Au cours d’une audience
présidée par Patrick Sayer, trois entrepreneurs se sont relayés pour témoigner
de leur expérience, avant des plaidoyers endiablés des parties civiles et de la
défense, entre accusations d’ambitions divines et examen de l’entrepreneuriat,
qualifié de maladie incurable. Récit.
« Qui est responsable
du peu de femmes qui se lancent dans l’entrepreneuriat : le système ou les
femmes elles-mêmes ? » Patrick Sayer, président du tribunal des
activités économiques de Paris, ose la provocation devant Tatiana Jama,
fondatrice de Sistafund et cofondatrice de Sista. Elle est la première appelée
à la barre lors de ce procès fictif organisé à Roland-Garros par le barreau de
Paris, dans le cadre de la Rencontre des entrepreneurs de France (LaREF), mercredi
27 août.
Ancienne avocate, elle a
quitté la robe pour entreprendre. Elle débute sa réponse par une devinette acerbe :
« Savez-vous pourquoi les femmes ambitieuses ont la tête plate ?
Parce qu’on leur a trop tapé dessus avec condescendance. » Elle
poursuit en lançant un chiffre : seulement 2 % des fonds alloués par les
investisseurs l’ont été à des startups fondées par des femmes. Un véritable
plafond de verre.
« Et pourtant :
une entreprise, une startup, une levée de fonds, une femme :
grammaticalement, l’entrepreneuriat est féminin, financièrement, ce n’est pas
le cas. » L’une des raisons est, selon elles, le biais affinitaire
inconscient des entrepreneurs : « Nous avons tous tendance à
vouloir aider et investir dans ceux qui nous ressemblent. »
La deuxième « grande
aventure » de Tatiana Jama est le féminisme, qu’elle rapproche de
l’entrepreneuriat : « L’entrepreneuriat, c’est voir le monde, non
pas tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être. Le féminisme, c’est pareil :
réorganiser un ordre établi. » Elle qualifie l’entrepreneuriat de
« féminisme par l’action ». Avec son entreprise Sista, elle a
pu lever pour des femmes entrepreneures 242 millions d’euros en 3 ans.
« Toute la
littérature scientifique le prouve : la mixité des entreprises augmente
leurs performances financières et le retour sur investissement des actionnaires »,
assure-t-elle. « Si nous voulons réinventer le futur, il nous faut
réinventer l’investissement. Nous en avons les moyens. Essayons, au pire, ça
marche ! »
Un « procès de la
réussite » motivé par la rancœur ?
Deuxième témoin : le
cofondateur de Ledger Éric Larchevêque, connu du grand public pour être une
figure de l’émission Qui veut être mon associé ?. Ce procès, bien
que fictif, soulève selon lui une question essentielle : « Dans
quelle société souhaitons-nous vivre ? » C’est « le
procès de la réussite », qui est ainsi fait en mettant le monde de
l’entrepreneuriat sur le banc des accusés, alimenté par le « ressentiment »,
la « rancune sociale » et « l’envie ». Une
rancœur qui vient de « ceux qui n’ont jamais osé créer et qui ne supportent
pas que d’autres aient osé à leur place. Il ramène à chacun son propre
renoncement et rappelle qu’on peut choisir d’agir au lieu de subir, ce que
certains ne supportent pas ».
Éric Larchevêque définit
l’entrepreneuriat comme « la dernière aventure humaine » et la
quête d’une « liberté radicale » qui va à l’encontre du
« collectivisme de l’État ». Un entrepreneur va ainsi « sans
rien demander à personne ni attendre aucune autorisation, engager son capital,
son énergie, son temps, et parfois sa santé, pour suivre une intuition, une
conviction, un véritable pari ». C’est aussi pour lui un état
d’esprit, qui réside dans la capacité à « savoir lâcher au bon moment ».
« S’il y a une chose
pour laquelle l’entrepreneur est coupable, c’est de croire en l’impossible, en
prenant des risques pendant que les autres choisissent la sécurité et ne font
rien. » « Qu’est-ce qui fait que certains réussissent là où
d’autres échouent ? », lui demande le président Sayer. « C’est
injuste, mais parfois, on a beau se battre, on ne réussit pas. Mais le monde
est injuste ! », lui répond Éric Larchevêque.
« Créer des modèles
pertinents pour notre temps »
La troisième témoin, Lucie
Basch, est la fondatrice de l’application anti-gaspi Too Good To Go. « Voici
une question qui pourrait s’appliquer à la politique : comment faire quand
on y croit plus ? », lui demande Patrick Sayer devant Gérald
Darmanin, présent dans le public, suscitant rires et applaudissements du public.
« En ces temps compliqués dans de nombreux niveaux, il est assez
difficile de ne pas se sentir profondément vulnérables et même démoralisés »,
reconnaît l’entrepreneure, qui a néanmoins tenu à adresser un message d’espoir.
« Ce moment est
peut-être l’opportunité de changer de modèle et de repenser nos habitudes du
quotidien. » Objectif : « Passer d’une économie qui
détruit à une économie qui régénère », pour aligner les enjeux
économiques avec les enjeux écologiques et sociaux.
