La RSE relève de moins en moins du
volontariat et rend progressivement les entreprises dépendantes de leurs
responsables conformité qui n’ont pas toujours de bagage juridique. En
parallèle, les ONG font preuve de plus en plus de créativité pour intenter des
actions contre les grands groupes, plaçant les tribunaux face à un nombre
croissant de contentieux en matière de droits humains et environnementaux.
C’étaient les premières décisions
rendues par la nouvelle chambre des contentieux émergents. Dans deux arrêts sur
les trois rendus mardi 18 juin, la cour d’appel de Paris a jugé recevables les
actions intentées par plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) contre
TotalEnergies et EDF sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance de
2017 renforçant la responsabilité sociétale des grandes entreprises
françaises.
Une actualité dans la lignée des
débats menés quelques jours plus tôt lors du 5e Grenelle du droit, organisé par l'Association française des juristes d'entreprise et le Cercle Montesquieu à
l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, où l’avocat Pierrick Le Goff
soulignait le « basculement visible du droit souple vers le droit dur ».
Traduction : si historiquement, la RSE était associée à des pratiques
volontaires, ces dernières années, elle relève progressivement du domaine de la
loi. « Or, qui dit loi dit obligation, qui dit obligation dit sanction,
et qui dit sanction dit élargissement de l’intérêt à agir et des possibilités
de recours contre les entreprises », selon l’avocat, qui évoque un
« tsunami ».
Au Grenelle du droit (organisé par l’AFJE et le Cercle Montesquieu), le 12 juin, les experts étaient réunis pour discuter de la gouvernance
responsable, partant du postulat que "les professionnels du droit peuvent façonner une société équilibrée et durable"
Tirant parti de cette tendance,
les ONG se basent ainsi de plus en plus sur les nouvelles réglementations qui
fleurissent, et notamment cette loi de 2017 qui a créé une obligation :
prévenir et réparer les violations des droits humains et les dommages
environnementaux engendrés par les activités des entreprises. En décembre
dernier, le groupe La Poste a ainsi été la première entreprise à être condamnée
en France pour manquement à son devoir de vigilance, dans un dossier concernant
des travailleurs sans-papiers chez ses filiales DPD et Chronopost.
Mais au-delà, Pierrick Le Goff
observe que les associations font preuve de « plus en plus d’agilité et
de créativité » et utilisent également des fondements « novateurs »,
à l’instar par exemple du droit des générations futures, une notion de plus en
plus utilisée dans les contentieux climatiques, et qui commence à se voir
consacrée ; comme le prouve la reconnaissance fin 2023, par le Conseil
constitutionnel, du droit des générations futures à vivre dans un environnement
sain.
Les tribunaux ouvrent une brèche
Sous cette impulsion, dans les
tribunaux aussi, on s’adapte. A commencer par la création, à la cour d’appel de
Paris, de cette chambre spécialisée chargée des contentieux transversaux
mettant en jeu des questions environnementales, dite « 5-12 », dont
la première séance s’est tenue en mars dernier. En venant absorber la
multiplication des procédures, et « montrer l’importance que la cour
accorde à ces affaires », dixit le ministère de la Justice, cette
création amorce un changement de jurisprudence.
Spécialisation ou pas, chez les
magistrats, on innove, même quand ça n’a a priori pas grand rapport, à
l’origine, avec la RSE. « Récemment, nous avons considéré que refuser
de modifier l’objet social pouvait être constitutif d'un abus de minorité que
le juge pouvait briser », relate par exemple Vincent Vigneau,
président de la chambre commerciale de la Cour de cassation. Et si cette
décision « passée inaperçue », qui approuvait un arrêt de cour
d’appel, concernait une question de franchise participative, elle peut tout à
fait être étendue à la RSE, considère le magistrat. « Grâce à cette
jurisprudence nouvelle, on va pouvoir faire avancer ce sujet »,
assure-t-il.
