EMPREINTES D'HISTOIRE. Notre chroniqueur nous fait
faire une incursion en Afrique dans un pays, celui des « hommes intègres »,
où les traditions se mêlent aux légendes mais où, surtout, les troubles et les
émeutes n’ont cessé d’alterner ces dernières décennies avec des périodes
calmes. Il évoque ici le procès d’un président de la République qui a fait
assassiner un autre président de la République, son prédécesseur.
Les faits se déroulent dans
une ancienne colonie française de l’Afrique Équatoriale Française, la Haute
Volta, bordée au nord par le Mali et par le fleuve Volta, devenue indépendante
en 1960, habitée en grande partie par les descendants du royaume Mossi.
L’hymne national est alors
joyeux et populaire. Le refrain proclame : « Nous te ferons et plus forte,
et plus belle / À ton amour nous resterons fidèles / Et nos cœurs vibrant de
fierté / Acclameront ta beauté / Vers l'horizon lève les yeux / Frémis aux
accents tumultueux / De tes fiers enfants tous dressés / Promesses d'avenir
caressées ».
Le drapeau, s’inspirant de
l’ancienne puissance coloniale, est tricolore à trois bandes horizontales :
bleue, blanche et rouge.
Un rêve révolutionnaire
On surnomme ce chrétien,
ancien enfant de chœur, le Che Guevara africain. Son père a combattu dans
l’armée française et il a étudié dans un prytanée militaire avant de devenir
officier. En janvier 1983, alors que son pays s’appelle encore la Haute Volta, le
capitaine Thomas Sankara, militant marxiste, farouche adversaire du
néocolonialisme et de la France, est un éphémère premier ministre, rapidement
écarté et mis sous surveillance.
En août 1983, Sankara
s’empare du pouvoir à la faveur d’un coup d’État. Un an plus tard, la Haute
Volta devient sous son autorité le Burkina Faso, le « pays des hommes
intègres ». Les chefs coutumiers perdent leur pouvoir féodal, des comités
révolutionnaires sont mis en place. Des opposants sont fusillés. Le sort des
femmes est singulièrement amélioré. Le nouveau chef d’Etat ne se déplace qu’en
Renault 5 ou en Peugeot 205 et ne se sépare jamais de son pistolet automatique
Makarov…
Sankara s’oppose frontalement
à la France dont il dénonce « l’impérialisme ». Recevant d’ailleurs
le président François Mitterrand dans le cadre d’une visite officielle, il lui
reproche d’avoir reçu en France des dictateurs et lui fait un cours de morale
sur les droits de l’homme.
Sankara fait adopter un
nouvel hymne national dont il écrit les paroles aux accents révolutionnaires,
la Ditanyé (Hymne de la victoire), qui commence ainsi : « Contre
la férule humiliante il y a déjà mille ans, / La rapacité venue de loin les
asservir il y a cent ans. / Contre la cynique malice métamorphosée / En néocolonialisme
et ses petits servants locaux / Beaucoup flanchèrent et certains
résistèrent. / Mais les échecs, les succès, la sueur, le sang / Ont fortifié
notre peuple courageux / et fertilisé sa lutte héroïque » et dont le
refrain proclame : « Et une seule nuit a rassemblé en elle / L'histoire
de tout un peuple. / Et une seule nuit a déclenché sa marche triomphale : / Vers
l'horizon du bonheur. / Une seule nuit a réconcilié notre peuple / Avec
tous les peuples du monde, / À la conquête de la liberté et du progrès / La
Patrie ou la mort, nous vaincrons !
Le drapeau du Burkina Faso
change de couleurs dès l’arrivée de Sankara au pouvoir : le bleu-blanc-rouge
est remplacé par deux bandes horizontales, rouge et verte, avec une étoile
dorée à cinq branches au milieu. Le rouge symbolise la lutte pour
l’indépendance, le vert l’espoir et l’abondance, et le jaune de l’étoile se
réfère aux richesses minières mais aussi au commandement révolutionnaire.
Le rêve brisé
Le 15 octobre 1987, une
rafale d’armes automatiques déchire le silence relatif de la capitale africaine
aux trois millions d’habitants. Tandis qu’il préside une réunion du Conseil de
l’Entente ayant pour ordre du jour la création d’un parti politique unique, le
président Sankara s’effondre sous les balles d’un commando qui vient d’abattre
les six membres de sa garde rapprochée. Cinq membres du cabinet tombent à ses
côtés. Son chauffeur est lui aussi assassiné. Les corps sont aussitôt jetés
dans une fosse commune.
Le parc Laongo du Burkina Faso accueille les sculptures d’artistes africains
sur granit et s’enrichit chaque année de nouvelles œuvres ; à droite
Thomas Sankara sculpté par Omar Pouyé. © Étienne Madranges
Le soir de la tuerie, la
radio nationale annonce que Blaise Compaoré remplace Thomas Sankara, « décédé
de mort naturelle ». Bien que soupçonné d’être
l’instigateur de l’assassinat de son prédécesseur, Blaise Compaoré se fait
élire président de la République en 1991, en 1998, en 2005 et en 2010. Il reste
ainsi au pouvoir pendant 27 ans.
