les bénéficiaires de ses distributions ont leur domicile ou leur siège en France.


Enfin, le 3. de cet article offre une exonération de la retenue à la source lorsque la société étrangère, d’une part, a son siège de direction effective dans un état membre de l’Union européenne et, d’autre part, est passible de l’impôt sur les sociétés, sans possibilité d’option et sans en être exonérée.


 


La société belge demandait l’exonération de retenue à la source pour les bénéfices perçus de sa succursale française


La société Cofinimmo SA, de droit belge, a demandé – via un rescrit – à l’administration si pour les bénéfices qu’elle percevait de sa succursale en France, elle pouvait bénéficier du 3. de l’article 115 quinquies du CGI. L’administration a répondu par la négative parce que le régime d’exonération d’impôt sur les sociétés dont bénéficie la société en Belgique en tant que SICAFI (1) s’opposait à ce qu’elle puisse se prévaloir de cette exonération. En outre, la succursale avait opté en France pour le régime fiscal des SIIC, équivalent en France de la SICAFI, et bénéficiait à ce titre d’une exonération de l’impôt sur les sociétés au titre de l’article 206 C du CGI.


Ainsi, en application de l’article 17 de la Convention fiscale entre la France et la Belgique, la société Cofinimmo a été soumise à la retenue à la source en France au taux de 10 %, sans possibilité d’en être exonérée.


Toutefois, la requérante a contesté son imposition à la retenue à la source au motif, premièrement, qu’il existerait une différence de traitement entre une société non-résidente disposant d’une succursale en France et les filiales en France de sociétés mères non-résidentes ; deuxièmement, qu’il y aurait une atteinte à la liberté de choix de la forme juridique en France ; et troisièmement, que les modalités d’application de l’article 115 quinquies du CGI sont susceptibles de créer, de facto, une discrimination entre succursale d’une société non résidente et la société mère non-résidente d’une filiale française. C’est ce troisième argument qui a emporté la conviction des juges du Palais-Royal.


 


L’imposition de l’article 115 quinquies est une imposition sur les distributions


Pour la requérante, l’imposition prévue à l’article 115 quinquies du CGI était soit constitutive d’une imposition sur les distributions, qui engendrerait une restriction à la liberté d’établissement en ce qu’elle créerait une discrimination entre succursales et filiales ; soit constitutive d’une imposition supplémentaire sur les bénéfices, qui engendrerait une discrimination entre sociétés françaises et sociétés non-résidentes en ce que ces dernières seraient plus lourdement taxées que les premières.


En réponse, Madame Émilie Bokdam-Tognetti, dans ses conclusions sous cette décision, a considéré que cette retenue à la source constitue une imposition sur les distributions et non pas une imposition supplémentaire sur les bénéfices, dès lors que le fait générateur de cette retenue est la distribution des bénéfices réalisés grâce à la succursale française aux associés de la société non-résidente.


Dans le sens également de la qualification de cette retenue en une imposition sur les distributions, il convient de relever que le Conseil d’état a décidé que cette retenue à la source ne relevait pas dans les conventions fiscales bilatérales des stipulations relatives à l’imposition des bénéfices des établissements stables mais de la clause balai.


 


Il n’existe pas un droit autonome à l’identité de traitement succursale/filiale


Le Conseil d’état s’est interrogé sur le fait de savoir si, comme le soutenait la requérante, la retenue à la source constituait une entrave à la liberté d’établissement.


Dès lors, la rapporteure publique a précisé dans ses conclusions que le principe de non-discrimination ne visait pas à instaurer une stricte identité de traitement entre les succursales et les filiales. En effet, les parties doivent établir que dans les faits, la différence opérée entre la situation interne et la situation transfrontalière entraîne un traitement défavorable pour la société non résidente (2). Il en r sulte « qu’en elle-même, une différence de traitement entre succursales et filiales de sociétés non-résidentes n’est pas contraire à la liberté d’établissement ». Madame Emilie Bokdam-Tognetti a ajouté que « le caractère discriminatoire d’une disposition nationale visant les sociétés non-résidentes disposant d’une succursale en France doit s’apprécier au regard du traitement réservé aux sociétés résidentes prises comme des entités globales (succursales comprises) et non au regard du traitement réservé aux filiales de sociétés résidentes ou non résidentes ».