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l'émergence du contentieux systémique, « le juge intègre le futur »
Des portes s’ouvrent, assure
Vincent Vigneau, lorsqu’un avocat soulève un moyen nouveau et arrive à
convaincre le juge, la cour d’appel, et même parfois la Cour de cassation. Le
magistrat rappelle que l’on doit une bonne partie de la jurisprudence à des cours
d’appel « qui se sont rebellées » et à des arrêts d’assemblée
plénière « qui ont renversé la table », comme ceux qui ont
bousculé le Code civil pour l’adapter à la société, notamment en inventant un
principe général de responsabilité civile sans faute. Si l’on en est pas encore
là en matière de RSE, « prendre le risque d’innover n’est jamais un
défaut pour un juge », soutient le président de chambre.
Mais la « révolution »,
ça peut être aussi pour un juge « de dire qu’il ne sait pas »,
argue Marie-Anne Frison Roche. La professeure de droit avait été entendue comme
« amicus curiae » pour éclairer le tribunal qui s’interrogeait dans
une affaire contre TotalEnergies. Plusieurs ONG réclamaient la suspension d’un
énorme projet d’oléoduc et de forages pétroliers en Ouganda et en Tanzanie,
qu’elles accusaient d’être mené au mépris des droits humains et de
l’environnement. Si le tribunal de Paris avait finalement jugé « irrecevables »,
le 28 février 2023, les demandes des associations, « c’est l’un des
rares jugements qui a recouru aux amici curiae, alors que ce n’est pas prévu
par les textes », argumente Vincent Vigneau.
Les responsables conformité à la
rescousse des entreprises
A ces points d’attention pour les
entreprises s’ajoute la pression politique, qui a bien compris que la société
devra sans doute son salut à leur engagement - forcé ou non. « Devant
la menace du changement climatique et de l’effondrement possible des systèmes
bancaire, financier, social…, le politique ne cesse de dire qu’il faut faire en
sorte que cela n’arrive pas. Or, quelles entités ont la puissance, la force, le
partage de la volonté pour éviter [ces dangers] ? Les entreprises, affirme
Marie-Anne Fison Roche. On cherche à internaliser l’ex ante (l’intervention
sur un phénomène avant qu’il ne se cristallise, ndlr) dans les entreprises avec
la compliance ».
Face à ces différents mouvements
qui prennent de l’ampleur, pour se prémunir et parfois par conviction, les
entreprises se dotent en effet de façon croissante de responsables conformité,
chargés de contrôler qu’elles respectent bien les normes juridiques et éthiques
qui leur sont applicables, mais aussi d’anticiper les risques de manquements.
Ces professionnels de la « compliance », rattachés aux directions
juridiques ou directement aux PDG, doivent ainsi relever un « véritable
défi de compétences techniques et managériales pour mettre [leurs
organisations] en ordre de bataille », pointe Pierrick Le Goff.
Et force est de constater que ça
marche. La France serait même en pole position en matière de RSE : c’est ce que
semblait confirmer, il y a quelques mois, l’étude EcoVadis / médiateur des
entreprises 2023, qui laisse entendre que la France ferait partie du top 5 en
la matière, avec un score global plutôt modeste - mais en progression - de
57,6/100. Les entreprises tricolores, et plus particulièrement les PME,
feraient preuve d’un engagement supérieur à la moyenne européenne et se
démarqueraient en termes d'éthique et d’environnement, notamment sur les achats
responsables.
L’éthique au détriment du
juridique ?
Entrepreneur aujourd’hui président
de Dilitrust, start-up spécialiste de la digitalisation des processus
juridiques des entreprises, Yves Garagnon côtoie depuis une vingtaine d’années
les directions juridiques et témoigne d’une évolution des mentalités. « Il
y a quelques années, elles se contentaient de répondre aux questions qu’on leur
posait. Aujourd’hui, elles sont davantage proactives et n’hésitent pas à
se saisir des sujets ».
