Qui n’a pas entendu parler de la
blockchain ? Il faudrait être fou ou totalement déconnecté pour ignorer encore
ce qu’est la blockchain, à tout le moins dans les grandes lignes.
Cette technologie, issue de la
cryptomonnaie bitcoin créée en 2008 par le mystérieux Satoshi Nakamoto, pourrait
apparaître à première vue aux antipodes de la mode et de la propriété
intellectuelle. En effet, elle suscite à l’heure actuelle surtout l’engouement
des banques, assureurs et start-up, qui ont été les premiers à s’y intéresser
afin d’éviter leur éviction totale de la sphère économique.
Cependant, force est de constater
que les enjeux du secteur de la mode, et ceux du monde littéraire et artistique
des droits d’auteur, poussent leurs acteurs à s’approprier cette technologie,
qu’ils voient notamment comme un outil d’horodatage numérique de leurs œuvres,
et dont les perspectives sont multiples.
Il y a donc tout lieu de se
réjouir que cette technologie, désormais incontournable, ne draine pas
seulement l’univers impitoyable des monnaies virtuelles (au risque spéculatif
avéré), mais irrigue aussi des univers plus glamour.
Pour mémoire, la blockchain
(chaîne de blocs) – ou technique de registre partagé (Distributed Ledger
Technology) – est une technologie innovante permettant de garantir la sécurité
et l’historique des transactions et des informations transmises, grâce à un
système décentralisé de certification. Elle peut être comparée à une immense
base de données inviolable, ou à un grand livre comptable numérique reposant
sur un protocole cryptographique. Sa fonction est double : authentifier les
échanges inscrits dans un registre inviolable qui assure leur traçabilité
permanente, et supprimer les intermédiaires/tiers de confiance ou régulateurs.
C’est cette absence de tiers de confiance qui constitue la véritable
originalité de la blockchain.
Il s’agit, malgré tout, d’une
technologie en gestation, dont le cadre juridique reste à définir, bien qu’elle
soit inscrite, depuis l’ordonnance n° 2016-520 du 28 avril 2016 et l’ordonnance
n° 2017-1674 du 8 décembre 2017, dans le Code monétaire et financier, et
définie comme « un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant
l’authentification de ces opérations », de transmission des seuls titres
financiers.
Ses applications sont donc
multiples et concernent indéniablement tous les domaines de l’économie et de la
société.
Face à l’hystérie collective
affichée pour les cryptomonnaies issues de la blockchain, il nous semblait
agréable d’étudier les usages qui en sont faits dans des domaines plus légers.
Des applications identifiées
Julien Fournie, styliste français, directeur
artistique de la maison Ramosport en 2008, et qui a créé sa propre maison de
couture à Paris, en 2009, qui porte son nom, s’est associé à Dascoin, monnaie
reposant sur la blockchain, pour participer au développement de l’usage de
cette technologie dans le secteur de la mode, afin de sécuriser toute la chaîne
de création/chaîne de valeur de la mode.
L’industrie musicale, souvent en
retard en termes de transition et d’innovation, s’est emparée elle aussi de la
technologie blockchain.
En avril 2017, la SACEM,
accompagnée d’autres sociétés de gestion collective, s’est lancée dans un
projet tendant à développer « un prototype de gestion partagée des informations
relatives aux droits d’auteur.»
Des avantages / intérêts indéniables
Le secteur de la mode et celui
des arts étant confrontés aux mêmes difficultés nées de la multiplicité des
intermédiaires, de l’opacité totale de la gestion et du paiement des droits,
ainsi que de l’épineuse identification des apports de chacun dans la
réalisation de l’œuvre, ont décidé pour y remédier d’avoir recours à cette
technologie à laquelle ils sont par nature totalement étrangers, pour ne pas
dire réfractaires.
L’ensemble de ces questions
pouvant être résolues par le recours à la technologie blockchain et l’existence
d’un registre des droits infalsifiable et décentralisé, les acteurs de la mode
et de l’industrie musicale, notamment, n’ont d’autre choix que de tenter de les
intégrer aujourd’hui dans le processus d’exploitation des créations.
En effet, et dans la mesure où
les auteurs/ créateurs seuls seraient habilités à alimenter un tel registre, le
seul enregistrement sur cette base de données permettrait de démontrer la
réalité des droits, et l’origine de l’œuvre. La preuve de l’antériorité, en cas
d’action en contrefaçon, serait ainsi facilement rapportée par un système
d’horodatage numérique inviolable. Une telle pratique serait cependant en
légère contradiction avec la technologie blockchain initiale qui garantit
l’anonymat des utilisateurs et des membres du réseau. Dans ce cas particulier,
il est nécessaire que les contributeurs à la blockchain soient identifiables,
et ce, de manière fiable. Une telle exigence relève de la gouvernance même de
la blockchain.
