CHRONIQUE. (94) Tribunal de Créteil : « Les papiers qu'on lui a volés ont été revendus »


mercredi 13 novembre 20246 min
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Récit d'une audience devant la neuvième chambre correctionnelle du tribunal de Créteil. Ce jour-là, l’affaire fait écho à un phénomène raconté dans de nombreux reportages : l’usurpation d’identité et le trafic de faux papiers.

Après une ordonnance de renvoi donnée par le juge d’instruction le 31 avril 2022, le prévenu comparaît, en son absence, pour des faits s’étant étalés entre le 1er janvier 2016 et le 18 janvier 2017 (il s'agit d'une seconde audience, le tribunal ayant oublié de convoquer le principal intéressé lors de la première). Il lui est reproché d’avoir « sciemment recelé des documents administratifs et des moyens de paiement », c’est-à-dire falsifié des cartes d’identité et des passeports français, et d’avoir fait usage de ces faux documents. Cet homme de 42 ans avait déjà été condamné à trois reprises, dont une fois pour des faits similaires par le tribunal correctionnel de Melun. En 2015, il a écopé de dix-huit mois de prison pour vol aggravé, usage de faux, recel, escroquerie et détention de faux.

La présidente du tribunal explique qu’à la suite de cette dernière condamnation, la brigade de l’exécution des décisions de justice s’est présentée au domicile du prévenu, le 18 janvier 2017. Une date qui clôture donc la période de prévention des faits. La police a découvert ce jour-là tout l’attirail d’un fabricant de faux documents administratifs : une imprimante couleur, une « justifieuse », et de nombreuses photos d’identité.

 

Les agents ont trouvé aussi des documents correspondant à 85 identités différentes, qui auraient été « volés dans le métro ». Ils découvrent même une « fausse carte d’identité en cours de fabrication ». Sans compter des factures EDF, des actes de naissance, des certificats de nationalité et des formulaires CERFA, destinés à des demandes de renouvellement de pièces d’identité. Parmi les documents récupérés, il y a des documents volés à de vraies personnes, mais aussi des identités inventées, précise la juge.

Une évasion pendant une permission

Avec tous ces éléments à charge, le prévenu n’a pas cherché à nier l’évidence lors de son interpellation : il a d’ailleurs reconnu qu’il vivait de la vente de faux documents, et ce, depuis sa sortie de prison. Il sait comment exploiter pleinement le filon, puisque la police a trouvé sa photo sur différents documents, avec pas moins de quatre identités différentes ! Selon ses déclarations, le prévenu aurait été lui-même victime d’une usurpation d’identité. Toujours est-il que l’enquête a révélé qu’avec ces faux documents, « il a ouvert un certain nombre de comptes bancaires, qui ont été crédités de 20 000 euros », et « perçu des aides de la CAF ».

Retour dans la salle d’audience. La juge confirme que le prévenu n’apparaîtra pas : après avoir été incarcéré en janvier 2017, il a profité d’une permission pour s’évader, en juillet. Depuis, il est en cavale, sous le coup d’un mandat d’arrêt.

« Je vis un peu dans la peur, je stresse »

Treize victimes sont répertoriées sur l’annonce du jugement, mais seules deux parties civiles sont présentes à l’audience. Le premier qui prend la parole devant le tribunal, c’est Aurélien R.*. Alors qu’il était en vacances en Espagne, la police l’arrête à l’hôtel, un matin à 7 heures, et le place en cellule. La victime parle d’un « vrai traumatisme » : « je ne sais même pas si j’ai d’autres problèmes ailleurs, s’il a créé d’autres comptes ou quoi. Et je tiens à signaler que je ne suis plus le même, je vis un peu dans la peur, je stresse ».

