Dans son rapport d’activité
paru fin avril, l’organe constitutionnel rapporte avoir été davantage saisi de
faits portant sur « des insuffisances » de magistrats ainsi
que sur des comportements « déplacés » et « dégradants ».
Le CSM en profite par ailleurs pour épingler son désaccord avec un certain
nombre de points contenus dans la loi organique relative à l'ouverture, à la
modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire.
81 nominations proposées, 2
539 avis sur des projets de nomination, 125 consultations du service d’aide et
de veille déontologique, 45 tribunaux judiciaires visités… Si le rapport
d’activité 2024 du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), publié le 29
avril, affiche des chiffres conséquents, ce sont les données relatives au rôle
disciplinaire du garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire qui
retiennent particulièrement l’attention.
Bien moins impressionnantes, puisqu’elles
font état de neuf saisines en la matière, elles témoignent toutefois d’une
activité « soutenue » - c’est en tout cas ce qu’affirme l’organe
constitutionnel -, loin des chiffres de 2021 et ses 19 saisines, mais en légère
augmentation par rapport à l’année précédente.
« Numériquement
mineure au regard de ses autres fonctions, en réalité, [cette activité]
représente une part significative des attributions de ses membres »,
souligne le CSM. Sur les neuf saisines, majoritairement issues du garde des
Sceaux, cinq concernaient des magistrats du siège et quatre des magistrats du
parquet, précise le rapport.
Au-delà, c’est la nature des
saisines qui interpelle : alors qu’auparavant, les faits à l’origine de
ces saisines relevaient « majoritairement de la vie privée du magistrat »,
depuis trois ans, une autre tendance se dessine, indique l’organe
constitutionnel. En effet, les formations disciplinaires ont été davantage
saisies de faits portant sur « des insuffisances » de
magistrats dans « leur exercice professionnel » et sur le
comportement « déplacé » et « dégradant » du
magistrat « dans son environnement professionnel ».
Trois décisions
disciplinaires au fond
En 2024, le conseil de
discipline des magistrats du siège a rendu trois décisions disciplinaires au
fond (contre neuf l’année précédente), dont une
à l’encontre d’un juge d’instruction, sanctionné d’un blâme avec
inscription au dossier pour « manquements aux devoirs de diligence, de
délicatesse à l’égard du justiciable et défaut de loyauté à l’égard de la
hiérarchie ».
Déposée par un justiciable, la
plainte invoquait principalement l’absence, dans une procédure, d’acte
d’instruction réalisé par le magistrat ; et en particulier d’ordonnance de
clôture de l’information, alors qu’il avait pris l’engagement auprès de sa
hiérarchie de la rédiger. Fait intéressant, c’est la première fois, depuis
l’instauration de la saisine directe du CSM par un justiciable, via la loi
constitutionnelle du 23 juillet 2008, que la procédure a abouti au prononcé
d’une sanction disciplinaire.
Une autre
décision a abouti à un déplacement d’office à l’encontre d’une juge qui
avait statué dans des procédures impliquant une coopérative vinicole avec
laquelle elle entretenait des liens. Le Conseil a considéré que la magistrate,
qui aurait dû s’abstenir de siéger, avait manqué à son devoir d’impartialité.
La formation du Conseil
statuant en matière disciplinaire à l’égard des magistrats du parquet a par
ailleurs rendu, comme l’année précédente, deux avis au fond, et a notamment
proposé qu’un procureur
de la République soit retiré de ses fonctions, après avoir estimé que ce
dernier avait « manqué à la dignité, à l’honneur, à la délicatesse et
aux devoirs de son état », compte tenu également de « l’ampleur,
la récurrence et le caractère durable des manquements constatés ».
En cause, « des
allusions grivoises à l’égard d’une magistrate du siège », des « propos
ironiques, blessants ou dévalorisants à l’égard d’une substitute »,
des « réflexions déplacées, dévalorisantes ou sexistes » et des
« regards inadaptés à l’égard de magistrates, auditrices de justice,
assistantes de justice, juristes assistantes et stagiaires ».
Bien que le procureur se soit
justifié en invoquant un argument d’efficacité, le CSM a affirmé, au terme de
son avis, que « ces attitudes et propos démontrent une incapacité à
adopter les comportements et à respecter les limites qui s’imposent dans les
relations professionnelles » et « traduisent de graves
manquements dans l’exercice des fonctions managériales ».