Les auteurs rencontrant souvent
les plus grandes difficultés pour gérer leurs droits et se faire rémunérer en
proportion de l’usage réel qui en est fait, il leur est aujourd’hui recommandé
de développer des outils combinant la technologie blockchain au smart contract
afin d’encadrer, tout au long de l’exploitation de l’œuvre, les conditions dans
lesquelles ils autorisent la reproduction ou la diffusion de leurs œuvres
(chaque type d’exploitation pouvant générer des revenus différents, ou bien
même être autorisé à titre gratuit). Les licences d’utilisation et
d’exploitation seraient ainsi facilement personnalisables par les auteurs
eux-mêmes, ces derniers disposant ainsi de la quasi-certitude de pouvoir tracer
l’utilisation faite de leurs œuvres et obtenir le paiement automatisé des
redevances.
Enfin, la technologie blockchain
semble tout à fait répondre au besoin de transparence et de sécurisation
légitime des consommateurs quant aux conditions d’approvisionnement, de
fabrication et d’acheminement des articles fabriqués. Ce besoin d’information
pouvant également s’inscrire dans une démarche écoresponsable. Le registre
établi à partir de la technologie blockchain centralisera l’ensemble des
informations relatives à la traçabilité des matériaux utilisés, lesquelles
seront accessibles à tous les consommateurs. Lors de la Fashion Week de
Shanghai en avril 2017, la marque Babyghost en collaboration avec l’entreprise
BitSE, spécialisée dans la blockchain, a présenté une application
anti-contrefaçon issue de cette technologie. Chaque vêtement ou accessoire de
la collection contient soit une puce NFC, soit un QR Code permettant d’accéder
à l’ensemble des informations relatives au vêtement sur smartphone. La
technologie blockchain permet de se constituer la preuve que les produits sont
originaux, et ne constituent pas des contrefaçons, outre qu’ils sont fabriqués
dans des conditions spécifiques.
Une telle preuve serait-elle
recevable devant les juridictions françaises ? La question mérite d’être posée,
le régime juridique de la blockchain n’étant pas encore fixé. Avec l’entrée en
application du règlement eIDAS en date du 23 juillet 2014, un juge quel qu’il
soit ne peut écarter une preuve au motif qu’elle serait de nature électronique.
Le juge saisi devra donc examiner cet élément de preuve. À n’en pas douter, le
juge ordonnera une expertise informatique ayant pour objet de se convaincre des
règles de gouvernance de la blockchain, et de la fiabilité des informations
qu’elle renferme. Il n’en demeure pas moins que cette preuve sera recevable et
s’avèrera, dans certaines hypothèses, redoutable. Il apparaît désormais
impératif que cette nouvelle technologie fasse l’objet d’une réglementation
nationale et internationale fixant son régime juridique, et que les États
disposent de moyens adaptés pour contrôler et encadrer l’usage qui en est fait.
Ce cadre s’impose également afin
que la technologie blockchain gagne en maturité.
Des risques qui ne peuvent être niés
Malgré l’engouement de certains
quant à la fiabilité du système ainsi développé, il n’en demeure pas moins que
le risque zéro n’existe pas, et que dans l’hypothèse de cyberattaques massives
de réseaux, les conséquences, pour une blockchain ayant une portée économique
ou des enjeux stratégiques, pourraient être dramatiques pour ses utilisateurs
et administrateurs.
Enfin, il nous semble nécessaire
de rappeler, ce que d’aucuns passent sous silence alors que d’autres n’hésitent
pas à prétendre que la blockchain serait une technologie « verte », que tel
n’est en réalité pas le cas. La technologie blockchain est «super» énergivore.
En effet, les opérations de minage nécessaires à la résolution d’équations
numériques nécessitent une consommation d’énergie électrique considérable.
Cette débauche d’énergie est maintenant contestée par certains analystes,
lesquels considèrent que l’implication de tant de mineurs serait inutile
puisqu’il suffit d’un seul très efficace. Il est temps de renoncer à la preuve
de travail (proof of work) et de recourir à de nouvelles méthodes écologiques
de validation des blocs de la chaîne.
La cryptomonnaie DasCoin évoquée
plus haut réside, quant à elle, non pas sur un processus de minage pour valider
les transactions, mais sur un système de licences afin de proposer un système
légal et sécurisé d’un point de vue réglementaire et technique. Pour cela, des
processus KYC (Know Your Client) sont mis en place au niveau de la banque pour
vérifier l’identité des clients et permettre une transaction sécurisée pour les
échanges. Ce système de validation de chacun des blocs de la chaîne nous
apparaît plus respectueux de l’environnement, et devoir être dupliqué.
Enfin, si la technologie
blockchain présente comme principale innovation de supplanter certains
intermédiaires, l’émergence de cette technologie dans le domaine de la
propriété intellectuelle signet-elle la disparition de l’INPI, tiers de
confiance dans la chaîne de valeur des créations ? L’avenir nous le dira. En
toute hypothèse, la propriété intellectuelle, en tant que discipline du droit,
nous semble être le siège de l’intervention humaine. En effet, qui à part un
être doté de sensibilité sera à même de qualifier une création d’œuvre de
l’esprit supposant d’avoir au préalable constaté son caractère original,
c’està-dire l’empreinte de la personnalité de son auteur?
Stéphane Baïkoff,
Avocat département IT.IP,
Simon Associés