Dans ce sens, il doit être relevé que la nature de la remontée des bénéfices réalisés par une filiale française d’une société non-résidente se distingue de celle des bénéfices réalisés en France par une succursale d’une société non-résidente. En effet, dans la première situation – en raison de l’existence de deux personnalités morales distinctes – il s’agit d’une distribution de dividendes taxée comme telle, alors que dans la seconde situation, en raison de l’absence de distinction juridique entre une société non-résidente et sa succursale en France, les bénéfices réalisés par la succursale sont ceux de la société non-résidente. C’est la raison pour laquelle le législateur a créé une présomption de distribution des bénéfices réalisés en France par la société non résidente à ses associés, afin de pouvoir appréhender des dividendes qui relèvent de sa compétence fiscale.


Ainsi, dès lors que l’article 115 quinquies du CGI porte sur l’imposition d’une distribution de dividendes d’une société non résidente à ses associés, cette situation ne peut se comparer à celle d’une filiale où les dividendes d’une société française remontent à une société non-résidente (3).


 


La France dépasse sa compétence fiscale en imposant potentiellement des bénéfices qui n’ont pas été réalisés en France


Cependant, Madame Bokdam-Tognetti s’est attardée à comparer la situation – légèrement différente que celle susvisée – d’une succursale française d’une société non-résidente et la situation d’une société mère non-résidente d’une filiale française.


En raison de l’existence d’une présomption irréfragable propre à l’article 115 quinquies du CGI, selon laquelle les bénéfices distribués par la société non résidente sont réputés porter par priorité sur les bénéfices de l’établissement stable, alors même qu’ils resteraient éventuellement investis dans la succursale, Madame Bokdam-Tognetti a constaté une différence de traitement avec la situation d’une société mère non-résidente d’une filiale française qui ne procèderait à aucun versement de dividendes. En effet, dans cette dernière situation, cette société mère ne serait pas redevable d’une retenue à la source sur les dividendes restés investis dans la filiale française.


La France est susceptible, de ce fait, de soumettre à l’impôt français des bénéfices non français de la société non résidente, ceux-ci étant restés investis dans la succursale française, et ce, au seul motif qu’elle a réalisé des bénéfices en France au travers de sa succursale.


Il s’ensuit que la France dépasse sa compétence fiscale en imposant potentiellement des bénéfices qui n’ont pas été réalisés en France.


Or, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qu’il appartient à tout État membre d’aménager, dans le respect du droit de l’Union, son système fiscal relatif à l’imposition de bénéfices, pour autant que ces bénéfices relèvent de la compétence fiscale de l’État membre concerné. Il en découle que l’État membre d’accueil est libre de déterminer le fait générateur de l’impôt, l’assiette imposable ainsi que le taux d’imposition qui s’appliquent aux différentes formes d’établissements des sociétés opérant dans cet État membre, sous réserve d’accorder aux sociétés non-résidentes un traitement qui ne soit pas discriminatoire par rapport aux établissements nationaux comparables (4).


Ainsi, dans sa décision précitée relative à la « fairness tax » belge (5), la Cour de justice de l’Union européenne a considéré que la taxe belge sur les bénéfices réalisés en Belgique à l’occasion de leur redistribution ne méconnaissait pas la liberté d’établissement à condition que le mode de détermination de l’assiette ne conduise pas, de fait, à traiter la société non-résidente d’une manière moins avantageuse. La Cour de justice a renvoyé au juge national le soin de vérifier que le mode de calcul ne conduisait pas à ce qu’une société non-résidente ayant un établissement stable en Belgique soit imposée lors d’une redistribution sur des bénéfices ne relevant pas de la compétence fiscale belge.