Des plaintes irrecevables, mais
des griefs légitimes
Le rapport d’activité souligne
par ailleurs, depuis 2023, l’« augmentation significative »,
qui « s’est poursuivie en 2024 », du nombre de plaintes des
Français, lequel était « relativement stable depuis 2018, avec une
moyenne de 340 plaintes par an ».
Depuis la loi
constitutionnelle du 23 juillet 2008, un justiciable qui estime qu'un magistrat
a eu, à l’occasion d’une procédure
judiciaire qui le concerne, un comportement inadapté, peut saisir le CSM d’une
plainte pour motif disciplinaire.
Problème : « Nombre
de justiciables confondent la plainte pour motif disciplinaire avec une
nouvelle voie de recours, contestant ainsi la teneur des décisions rendues,
voire le fait même qu’une décision ait été rendue », pointe le Conseil,
qui ajoute que « la plupart du temps, derrière des griefs tenant à la
partialité d’un juge, c’est en réalité le sens d’une décision défavorable que
le justiciable entend contester. »
Par ailleurs, la condition de
dessaisissement du magistrat rend de facto irrecevables un grand nombre de
plaintes. Autant de raisons qui expliquent certainement que sur 446 décisions
rendues en 2024, 315 aient été déclarées irrecevables, 131 infondées, et qu’il n’y
ait eu… aucun renvoi en audience.
Ce qui n’empêche toutefois
pas le CSM de dresser le constat que « certains comportements de
magistrats peuvent avoir un retentissement particulier pour un justiciable qui
ne maîtrise pas nécessairement les termes et les usages judiciaires et
participent de la perte de confiance des justiciables dans la justice ».
Le rapport d’activité 2024
pointe ainsi des pratiques « mal vécues », à l’instar « de
propos de nature à leur laisser un ressenti amer, de comportements susceptibles
de traduire une forme de légèreté, de désinvolture ou de parti pris, notamment
dans la direction des débats ou la police de l’audience ». (…) « De
nombreux justiciables soulignent le fait de n’avoir pu s’exprimer, de s’être
fait interrompre sèchement ou d’avoir été traités de façon indélicate ».
L’organe constitutionnel insiste
particulièrement sur le cas des magistrats qui exercent des fonctions de
cabinet - juges des enfants, juges aux affaires familiales ou juges des
tutelles, qui traitent régulièrement de situations « très
conflictuelles et sensibles ». « Aussi difficiles que puissent
être ces situations, il importe que le magistrat veille, en toutes
circonstances, à son expression et à conserver la maîtrise de lui-même, y
compris en fin d’audience lorsque la fatigue peut légitimement commencer à le
gagner ».
Le Conseil en profite
également pour faire un petit rappel « impartialité ». « La
parole doit être distribuée à chacun et l’ensemble des moyens et pièces doivent
être pris en compte dans les décisions », écrit-il dans son rapport.
Il relaie également - tout en
prenant soin de les qualifier de « légitimes » - les griefs
relatifs au (mauvais) fonctionnement des juridictions : absence de greffier aux
audiences d’assistance éducative, difficultés d’obtention des pièces ou des
notes d’audience, délai anormalement long de transmission de l’avis de
classement sans suite ou de traitement de leur dossier, « jusqu’à
plusieurs années dans certaines cours d’appel ».
Evaluation élargie des chefs :
un risque pour l’indépendance de l’autorité judiciaire ?
Au fil de ce panorama 2024, le
CSM en profite pour réexprimer son désaccord avec un certain nombre de points
contenus dans la loi organique du 20 novembre 2023 relative à l'ouverture, à la
modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire, venue modifier
l'ordonnance du 22 décembre 1958 sur le statut de la magistrature.
Dans le viseur notamment, au
sein de l’ordonnance statutaire, la liste des qualités que les candidats
doivent présenter, outre leurs compétences juridictionnelles, pour être nommés
aux fonctions de chef de cour d’appel ou de juridiction. Liste à l’égard de
laquelle le Conseil dit avoir des réserves, « quand bien même ces
critères étaient déjà et continuent d’être utilisés par lui (…) »,
reconnaît-il.
