Le Medef a organisé, le 18 novembre dernier, la 7e
édition de la REF numérique dont l’objectif est de débattre sur les conditions
qui feraient que les technologies numériques puissent répondre positivement aux
grands bouleversements qui caractérisent le monde contemporain. Le numérique
est-il vraiment la solution qui sauvera l’Homme ? Lors des échanges, les
intervenants ont évoqué les apports et controverses du numérique sur les
individus, prenant en compte leur santé, leur développement, leur quotidien et
aussi leur fin. Nous revenons ci-dessous sur la première table ronde intitulée
« La tête dans la toile et le corps dans sa bulle, se met-on en
danger ? »
« De notre
naissance à notre mort, le numérique tend à prendre de plus en plus de place
dans nos vies pour le meilleur et pour le pire, transformant par là même nos
quotidiens (personnels comme professionnels), nos rapports aux autres comme au
travail, nos institutions et leur autorité » peut-on lire dans le
communiqué de présentation de la REF numérique 2021.
Lors du premier
débat de la matinée, Marie-Claude Bossière, pédopsychiatre, membre du collectif
Surexposition Écrans, Charles Pépin, philosophe et romancier, Céline Romain,
spécialiste de l’accompagnement des entrepreneurs et consultants chez Avanteo,
et Antoine Salaün, vulgarisateur scientifique sur YouTube se sont demandé
jusqu’où les outils numériques pouvaient interférer dans les relations
humaines, que ce soient les enfants, la jeunesse, les adultes. Télétravailler,
se détendre, consommer, faire des rencontres… l’Homme peut-il se passer de la
réalité de l’Autre ? Peut-il se construire par écrans interposés ?
Juste avant le
débat à proprement parler, Vincent de Bernardi, directeur de la communication
du Medef, a présenté les résultats d’un sondage IFOP réalisé auprès d’un petit
échantillon de 1 000 personnes (représentatif de la société) pour la REF
numérique 2021. Les résultats indiquent que selon les trois quarts des sondés
estiment que les technologies numériques ont un impact positif sur leur vie en
général, sur le travail, le commerce en ligne, mais ces derniers sont un peu
plus mesurés en ce qui concerne leur santé. Deux tiers seulement pensent que le
numérique a un impact positif dans ce domaine (la plateforme Doctolib et la
télémédecine ont toutefois la faveur des sondés). En outre, les résultats sont
beaucoup plus critiques quant à l'impact du numérique sur les relations
humaines. Un tiers des sondés sont apparemment très préoccupés par les
conséquences des nouvelles technologies sur la qualité des interactions
sociales.
S’épanouir grâce au numérique
Antoine Salaün fait partie de ceux qui, « biberonnés aux
réseaux sociaux et Internet », selon ses propres termes, considèrent
le numérique comme une chance de s’épanouir professionnellement et
personnellement.
Vulgarisateur scientifique sur YouTube et travaillant à l’École
polytechnique fédérale de Lausanne, ce dernier a expliqué comment il en est
venu à réaliser des vidéos de vulgarisation scientifique. Il a particulièrement
insisté sur les points techniques de sa profession, et sur les codes à
respecter quand on est youtubeur.
Sa chaîne « Expé » compte aujourd’hui 31 000 abonnés et a
fait près d’un million de vues en 2021. Certaines marques se sont associées à
Antoine Salaün pour sponsoriser son contenu, ce qui lui a permis de développer
sa chaîne.
Après un séjour d’un an en Israël, le youtubeur a reçu le soutien du
Centre national du cinéma français pour lancer sa série. L’idée d’Expé est de
visiter les lieux les plus insolites de la planète pour mettre la science à
l’épreuve. Antoine Salaün est notamment rendu en Islande pour expliquer les
aurores boréales, a essayé de communiquer avec des cachalots dans l’Atlantique,
ou a encore grimpé des volcans au Guatemala.
Ces vidéos l’ont fait connaître et lui ont permis de trouver des sponsors
pour la saison 2 d’Expé. Aujourd’hui, il fait aussi de la production de
contenus pour les sociétés, et du conseil en vulgarisation et en communication
pour les entreprises scientifiques.
