Magistrats, personnels de greffe, fonctionnaires et avocats étaient mobilisés,
le 15 décembre dernier, à Bercy et dans toute la France, contre une justice au
rabais, un "justice malade", et réclame des effectifs supplémentaires. Réuni, le monde judiciaire dénonce des conditions de travail jugées indignes, en réponse à l’appel de 3 000 magistrats et d’une
centaine de greffiers publié dans Le
Monde le 23 novembre dernier. L’expression d’un malaise de longue date qui
ressurgit aujourd’hui, après le suicide en août dernier de Charlotte, jeune
magistrate de 29 ans.
Elle s’appelait Charlotte.
Elle était juge. Après deux années d’exercice, Charlotte s’est suicidée, le 23 août
dernier. Elle avait 29 ans.
Depuis ce drame illustrant les conditions d’exercice précaires auxquelles la justice doit faire
face, les professionnels de justice ne décolèrent pas. Dans une tribune publiée
dans le journal Le Monde le 23
novembre dernier, 3 000 magistrats et de 100 greffiers faisaient part de
leur mal-être et de leur surcharge de travail.
Un appel signé depuis par les deux tiers (plus de 7 500) des magistrats
français, mais aussi 1 500 fonctionnaires de greffes, et près de 500
auditeurs de justice. Un appel également soutenu par les avocats et les
fonctionnaires qui partagent ce constat d’une justice à bout de souffle.
S’est ensuivi un appel à une
mobilisation générale pour la justice. Les professions se sont ainsi rassemblées le
15 décembre dernier devant le ministère de l’Économie, marquant symboliquement
le manque de moyens alloués à la justice, mais aussi devant les sièges de cours
d’appel et tribunaux, dans toute la France.
L’ordre judiciaire dénonce
les conditions indignes dans lesquelles ces professionnels exercent leurs missions et parlent
d’une « justice chronométrée, trop
lente pour répondre aux besoins et parfois sans effets réels ». Un
avis partagé par la ligue des droits de l’homme, qui constate elle aussi « dans son exercice de défense des
droits de l’homme à quel point la justice est rendue dans des conditions
dégradées ».

Mobilisation générale pour la Justice, le 15 décembre 2021, à Paris (crédit : CNB)
Une mobilisation générale sans précédent
La tribune du Monde a fait consensus. Les professionnels
de justice sont nombreux à s’être retrouvés dans cette description d’une
justice dégradée, venant expliquer cette mobilisation inédite. L’appel a été
lancé par 17 organisations, notamment les deux principaux syndicats de
magistrats, le Syndicat de la Magistrature et l’USM, syndicat majoritaire qui appelait pour la première fois
de son histoire à la grève, mais aussi l'AFMI, FNUJA, l’ACE, le SAF, ou encore la CNA. Une coordination historique, à la hauteur du mal-être exprimé.
La Conférence nationale des
Premiers présidents, la Conférence nationale des procureurs généraux, la
Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires et la Conférence
nationale des procureurs de la République, partageant également ces constats et
préoccupations exprimés dans l’appel publié dans Le Monde, ont également soutenu le mouvement. Évoquant eux aussi « une justice qui se perd à
vouloir tout faire dans un temps limité », ils dénoncent, dans un
communiqué commun, le manque d’accompagnement méthodique des réformes
toujours plus complexes, mais aussi une défaillance informatique*,
ou encore l’insuffisance budgétaire et humaine allouée aux juridictions. Ils
pointent l’épuisement du professionnel, et parlent alors d’ « insécurité juridique » ;
une situation qui nourrit à leur sens « un
sentiment de défaillance à l’égard de l’autorité judiciaire insuffisamment
défendue par la parole publique ». « Cette situation ne peut pas continuer ainsi », déclarent-ils.
Un mouvement également
soutenu par les avocats, le barreau de Paris et le CNB en tête, lequel a
adopté, lors de son Assemblée générale des 9 et 10 décembre derniers, une
motion « sur l’appel des magistrats
et greffiers et la justice à bout de souffle ». Le Conseil parle d’un
« mouvement sans précédent » qui
ne peut interpeller le gouvernement pour une prise de conscience réelle.