Ces années de pouvoir sont
marquées par le faible taux de participation aux élections en raison du boycott
des opposants, par l’assassinat du journaliste très médiatique Norbert Zongo
connu pour critiquer le régime, par le soutien à des mouvements armés africains
et des milices. Le frère du président,
François Compaoré, fera l’objet d’un mandat d’arrêt international après
l’assassinat du journaliste Norbert Zongo.
Blaise Compaoré est cependant
contraint de quitter son pays en 2014 et de se réfugier en Côte d’Ivoire à la
suite d’un soulèvement populaire et de manifestations multiples en réaction à
sa volonté de modifier la constitution pour pouvoir se présenter à un cinquième
mandat. En décembre 2015, la justice
militaire burkinabé entame une procédure à l’encontre de Compaoré, accusé
d’être le commanditaire de l’assassinat de Sankara.
Réputé méticuleux et
intransigeant, le juge d’instruction François Yaméogo (ce lieutenant-colonel
est aujourd’hui directeur de la justice militaire du Burkina Faso et expert
auprès de l’ONU) est désigné. Ancien officier de police judiciaire, breveté
commando, ce magistrat est sorti vice-major de sa promotion de l’École
nationale d’administration et de magistrature (ENAM).
Il lance plusieurs mandats
d’arrêt internationaux mais la Côte d’Ivoire refuse d’extrader le président
fugitif devenu citoyen ivoirien. Le magistrat organise une
reconstitution des faits et s’intéresse aux éventuelles implications étrangères
de la France, du Togo et de la Côte d’Ivoire. Le président Emmanuel Macron
autorise la levée du secret défense, mais les documents fournis par la France
n’apportent rien de particulier. En 2021, il est décidé
d’organiser un procès criminel devant une juridiction militaire.
Le procès
La juridiction compétente est
la première chambre du tribunal militaire du Burkina Faso siégeant à
Ouagadougou. Le président de la
juridiction est le juge Urbain Meda, un magistrat expérimenté qui a présidé
plusieurs tribunaux de grande instance, notamment ceux de Ouagadougou et Dori.
On lui reconnaît un sens aigu de l’équité, du bon sens, une capacité à
maintenir l’ordre et permettre des débats sereins, et à gérer de façon
pragmatique les audiences. Il est assisté par une
magistrate et trois juges militaires, difficilement désignés car certains se
sont désistés.
Le lieu retenu pour organiser
le procès est une salle de banquets d’une capacité de 400 places. Le dossier d’instruction
comporte 20 000 pages. On reproche à Compaoré et à deux autres accusés
l’assassinat de Sankara mais aussi un attentat contre la sûreté de l’État. Les débats se tiennent à
partir d’octobre 2021. Compaoré refuse de se présenter devant ses juges,
dénonçant une procédure inéquitable. En février, le parquet
militaire requiert à l’encontre de l’ancien président une peine de 30 ans
d’emprisonnement.
34 ans après la mort de
Sankara, Blaise Compaoré est condamné à la prison à perpétuité, de même que
deux de ses complices. Il est vrai que la contumace entraîne la peine maximale. Son avocat, le Français
Pierre-Olivier Sur, interrogé par France 24 le 6 avril 2022, ne mâche pas ses
mots. L’ancien bâtonnier de Paris critique le jugement, évoquant un « simulacre de
procédure » et « une mauvaise justice ». Il fait allusion à
« la poubelle de l’histoire judiciaire » et dit préférer à
d’éventuels recours devant des juridictions internationales un « processus
de réconciliation nationale » nécessité par « la continuité de
l’histoire » et la volonté des citoyens souhaitant voir revenir Compaoré
dans son pays où il sera accueilli « avec tendresse ».
Images du Burkina Faso traditionnel. © Étienne Madranges
Actuellement, le Burkina Faso
est toujours au cœur de vives tensions régionales et les déplacements des
étrangers y sont déconseillés. La circulation en centre-ville de Ouagadougou y
est proscrite la nuit. Les populations des divers
territoires du pays sont régulièrement l’objet d’attaques ou de déplacements.
Les forces armées terrestres
du pays, notamment l’unité Guépard et les BIR (Bataillons d’Intervention Rapide
que la presse nationale burkinabé appelle « les forces
combattantes »), soutenues par des avions de chasse, réalisent de
nombreuses interventions contre les groupes terroristes qui pullulent dans la
région.
Le coup d’État de janvier
2022, suivi de l’arrivée au pouvoir en septembre 2022 du capitaine Ibrahim
Traoré, a porté au pouvoir une junte militaire qui a reporté les élections,
initialement prévues en juillet 2024. Plus de la moitié du pays
échappe au contrôle de l’exécutif qui accentue sa répression à l’encontre des
médias et des opposants.
Il reste à espérer qu’avec
cette instabilité persistante, le « pays des hommes intègres »… ne se désintègre pas !
Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 268