Dans ce cadre, Antoine Salaün travaille avec l'université de Lausanne et
a mis en place une méthode pour apprendre aux chercheurs à monter des petites
vidéos avec leur smartphone afin de communiquer leurs recherches.
Un jour, un laboratoire d’ADN ancien l’a contacté pour un grand projet.
Ce laboratoire, situé en Lausanne, a voulu, en collaboration avec un autre
laboratoire situé à Copenhague (les meilleurs du monde dans ce domaine), faire
des analyses pour comprendre l’histoire du peuple Rapa Nui, de l’Île de Pâques.
Trois découvertes ont été faites à partir de ces ADN, a rapporté Antoine
Salaün. La première confirme l'origine polynésienne de ce peuple, la deuxième
précise que celui-ci n’a jamais été en contact avec des peuples européens
jusqu'à il y a 200-300 ans, et la troisième révèle que les Rapa Nui ont été en
contact avec des peuples sud-américains – il y a 700 ans –, et que par
conséquent, les génétiques de ces peuples se sont mêlées.
Le travail d’Antoine Salaün dans ce projet a été d’aider les chercheurs à
faire une vidéo de trois minutes pour expliquer au peuple Rapa Nui les
résultats de l’enquête ADN. « Ce fut un vrai défi de vulgarisation et
de communication à cause de l’écart culturel entre les chercheurs et le peuple
Rapa Nui, et le problème de la langue » a expliqué le youtubeur. Cette
vidéo va d’ailleurs être conservée dans le musée de l’Île de Pâques, s’est
réjoui Antoine Salaün. Bref, selon lui, ce « bel exemple »
démontre que le numérique « peut aussi connecter les cultures et les
peuples ».
Céline Romain, spécialiste de l’accompagnement des entrepreneurs et
consultants chez Avanteo, partage avec Antoine Salaün une vision plutôt
optimiste du numérique et des réseaux sociaux en général. Pour celle-ci, les
jeunes générations, « accrochées à leur smartphone » que l’on
peut qualifier aujourd’hui de digital natives, sont en train de
bouleverser les codes de l’entreprise. « Je pense effectivement que
cela va rebattre les cartes du management. Cela rebat déjà les cartes du
recrutement » a-t-elle indiqué.
Ces jeunes n'ont en effet pas la même manière de considérer le travail,
ils sont par exemple beaucoup moins attachés à la notion de hiérarchie. Selon
la spécialiste en recrutement, la génération Z estime qu’elle peut se passer de
« sachants au-dessus », car elle peut elle-même trouver les
informations dont elle a besoin.
Pour Céline Romain, il ne faut pas s’en inquiéter. Cela permet, à son
avis, des échanges beaucoup plus riches avec les équipes, même si cela demande
un peu d'adaptation dans l'entreprise.
Cette révolution engendre aussi des changements en termes de contrats de
travail. On parle à l’heure actuelle d’hybridation du contrat de travail,
c’est-à-dire que des personnes sont à la fois dans l’entreprise et à
l’extérieur de celle-ci.
En outre, a ajouté l’experte, pour les jeunes, un emploi ne se résume pas
seulement à la rémunération, il faut un sens au travail. Quant à gagner de
l’argent, les digital natives, comme Antoine Salaün, se tournent de plus
en plus vers YouTube ou l’entrepreneuriat.
Le numérique, un
danger pour les tout petits
Marie-Claude Bossière, pédopsychiatre, membre du collectif Surexposition
Écrans, a tenu un discours beaucoup plus pessimiste par rapport aux réseaux
sociaux et à Internet. « Il ne faut évidemment pas se
couper du numérique », a-t-elle expliqué, mais pour elle, il faut
rester très vigilant quant à son impact sur le développement des enfants.
Catégorique, elle a déclaré qu'entre 0 et 3 ans, les bébés ne devraient
pas être exposés aux écrans. Du reste, a-t-elle affirmé, il ne faut « pas
tout mélanger ».
