D’innombrables ministres, parlementaires, académiciens, banquiers, chefs
d’entreprise, avocats, magistrats, artistes, diplomates, héros de la Résistance
ont fréquenté les salles de classe de ce lycée public à la longue histoire.
Quatre Prix Nobel dont le romancier Roger Martin du Gard et un président
de la Cinquième République, Valéry Giscard d’Estaing, y ont écouté avec
assiduité les cours de français.
Le dernier roi d’Afghanistan, Mohammad Zaher Shah, pachtoune sunnite,
initiateur de la démocratie dans son pays jusqu’à son abdication en 1973, y a reçu
une formation occidentale qui l’a marqué.
Le consul général de Suède Raoul Nordling, diplomate qui a sauvé Paris
de la destruction en août 1944 en intervenant auprès du général von Choltitz,
en a été l’un des brillants élèves. Né à Paris, fils d’un fabricant de pâte à
papier suédois installé en France, il y a fait toute sa scolarité secondaire.
Robert Badinter l’a quitté lors de l’arrivée au pouvoir de Pétain. Une
salle de l’établissement porte son nom.
Sacha Guitry, élève indiscipliné exclu de onze établissements scolaires,
en a été chassé pour avoir refusé de rédiger les cent lignes d’une admonition.
Mû par un soudain élan jaculatoire quarante ans plus tard, il en fera l’éloge
en… cent lignes !
L’une des peintures de l’artiste briard André Pinson chargé de décorer
ce lycée en 1934 est accompagnée de l’étonnante et vigoureuse devise « Fierté
mâle et douceur féminine font le parler de France ».

(c) Étienne Madranges
C’est l’un des rares lycées à avoir pu bénéficier d’aumôniers dans trois
religions : catholique, protestante, israélite. On a pu remarquer chez ces
derniers le rabbin alsacien Simon Debré*, auteur d’un livre sur l’humour
judéo-alsacien (Yédisch-Daïtsch), père du Professeur Debré, grand-père du
Premier ministre Michel Debré et du peintre Olivier Debré, arrière-grand-père
de Jean-Louis et Bernard Debré.
Le poète Stéphane Mallarmé, plus préoccupé par son œuvre littéraire
(« un coup de dés jamais n’abolira le hasard ») et sa
promotion que par la pédagogie et la définition des consonnes fricatives
glottales sourdes, y a enseigné l’anglais. Par intermittence… car il était
souvent absent sans raison valable.
Le lycée des temps nouveaux
Cet athénée des temps modernes, c’est le lycée parisien Janson de
Sailly.
L’Université dispose de fonds importants. Sa création est décidée en
1876 par le Président Patrice de Mac Mahon et William Waddington, ministre de
l’Instruction publique.
Paris manque cruellement de lycées, ces établissements créés à
l’initiative de Napoléon Bonaparte par la loi du 11 Floréal an X (1er
mai 1802) sur la proposition d’Antoine-François Fourcroy et de Jean-Antoine
Chaptal afin de remplacer les Écoles centrales. La capitale n’en compte alors que
quatre, qui deviendront Louis le Grand, Henri IV, Charlemagne et Condorcet.
Le lieu choisi est le quartier de Passy, « ancien petit village
de maraîchers, naguère faubourg lointain, aux buttes de gazon rabougri, aux
routes bordées de maisonnettes… où l’eau est abondante et de bonne qualité… sur
une colline préservée des exhalaisons et des miasmes s’élevant incessamment de
la fourmilière humaine »**.
La première pierre est posée rue de la Pompe à Paris le samedi 15
octobre 1881 par Jules Ferry. Le temps est automnal avec quelques rafales de
vent.
De nombreuses personnalités assistent à l’événement, parmi lesquelles
Victor Hugo accompagné d’autres académiciens, et le maire de l’arrondissement,
Henri Martin.
La presse parisienne n’évoque guère la cérémonie de la première pierre.
Elle préfère relater la condamnation à mort le 14 octobre 1881 d’Eugène
Pigeonnet dit le Rouquin qui a donné un coup de couteau mortel lors d’une rixe,
« ce souteneur de filles âgé de 22 ans appartenant à cette classe de
vauriens débauchés et paresseux, ayant tous les vices, que toutes les
flétrissures ont souillé ».
Jules Ferry, qui cumule les fonctions de président du Conseil et de
ministre chargé de l’Instruction publique, est emphatique dans son discours,
évoquant un lycée modèle, « les vastes préaux, les beaux ombrages, la
lumière…tout ce qu’il faut aux enfants comme aux plantes car ils vivent avant
tout comme elles, de soleil et de grand air », se réjouissant de
« l’alliance féconde de notre jeune démocratie et de la vieille
Université française », évoquant un internat « éloigné de
l’idéal claustral et quasi monastique » qui présidait à la
construction des vieux lycées, critiquant les lieux anciens où l’on
préparait « non pour la vie de tous, mais pour des existences
exceptionnelles, ceux-ci pour la robe, ceux-là pour l’Église, les privilégiés
d’une société aristocratique ». Il s’enflamme : « c’est
le lycée des temps nouveaux que nous construisons ! ».

Cour d’honneur du lycée Jeanson de
Sailly (c) Étienne Madranges
Quatre ans plus tard, en 1885, il prononcera son célèbre discours
pro-colonial lors duquel il dira ces mots qui résonnent pour le moins
curieusement aujourd’hui : « Je répète qu’il y a pour les races
supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir
de civiliser les races inférieures... ».