D’après ce qu’a compris Aurélien R., c’est l’arrestation d’un individu en possession de sa pièce d’identité contrefaite qui aurait conduit à son arrestation. Il est sorti rapidement, grâce à son avocate, mais il se serait bien passé de cette frayeur. Sa carte d’identité et son permis de conduire lui ont été volés il y a plus de dix ans, précise-t-il à la juge. Selon son avocate, sa pièce d’identité aurait été utilisée pour faire passer des migrants. De quoi laisser à Aurélien R. de véritables séquelles psychologiques, qui ressurgissent notamment quand il voyage, lors des contrôles d’identité.

Saïd C.*, la seconde victime présente, a eu plus de chance, en tout cas pour le moment. Il a été prévenu par la police qui a retrouvé sa pièce d’identité, volée dans sa voiture. Mais n’a pas eu connaissance de faits d’usurpation de son identité. Il a souhaité également se porter partie civile, et demander des dommages et intérêts, à hauteur de 1 500 euros.

De lourdes conséquences psychologiques

L’avocate des parties civiles revient sur le témoignage d’Aurélien et souligne qu’il a « été arrêté comme un délinquant, à l’hôtel devant tout le monde » ; et que, « pendant une journée, il n’a pas compris ce qu’on lui disait ». Depuis, il vit « avec la peur que ça recommence ». « C'est en Espagne qu'on lui a expliqué ce qu’il s'est passé. Les papiers d'identité qu'on lui a volés ont été revendus et servent maintenant à des actes répréhensibles, pour lesquels il risque désormais d'être arrêté ». L’avocate précise encore : « Lors de cette arrestation, la magistrate espagnole lui a clairement expliqué que tant que ses papiers sont en circulation et non annulées, il ne serait plus vraiment tranquille ».

 

Aussi, l‘avocat espagnol d’Aurélien R. a entrepris une procédure. Aujourd’hui, ce dernier « ne passe plus la frontière tranquillement » ; c’est en effet ce qui a déclenché son arrestation. L’attestation d’un psychologue et les témoignages de ses amis font état du retentissement psychologique, et des séquelles de son incarcération. Pour l’avocate, « les faits ne se sont pas arrêtés », avec l’arrestation du prévenu. Elle demande en son nom un dédommagement de 10 000 euros pour le préjudice moral.

La procureure prend la parole pour appeler à mesurer l’ampleur du problème des usurpations d’identité. Elle est « persuadée que la question des usurpations d’identité sera tout aussi importante au niveau national que local ». En effet, dénonce-t-elle, l’usurpation d’identité peut conduire ses victimes à une véritable « mort sociale ». « Tout un chacun peut être victime ».

La procureure « aime la pédagogie ». Si elle regrette que la salle d’audience soit « un peu déserte », elle invite néanmoins le public à utiliser le site filigrane.beta.gouv.fr, outil mis en ligne par le Gouvernement, et qui permet de sécuriser les pièces justificatives d’identité que l’on envoie.

 

Des propos adressés aussi à Saïd C., qu’elle invite à consulter préventivement la Banque de France ou le Fichier des comptes bancaires (Ficoba), pour savoir si un crédit à son nom a été souscrit. Il y a également le site pappers.fr, qui permet de vérifier si une entreprise à son nom a été créée. La magistrate insiste : « Comme disait De Gaulle ou Chirac, je ne sais plus, les emmerdes, elles volent en escadrille [il s’agit bien d’une citation de Jacques Chirac, ndlr]. A partir du moment où on vole votre identité, c’est l’enfer sur terre ». Elle demande que le prévenu soit reconnu coupable de tous les faits qui lui sont reprochés, requiert une peine de trois ans d'emprisonnement ferme, et un mandat d'arrêt. Elle souhaite aussi priver le faussaire de son droit d'éligibilité pour une durée de cinq ans. 


Le prévenu a été condamné par défaut à 3 ans d’emprisonnement, assortis d’un mandat d’arrêt et de 5 ans de privation du droit d’éligibilité. Il devra verser la somme de 1000 euros à Aurélien R. Les parties civiles recevront des dommages-intérêts au titre du préjudice moral : 300 euros pour Saïd C., et 300 euros pour Aurélien R.


Etienne Antelme


(Les prénoms ont été modifiés.)

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