Les écrans n’ont pas du tout le même impact quand on est adulte,
c’est-à-dire quand on est arrivé au terme de son développement, de son
apprentissage, de sa façon d'être, que quand on est un adolescent, ou bien un
enfant entre 4 ans et 11 ans.
Pendant le confinement de mars 2020, a rapporté la pédopsychiatre, les
hôpitaux ont été confrontés à une augmentation surprenante du nombre
d’adolescents hospitalisés pour tentative de suicide, dépression ou troubles
anxieux. « Ils allaient mal parce qu'effectivement, ils n'avaient plus
de relations avec leur famille ou leur entourage » a-t-elle expliqué.
Sans parler du cyber harcèlement et de la pornographie auxquels certains
d’entre eux ont été confrontés.
Pour Marie-Claude Bossière, les nouvelles technologies sont encore
beaucoup plus néfastes aux moins de 3 ans. Entre 0 et 3 ans, a-t-elle
argumenté, il n’existe aucune étude ayant démontré les effets positifs des
écrans sur les enfants.
En revanche, à cet âge-là, ce qui est absolument fondamental, c'est la
relation à son parent, à sa mère, à son père, à la nourrice, bref la relation à
l'environnement.
Les premières années étant cruciales au bon développement des enfants,
les exposer trop souvent aux écrans est « catastrophique ». En
effet, le « problème » des tous petits, est que « leur tête
et leur corps sont complètement liés ». Par conséquent, si le corps
est immobile devant un écran, le bébé est stimulé uniquement sur les plans
auditif et visuel, tout le reste, c'est-à-dire l'expérimentation motrice, la
relation, la profondeur, est laissé de côté. Les enfants vont alors se
structurer en deux dimensions et seront extrêmement maladroits parce qu’un
adulte ne leur aura tout simplement pas appris à jouer à des jeux basiques. Ils
peuvent en outre développer des troubles de la relation « extrêmement
inquiétants ».
Marie-Claude Bossière a mis en garde les parents pour que ces derniers
apprennent eux aussi à relever le nez de leurs écrans afin de s’occuper
davantage de leurs enfants.
La bonne attitude face au numérique : ni technophile ni
technophobe
Charles Pépin, philosophe et romancier, a acquiescé aux propos de la
pédopsychiatre. Pour lui, pour certains d’entre nous, notamment les bambins,
les effets du numérique peuvent être clairement néfastes.
La science a démontré que nous étions des « animaux relationnels »,
en outre, des théories sociologiques comme celle de l'attachement ont démontré
qu’à leurs débuts, « les enfants ne sont faits que de liens ».
Ils prennent confiance en l’autre seulement par les liens, par la relation et
par la qualité d'écoute, a expliqué le philosophe.
Il reste que la technologie fait désormais partie de l’évolution de notre
société. Charles Pépin a donc conseillé de ne pas être technophile (la
technologie va nous libérer de tous les maux) mais pas non plus technophobe.
« Toute invention technique a apporté du bon comme du mauvais. On fait
avec » a-t-il affirmé.
Dans ses essais, celui-ci médite sur ce que sont les rencontres, essaient
d’inventer de nouvelles façons de se rencontrer qui mêlent rencontre en
présence et rencontre à distance. Pour lui, ce qui compte en réalité, c'est la
qualité de présence dans la présence, ce qu’il appelle « l'être
ensemble ». « Le problème, a-t-il précisé, c'est si le
temps de présence n'est pas un temps de qualité » (exemple :
passer son temps sur son téléphone lors d’un dîner entre amis).
Bref, concernant le numérique, « il faut avoir une neutralité
idéologique et une créativité existentielle » a-t-il préconisé.
Lors de la discussion, les intervenants ont aussi évoqué le pouvoir
d’addiction des applications, estimant que c’est une illusion de penser que
nous sommes maîtres du contenu que nous consommons sur les réseaux alors que ce
sont algorithmes qui décident pour nous. Bref, sommes-nous de plus en plus
esclaves du numérique ?
Maria-Angélica Bailly