Réserves également formulées
à l’égard de la nouvelle évaluation dite « élargie » des chefs de cour et de
juridiction - établie par un collège d’évaluation composé de magistrats de
l’ordre judiciaire et de personnalités qualifiées « ayant une
compétence spécifique en matière de gestion de ressources humaines ou
budgétaires » -, sans mise en œuvre d’un processus d’expérimentation.
Le CSM rappelle qu’il avait seulement
donné son accord pour une expérimentation, et sous condition de pouvoir choisir
les membres du comité d’évaluation ou de donner un avis conforme sur leur
choix. Il déplore donc que la loi organique ait prévu que l’ensemble des
membres du collège d’évaluation soit désigné par le garde des Sceaux après avis
simple de sa formation plénière, y voyant « un risque majeur d’atteinte
à l’indépendance de l’autorité judiciaire ».
Visiblement échaudé de ne pas
avoir été suivi, l’organe constitutionnel remet l’église au milieu du village en
précisant qu’« en tout état de cause, en tant qu’autorité
constitutionnelle, entend rappeler qu’il conservera une totale liberté
d’appréciation en matière de nominations ».
Les contrats de mobilité dans
le viseur
Autre point noir selon lui :
l’inscription du dispositif des « contrats de mobilité », avec l’instauration
d’une nouvelle priorité statutaire pour des magistrats acceptant une nomination
d’une certaine durée dans des juridictions peu attractives - en particulier ultramarines.
Redoutant « une extension non contrôlée » du dispositif, il
indique souhaiter être « pleinement informé des critères qui permettent
à la direction des services judiciaires de déterminer les juridictions et les
postes éligibles à ce dispositif ».
Alors que la durée minimale
d’exercice ouvrant droit à la priorité d’affectation a été fixée à trois ans, le
CSM pointe que cette dernière a été fixée à deux ans pour le tribunal
judiciaire de Mamoudzou. « Le Conseil est parfaitement conscient de la
difficulté des conditions actuelles d’exercice des fonctions de magistrat à
Mayotte, mais (…) il est à craindre que l’institutionnalisation d’une exception
entraîne des demandes similaires pour d’autres territoires », avertit-il.
Il ajoute qu’à son sens, le
dispositif comporte un risque de blocage « à l’issue des durées
minimales d’exercice », « dans les juridictions qui auront été
sollicitées au titre du retour, en particulier si le périmètre des juridictions
bénéficiaires du dispositif venait à s’étendre de manière trop importante ».
Toujours au sujet de la loi
organique, le CSM, décidément très remonté, note que celle-ci a aussi prévu que
les magistrats à titre temporaire peuvent désormais exercer les fonctions de
substitut. Déplorant l’absence de « réelle évaluation » de
cette nouveauté, il regrette que « la multiplication des catégories de
magistrats » rende le système « peu lisible » et « augmente
considérablement » la charge administrative des juridictions.
Il fait encore part de ses doutes
sur « la qualité de certains dossiers de candidatures » et estime
que les chefs de cour ainsi que la direction des services judiciaires « pourraient
être plus stricts dans leur appréciation de l’expérience et des compétences des
candidats ». Un rappel à l’ordre qui n’est pas sans rappeler son
récent avis - très médiatisé - défavorable à la nomination de
l'ancienne secrétaire d'État Charlotte Caubel, candidate au poste de procureure
de Créteil, dont il a jugé, en avril dernier, l’expérience « insuffisante ».
Dernier point de crispation
notable qui émerge du rapport : la loi organique prévoit que les
magistrats à titre temporaire pourront désormais exercer leurs fonctions
exclusivement dans les fonctions du siège civil ou du siège pénal. Objectif :
permettre à certaines candidatures d’aboutir plus facilement… Ce qu’épingle
volontiers le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire.
« Si le Conseil admet
que l’expérience et les compétences des candidats peuvent les qualifier plus
spécifiquement pour exercer l’une ou l’autre fonction, il se montre néanmoins
attaché à ce que, au cours de leur formation, les candidats conservent une vision
globale du fonctionnement du tribunal judiciaire », appuie le CSM, qui
ajoute : « Il demeure rare qu’un candidat n’ayant aucune
compétence juridique en droit pénal puisse être pour autant suffisamment
qualifié pour exercer des fonctions civiles et réciproquement. »
Bérengère
Margaritelli