En seulement trois ans, sur une parcelle de plus de trois hectares, l’architecte
Charles Jean Laisné, professeur à l’École des Beaux-Arts, spécialiste de la
construction de bâtiments scolaires, connu pour avoir restauré des cathédrales
et le Pont du Gard (il participera également à la construction de la Cour de
cassation), érige des bâtiments agrémentés d’une somptueuse cour d’honneur qui vont
affronter avec succès les décennies, les outrages du temps, les dégradations,
les temps de guerre et donner à la pédagogie un écrin de grande qualité.
Alexandre Janson, un avocat aux valeurs humanistes
Pourquoi Janson de Sailly alors que ce nom n’a jamais existé à l’état civil et
ne figure dans aucun registre ?
L’histoire est étonnante.
Alexandre Emmanuel François Janson naît à Paris le 26 juin 1782***. Il
fait de brillantes études et devient avocat en 1806.
Il sympathise avec des membres éminents du barreau parisien et notamment
Pierre-Nicolas Berryer, qui défendra en 1815 le Maréchal Ney, ne pouvant
cependant le faire échapper au peloton d’exécution dans la clairière de la
closerie des Lilas.
C’est ainsi qu’il rencontre la fille de son confrère, Marie-Jeanne
Berryer, sœur du célèbre Pierre-Antoine Berryer qui sera l’un des plus grands
avocats du XIXe siècle ****.
Janson épouse Marie-Jeanne Berryer en 1809. Il possède des biens de bon
rendement et dispose de ressources importantes. La dot de la jeune épousée est
rondelette.
Le couple enchaîne les réunions mondaines.
Cependant, Marie-Jeanne considère que le nom de Janson ne sonne guère
comme il convient dans l’élégante société parisienne et décide de s’octroyer
une particule. Son grand-père paternel habite dans les Ardennes à Sailly, un
village agricole et forestier entouré de prairies, traversé par le ruisseau des
gros Saules qui se jette dans la Nonne. La décision est rapidement prise :
le couple s’appellera désormais Janson de Sailly. Sans autorisation ni
intervention de qui que ce soit, sans régularisation administrative, sans
mention à l’état civil.
La jeune épouse s’émancipe rapidement des règles traditionnelles de la
fidélité conjugale et fait vivre un enfer à son mari. Les proches ne concourent
guère à l’apaisement. Mais le divorce est impossible sous la Restauration, car
Louis XVIII a fait abroger ce « poison révolutionnaire » par
la loi Bonald du 8 mai 1816. C’est donc une séparation de corps qui désunit les
époux.
Janson, qui avait rédigé un testament en faveur de sa femme, revient sur
ses premiers engagements et révoque toutes les donations faites en faveur de
l’imprudente et impudente libertine.
Et il lègue la plus grande partie de sa fortune à l’Université,
assortissant ce legs de diverses conditions : l’argent doit être utilisé pour
construire un lycée pour garçons, une institution intitulée Collège Janson
« où des jeunes gens distingués par leur amour filial et âgés d’au
moins 12 ans recevront l’éducation des humanités ».
Devenu franc-maçon au Grand Orient où il est « Grand Élu Chevallier
Kadosch », Janson décède quelques années plus tard en 1829. Le Grand
Orient organise en 1830 une pompe funèbre maçonnique en son honneur.
La veuve joyeuse conteste les dispositions prises par Janson. Elle veut
récupérer l’héritage. Elle intente procès sur procès pour faire annuler le
testament et les legs qui la déshéritent.
En 1850, elle se remarie avec le duc Riario Sforza et persiste dans son
acharnement procédurier.
L’affaire traîne, et l’Université ne peut rien concrétiser. Mais Marie-Jeanne
meurt en 1876.
Dès lors, les dernières volontés de Janson peuvent être concrétisées.
Le lycée des temps nouveaux peut voir le jour.
Devenu mixte bien plus tard malgré la volonté du généreux donateur qui
voulait éduquer des hommes, il accueille désormais près de 4000 élèves.
C’est en définitive l’histoire d’un avocat maçon dont le décès fit
l’objet d’une élogieuse Pompe funèbre, et dont le legs dû à un combat conjugal
tel un duel à l’estramaçon suite à un adultère d’une épouse aux goûts voraçons
et aux impudiques façons permit, malgré des procédures avançant à la vitesse
d’un colimaçon, la construction pour des garçons d’un lycée original et sans
contrefaçon érigé sans malfaçon dont la première pierre fut posée en grande
pompe… rue de la Pompe !
Etienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n°202
* la présence du rabbin Debré est révélée par Claude Colomer
(1934-2012), professeur agrégé d’histoire, qui a écrit un volumineux ouvrage
intitulé « Janson de Sailly, Histoire d’un Lycée de prestige »
(éditions de la Tour)
** citation de l’époque rapportée par Claude Colomer
*** le site internet du lycée le fait naître par erreur en 1785 ; il est
bien né en 1782
**** concernant Pierre-Antoine Berryer, voir notre 155ème chronique
jans le JSS n° 41 du 4 juillet 2020 et notre 14ème chronique dans le
JSS n° 76 du 7 octobre 2017