Les magistrats rassemblés devant Bercy réclament plus de moyens pour la Justice (crédit : CNB)
« 20 ans d’abandon
humain et budgétaire de la justice »
Ce raz-le-bol des professions de justice, le garde des Sceaux dit le soutenir. Lors d’une conférence de presse portant sur la situation des juridictions, organisée en réaction le 13 décembre à la Chancellerie, Éric Dupond-Moretti a débuté en affirmant que parler depuis plusieurs jours de la situation du système judiciaire en France était « une très bonne chose ». Selon lui, il faut en effet faire connaître ces difficultés, tout en examinant les actions déjà mises en place, et en menant une réflexion les solutions, un triptyque indispensable à la réflexion, souligne-t-il. Le garde des Sceaux souhaite en effet que la réflexion soit menée « dans la clarté, au cœur d’un débat honnête ». Rappelons qu'en France, pour 100 000 habitants, on compte 3 procureurs, 11 juges et 34,1 « personnels non juge », alors que la moyenne européenne se situe à 11 procureurs, 18 juges et 60,9 « personnels non juge »… des chiffres qui serviront de constat.
Pour sa défense, le
ministre de la Justice n’hésite pas à mettre les actions du gouvernement en
avant, à commencer par la hausse du budget : +8 % en 2021, à laquelle
s’ajoute une nouvelle augmentation de 8 % attendue pour 2022. Sous le
quinquennat d’Emmanuel Macron, le budget de la justice a ainsi été augmenté de 18 %
depuis 2017. Aussi, au micro de Léa Salamé sur France Inter le 15
décembre, le ministre s'est dit alors surpris du moment où intervient cette
contestation. Mais le budget ne fait pas tout : « Ce n'est pas parce que les chiffres sont en
augmentation qu'ils atteignent ce dont la justice a besoin ! »
lui a répondu Emmanuel Raskin, le président de l’ACE, sur Twitter.
Un avis soutenu par le
ministre, chiffres du rapport de l’inspection générale de la justice à l’appui rappelle
ces chiffres : un tiers des stocks en 1re instance et 10 %
des stocks en appel seraient dus au manque de moyens. Quid des stocks restants ? interroge Éric Dupond-Moretti sur France
Inter. Problème de répartition du travail et souci managérial,
expliquait-il. En outre, celui qui, en ce contexte de campagne présidentiel,
craint l’instrumentalisation de ce mouvement, y voit surtout le résultat de
« 20 ans d’abandon humain et
budgétaire de la justice ».
Eric Dupond-Moretti promet plus d'auditeurs de justice
L’USM attend en effet une
augmentation des moyens humains qui « sont
notoirement insuffisants. Si ce n'était pas le cas, les horaires de travail des
magistrats seraient décents, leurs temps de repos respectés, les justiciables
seraient mieux écoutés, les délais de jugement seraient raisonnables et les
audiences notamment correctionnelles se termineraient avant la nuit »,
décrit le syndicat.
Le ministre s’est dit
« prêt à regarder les choses en face »,
souhaitant améliorer l’institution judiciaire dans son fonctionnement quotidien
en jugeant la situation « avec
lucidité et responsabilité ». Affirmant que les États généraux de la
Justice lancés en octobre sont justement conçus pour améliorer la justice de
notre pays, le garde des Sceaux a demandé également aux professionnels de justice du
temps. Un outil doit en effet être mis en place pour déterminer le nombre de
magistrats et greffiers dont la France a besoin, mais la Cour des comptes estime
que son développement demanderait plus de trois années...
D’ici
là, Éric Dupond-Moretti a annoncé que le prochain concours de l’ENM serait celui de la plus grande
promotion de l’école, avec 380 auditeurs et 80 postes en plus pour le concours
complémentaire. Mais encore une fois, des nouvelles recrues tarderont à
arriver, alors que pour l’ordre judiciaire, il y a urgence...
* À ce titre, le ministre de la Justice a rappelé le développement de l’équipement informatique des tribunaux, mené en 2017 (fibre optique, wifi et visioconférence).
Constance Périn