La réunion en un « Code civil des Français », le 30 ventôse an XII (21 mars 1804), des 36 lois délibérées et adoptées
au cours des deux années précédentes marque d’une pierre blanche l’histoire du
droit français. Le Consulat réalisait ainsi ce à quoi ni l’ancienne monarchie,
ni les assemblées révolutionnaires n’étaient parvenues : l’unification des
règles essentielles du droit civil en un même corps de lois applicable sur
l’étendue du territoire national.
Le
code civil, ou la « constitution civile de la France »
Premier des codes issus de l’œuvre législatrice napoléonienne, souvent
appliqué ou imité en dehors des frontières, le Code civil des Français, devenu le Code Napoléon en 1807, en
est aussi le plus achevé. Des apports tant de la doctrine antérieure et, au
premier chef, de Pothier, que des principes nouveaux nés de la Révolution
française, de la réflexion menée des mois durant par Portalis, Tronchet,
Malleville et Bigot de Préameneu, sans oublier l’influence de Cambacérès, ni l’apport personnel du Premier Consul, le Code
civil des Français traduit en effet, dans le droit des personnes et de la
famille, le régime des obligations ou le droit des biens, la conception d’un
monde nouveau qui repose avant tout sur l’égalité civile, l’individualisme
libéral et la propriété. Il exprime
également, jusqu’en son titre initial, la révolution introduite dans les
sources du droit en 1789, qui fonde le droit sur la loi réputée expression de
la volonté générale, sans que le légicentrisme fasse pour autant obstacle
désormais à la jurisprudence, dont le discours, demeuré célèbre, de Portalis
sur le titre préliminaire du Code civil devait rappeler le rôle essentiel.
Véritable « Constitution civile de la France », selon la
formule du doyen Jean Carbonnier, le Code civil a exercé, durablement, ses
effets dans notre droit, au point qu’on a enseigné, tout au long du XIXe siècle, non pas le droit civil, mais le Code civil au
sein des facultés de droit. La synthèse opérée par ses rédacteurs entre les
diverses conceptions du droit, la consolidation, non sans nuances, des
principes issus de la Révolution française, les qualités mêmes du texte,
d’ailleurs louées en leur temps par Stendhal, expliquent sans doute la
longévité exceptionnelle d’un Code civil, qui sut accompagner les évolutions
indispensables au rythme de l’interprétation de ses dispositions par une
jurisprudence moins exégétique qu’on ne l’affirme d’ordinaire. Faut-il
rappeler, par exemple, que c’est sur le fondement de l’article 1384 du Code civil, qui traite sans plus de précision de
la responsabilité du fait des choses que l’on a sous sa garde, que la Cour de
cassation est intervenue, sur le terrain du risque, pour l’indemnisation des
accidents du travail (Civ., 16 juin 1896, Veuve Teffaine) ou la
responsabilité du fait des accidents de la circulation (Ch. réun., 13 février 1930, Jandheur) ?
Un Code en mouvement
Le Code civil a, naturellement, été affecté par l’évolution d’ensemble de notre société que caractérisent la multiplication
des branches du droit, la surdétermination économique du droit, l’instabilité
de règles de droit à la rédaction
souvent imparfaite ou encore la concurrence des règles issues du droit
international et européen. Il conserve néanmoins, pour peu que l’analyse ne
s’en tienne pas aux apparences, une portée et, pour tout dire, une place bien
particulière au sein du droit français. L’observation est d’ordre quantitatif :
près de la moitié des dispositions initiales du Code civil subsistent
aujourd’hui ; elle est, plus encore, qualitative.
Le Code civil peut s’autoriser ainsi, aujourd’hui encore,
de qualités techniques indéniables. En un temps où la « codification à droit constant » a multiplié, référence oblige aux
articles 34 et 37 de la Constitution, les codes fondés sur la répartition des
dispositions en trois parties selon qu’elles relèvent de la loi, du décret en
Conseil d’État ou du décret simple, le Code
civil demeure quant à lui, en raison il est vrai de l’objet même de ses
dispositions que l’article 34 de la Constitution réserve pour l’essentiel au
législateur, un Code législatif, dont chacune des subdivisions, voire
chacun des articles se suffit à lui-même, sans que le lecteur soit tenu de se
reporter à des dispositions réglementaires pour connaître le fin
mot de la règle de droit. Est-ce un effet induit ? Le Code civil recourt,
y compris dans ses dispositions les plus récemment introduites par le
législateur, à ces énoncés dont la clarté et la concision frappaient les
contemporains de Portalis ; qu’elles procèdent du législateur ou prennent la forme
d’ordonnances de l’article 38 de la Constitution, les modifications du Code civil
s’inspirent souvent du style des pères fondateurs, quand elles ne reprennent
pas purement et simplement les formules adoptées par ceux-ci : pour distincte qu’elle soit, la redéfinition du contrat par
l’ordonnance du 10 février 2016 est tout aussi précise
que l’ancienne (art. 1101) ; la force obligatoire du contrat (art. 1103)
procède, quant à elle, de la simple reprise des termes de l’ancien article 1134 du
Code Napoléon ; quant à la distinction opérée par la loi du 17 juin 2008 entre
l’imprescriptibilité du droit de propriété et la prescription par trente ans
des actions immobilières (art. 2227), elle est exprimée en des termes on ne
peut plus classiques, que n’auraient sans doute pas renié les législateurs de
l’an XII.