Problème, pointe Marie-Anne Frison
Roche : certaines entreprises rangent la compliance et la vigilance dans des
départements RSE « confiés à des personnes qui n’ont jamais fait de
droit », avec pour conséquence que « les règles juridiques
sont complètement ignorées par ces entreprises, qui sont alors mal protégées
pendant que de nouveaux contentieux sont en train de naître », alerte
la professeure. « Elles pensent que la technique juridique n’a pas
d’importance et que seule compte l’éthique. Mais quand les ONG réinventent le
droit de la responsabilité et que l’on refuse d’entendre parler du Code civil,
cela m’inquiète ».
A l’inverse, alerte Sabine
Lochmann, présidente d’Ascend, cabinet en conseil stratégique ESG/RSE, il
arrive que des directions juridiques estiment que la cartographie des risques,
cet outil bien connu des entreprises qui permet d’identifier, évaluer et hiérarchiser
les risques auxquels elles sont exposées, ne relève pas de leur service. « Or,
il faut que les juristes confrontés aux problématiques qui bouleversent
l’économie de l’activité se mettent autour de la table et rassemblent toutes
les personnes directement concernées », insiste-t-elle.
« Les juristes doivent
sortir de leur donjon et être sur le terrain pour analyser les risques »,
ajoute Sabine Lochmann. Et si une crise se produit parce qu’une règle ou une
jurisprudence a été enfreinte par l’entreprise, « les directions
juridiques doivent tirer des enseignements de cette crise sur le moyen et le
long terme pour transformer le modèle de l’entreprise, les relations avec les
sous-traitants, etc. »
Les entreprises en mauvaise
posture
D’autant que les contentieux -
notamment climatiques - non plus seulement contre les entités mais contre les
instances dirigeantes ont le vent en poupe, fait remarquer Pierrick Le Goff. Le
cas le plus médiatisé est sans doute celui de la compagnie pétrolière Shell,
dont les membres du « board of directors » étaient poursuivis par
l’ONG ClientEarth.
Et même si la High Court de
Londres a jugé, en mai 2023, que l’ONG n’a pas été en mesure de prouver que le
conseil d’administration n’a pas agi dans l’intérêt de la société et des
actionnaires, « les commentateurs considèrent que cette décision ne
[ferme pas] la porte à une mise en cause des administrateurs »,
nuance, dans un article, le cabinet parisien
Freshfields Bruckhaus Deringer. Pour Pierrick Le Goff, « une fois que
les instances dirigeantes se retrouvent confrontées à ces enjeux, c’est une
onde de choc pour faire face aux risques, surtout réputationnels, difficiles à
quantifier ».
Autre danger qui guette les
entreprises et complique la tâche des directions juridiques, selon
Marie-Anne Frison Roche : si la conception classique de la responsabilité, pour
l’instant retenue par les juges, implique une faute ou un manquement, un dommage
et un lien de causalité entre les deux, désormais, les ONG sont en train
d’invoquer la responsabilité prise par les entreprises qui veulent contribuer à
un avenir meilleur et l’inscrivent dans leur raison d’être, « alors
qu’elle ne relève pas de la responsabilité juridique mais de la compliance ».
« Il faut être prudents,
car si la responsabilité se transforme, on donne tout le pouvoir aux parties
prenantes », avertit Marie-Anne Frison Roche. La solution pourrait
cependant venir de la médiation, estime Sabine Lochmann. Mais d’après
Marie-Anne Frison-Roche, si les entreprises n’y sont généralement pas
frileuses, puisqu’elles y ont tout intérêt, les ONG, par principe, refuseraient
quasi-systématiquement d’entendre parler d’accord. Tel a ainsi été le cas dans
l’affaire de 2023 concernant TotalEnergies en Ouganda.
Les entreprises ont donc du souci
à se faire. En 2023, le Programme des Nations unies pour l'environnement et le
Sabin Center for Climate Change Law recensaient que le nombre total d'affaires
judiciaires liées au changement climatique avait plus que doublé dans le monde
depuis 2017.
Bérengère
Margaritelli