Dès lors, appliquant la jurisprudence européenne rendue à l’occasion de la « fairness tax » belge ayant constaté une taxation des revenus distribués par des sociétés non-résidentes au motif que ces dernières ont fait des bénéfices relevant de la compétence fiscale française, le Conseil d’État a décidé que les dispositions de l’article 115 quinquies du CGI instauraient « un mode de calcul désavantageux de l’assiette de la retenue à la source pour les sociétés non-résidentes réalisant des bénéfices en France par l’intermédiaire d’un établissement stable », dans la mesure « où elles ne permettent pas à une société non-résidente réalisant des bénéfices en France d’établir, pour obtenir la restitution totale ou partielle de la retenue prélevée, que ses distributions soumises provisoirement à retenue à la source ont été, en l’absence de désinvestissement des bénéfices dégagés par ses exploitations françaises, prélevées sur des bénéfices ne relevant pas de la compétence fiscale de la France ».


Pour le Conseil d’État, ce « traitement discriminatoire, qui est de nature à gêner ou rendre moins attrayant l’exercice par les opérateurs économiques établis dans un Etat membre de leur liberté d’établissement sous la forme de création d’un établissement stable, ne saurait être justifié ni par la préservation de la répartition du pouvoir d’imposer entre les Etats membres, ni par la lutte contre l’évasion fiscale, l’article 115 quinquies du Code général des impôts ne visant pas en lui-même à prévenir des pratiques abusives ».


Les juges du Palais-Royal en ont donc déduit « qu’en jugeant que la présomption irréfragable posée par l’article 115 quinquies du code selon laquelle une société non résidente qui a réalisé des bénéfices en France et procède à des distributions à ses associés non-résidents distribue prioritairement ses bénéfices de source française résulte d’une simple différence de technique d’imposition entre sociétés non-résidentes ayant un établissement en France et des filiales françaises de mères non-résidentes, la cour administrative d’appel de Paris a entaché son arrêt d’une erreur de droit. »


 


La nécessité d’établir l’absence de rapatriement des bénéfices de l’exploitation française. Dès lors que les sociétés non résidentes seront en mesure d’établir que tout ou partie de leurs bénéfices réalisés en France n’ont pas été désinvestis, elles ne devraient pas avoir à s’acquitter de la retenue à la source prévue par l’article 115 quinquies du CGI. A cet égard, Émilie Bokdam-Tognetti a rappelé « qu’en dépit de la fongibilité des bénéfices, il n’est pas exclu qu’une société soit en mesure d’établir que les bénéfices de son exploitation française n’ont pas été rapatriés ». Elle a rappelé que, pour l’application de la taxe 3 % sur les revenus distribués, « l’article 235 ter ZCA du Code général des impôts disposait que pour les bénéfices réalisés en France par les sociétés étrangères et réputés distribués en application de l’article 115 quinquies, la contribution est assise sur les montants qui cessent d’être à la disposition de l’exploitation française ».Toutefois, la portée de cette remise en cause par le Conseil d’état du mécanisme de retenue à la source de l’article 115 quinquies du CGI risque d’être limité e, dès lors que cet article ne s’applique pas aux sociétés non exonérées d’impôt sur les sociétés dont le siège de direction effective se situe dans l’Union européenne et est exclu par un certain nombre de conventions fiscales internationales.




NOTES :


1) SICAFI : société d’investissements à capital fixe immobiliers.

2) Voir CE, 9 décembre 2016, n° 396160, OCBF ; CJUE, 17 mai 2017, Aff. C-68/15, X. Ministerraad, concernant la « fairness tax » belge.

3) Toutefois, il faut réserver la situation dans laquelle le législateur a lui-même voulu traiter de façon similaire une succursale et une filiale. Dans cette hypothèse, la comparaison deviendrait pertinente.

4) Voir, en ce sens, CJUE 12 décembre 2006, Test Claimants in the FII Group Litigation, C-446/04, point 47, ainsi que du 26 juin 2008, Burda, C-284/06, point 86 et jurisprudence citée).

) CJUE, 17 mai 2017, Aff. C-68/15, X. Ministerraad.


 


Pierre Masquart,

Avocat au barreau de Paris


 


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