Le Code civil comme garant de l’équilibre de la société
Le Code civil occupe, plus largement, une place de choix dans le corpus
juridique français. À la différence des autres codes, qui traitent d’une
branche déterminée du droit, quand bien même ils ne s’appliquent pas à une matière
technique étroitement déterminée (tels le Code monétaire et financier ou le
Code de la propriété industrielle), le Code civil réunit, en effet, un ensemble
de règles qui touchent par leur importance et leur portée à la cohérence même
du droit, voire à l’équilibre de la société. Il en va ainsi, à l’évidence, en
ce qui concerne l’état des personnes : c’est d’ailleurs dans le livre Ier du
Code civil que le législateur a introduit, en 1970, le droit au respect de la
vie privée (art. 9), dont on connaît l’importance, avant d’y intégrer, en 1993,
le régime de la nationalité française qui avait fait l’objet, pendant un
demi-siècle, d’un code distinct (loi n° 93-933 du 22 juillet 1993). Les
réformes, hier, de la prescription en matière civile (loi n° 2008-561 du
9 juillet 2008) ou du droit des contrats (ordonnance n° 2016-131 du 10 février
2016), demain sans doute, de la responsabilité civile s’inscrivent dans une
même perspective : elles tendent à formuler, indépendamment de leur aspect
directement opératoire, les principes directeurs du régime des obligations ou
de la prescription. Il n’est pas jusqu’aux modalités de la publication des lois
qui ne subsistent dans le Code civil (art. 1er), au bénéfice des
modifications retenues par l’ordonnance n° 2004-164 du 20 février 2004.
La jurisprudence confirme d’ailleurs le rôle matriciel dévolu au
Code civil, la Cour de cassation recourant, fréquemment encore, aux
dispositions de ce dernier pour formuler les principes directeurs du droit
civil. Les arrêts mentionnent ainsi dans leurs visas, lorsque le litige se
rapporte à l’application de la règle de droit dans le temps, l’article 2 du Code civil qui érige en principe la non rétroactivité de la loi. De
même est-ce au visa non seulement des dispositions propres au droit de la
consommation, mais également de l’article 6 du Code civil, inchangé depuis 1804, que la Cour de cassation s’est
prononcée, 200 ans plus tard, sur la nullité d’un contrat de vente qui ne
comportait pas la mention de certains éléments techniques prévus par les textes
(1e Civ., 7 déc. 2004, n°?01-11.823 : Bull.
civ. I, n°?303). C’est motif pris, notamment des articles 546 et 547 du Code civil, que la Cour s’est fondée pour reconnaître que, « sauf lorsque la sous-location a été autorisée par le bailleur, les
sous-loyers perçus par le preneur constituent des fruits qui appartiennent par
accession au propriétaire » (3e Civ., 12?sept. 2019,
n°?18-20.727?PBRI). Faut-il rappeler enfin la fortune de
l’article 1134 (aujourd’hui 1103) du Code civil qui confère force obligatoire
pour ceux qui les ont faits aux contrats
légalement formés : c’est forte de ce principe que l’Assemblée plénière a
subordonné la modification d’un accord collectif de travail à l’unanimité des
organisations syndicales signataires de l’accord initial (Plén., 20 mars 1992, n° 90-42.196 : Bull. A.P., n° 3).
Le Code civil, un « lieu de mémoire »
Que reste-t-il à présent du
Code Napoléon ? La réponse à la question ne saurait
être simplement d’ordre juridique. Véritable « lieu de mémoire »
national au sens où l’entendait la somme constituée sous la houlette de Pierre
Nora (1),
le Code civil des Français revêt en effet, dans l’imaginaire collectif, un
caractère symbolique qui dépasse la seule réunion des règles essentielles du
droit civil opérée sous l’autorité du Premier Consul, et porte ainsi une vision
quelque peu idyllique d’un droit moins foisonnant et moins tributaire des contingences
de la vie économique et sociale. Sans doute convient-il de faire la part des
choses et d’admettre que l’édiction et l’application de la règle de droit ne
sauraient s’inscrire à présent dans la logique unificatrice et la cohérence de
la codification napoléonienne. Celle-ci répond néanmoins à des exigences de
clarté, de simplicité et d’adaptabilité qui constituent, aujourd’hui comme
hier, la vertu première de la règle de droit dans une société normalement
tempérée, ne serait-ce que pour recueillir l’adhésion de ceux qu’elle entend
régir. Si ces exigences seules devaient subsister, à terme, du Code Napoléon,
l’héritage demeurerait fécond.
1) J.
Carbonnier, Le Code civil : Les lieux de mémoire (dir. P.
Nora) : Gallimard (coll. Quarto), 1997, vol. 1, p. 1331.
Chantal
Arens,
Première
présidente de la Cour de cassation