Un état d’esprit qui a motivé
la création de Too Good To Go, puis plus récemment de Poppins, qui permet de louer
à des voisins, commerçants ou associations, des objets du quotidien. « C’est
cela la beauté de l’entrepreneuriat : créer des modèles pertinents pour
notre temps, quels que soient les nombreux défis auxquels nous nous attelons. »
Pour Lucie Basch, le coupable n’est pas l’entrepreneuriat, mais le système dans
lequel il s’inscrit : « Ce système nous appauvrit, nous isole et
détruit notre avenir », dénonce-t-elle. Avec 80 entrepreneurs, elle a
créé une « Climate House », un espace de coworking visant à accélérer
la transformation de l’économie.
L’entrepreneur, une
réincarnation de Dieu ?
Place maintenant à l’avocate
des parties civiles, interprétée par Noémie Gorin, avocate au barreau de Paris.
Celle-ci se permet une analogie entre l’entrepreneuriat et… la Genèse, la
création du monde selon la religion chrétienne. « Lumière, firmament,
terre, végétation, soleil, oiseaux animaux. Nous avons un gros rush l’équipe,
enfilez vos baskets blanches, retroussez vos ailes, dégainez vos montres
connectées, gorgez-vous de matcha, on a six jours top chrono pour entreprendre
la création. »
Et Dieu devient un entrepreneur
ambitieux, et très exigent avec ses employés : « Gabriel, si tu ne te
sens pas les ailes pour travailler 80 heures par semaine pour ma seule
reconnaissance éternelle, et accessoirement changer le monde, je connais une
nuée d’anges en stage qui sera ravie de prendre ta place ! »
Est-ce de là que viendrait l’exigence
de l’entrepreneur ? « Le septième jour, Dieu créa l’homme à son
image. Comme beaucoup après lui, sa créature a pourtant échappé à ce premier
entrepreneur de l’humanité. » Oubliez la religion, pensez start-up
nation. Les levées de fonds sont les miracles de notre temps. Les Evangiles
sont devenus des pitchs de présentation, avec des business plans en guise de
bonne parole. « Scaler, disrupter, monétiser sont ses commandements. Et
juste après « Tu ne rembourseras pas tes investisseurs », le
11e commandement, non écrit mais toujours appliqué est « Tu
asserviras tes salariés ». »
L’avocate va encore plus loin
en accusant certains entrepreneurs de s’être persuadés d’être à l’image de Dieu,
voire d’être sa réincarnation : « N’ayant pas réussi à
accorder ses désirs avec l’ordre du monde, l’entrepreneur décida le septième
jour, ou plutôt le septième échec, de le faire tourner autour de lui, ce monde
qui s’en passait très bien. »
Des échecs que l’entrepreneur
tente de convertir en succès, en les racontant « dans des conférences TEDx,
dans des interventions dans des lycées, ou dans des autobiographies
autocentrées, auto-éditées. « J’ai échoué, quel succès ! » »,
ironise Noémie Gorin. « La narration de l’échec est quelque chose de
merveilleux, et en plus ça rapporte, car ce qui est bien avec le commerce du
vent, c’est qu’il y aura toujours quelques feuilles mortes pour se laisser
emporter. »
Et la réquisition tombe :
l’avocate demande au président « une condamnation à ralentir, à prendre
conscience de sa valeur intrinsèque et à trouver sa place, et à laisser de la
place pour ceux qui ont développé leur business dans une société en marge de la
nôtre, avec moins d’horizons mais tout autant d’ingéniosité. » Une peine « à
la hauteur du blasphème d’un entrepreneur qui s’est cru investi d’un pouvoir
divin », estime Noémie Gorin.
L’entrepreneuriat est
imparfait, « comme toute chose humaine »
La parole est ensuite à la
défense, représentée par Aimée Kleiman, avocate au barreau de Paris. Son
objectif : laver l’honneur d’« un innocent qui essaie pour exister,
et c’est bien là sa seule faute ». Elle reconnaît que
l’entrepreneuriat est imparfait, « mais n’est-ce pas le cas de toute
chose humaine ? »
Selon Aimée Kleiman,
l’entrepreneuriat est malade, « car les personnes qui le composent sont
contaminées par un infâme virus, une fièvre qui les fait délirer et qui leur
fait croire qu’ils peuvent convaincre des investisseurs et lever des dizaines
ou des centaines de millions d’euros après un pitch de 40 secondes ».
Une maladie auto-immune très
coriace, pour preuve, « même les augmentations de capital manquées et
les liquidations judiciaires n’en viennent pas à bout ». Un autre symptôme
constaté par l’avocate : une altération de la vue qui vient troubler la
vision du porteur de projet. « Complètement aveuglé par son idée
géniale, il finit par se cogner dans tous les murs qu’il rencontre :
contrôle fiscal, déclaration de TVA, inspection du travail, URSSAF, abus de
biens sociaux, anniversaire de mariage oublié, divorce. »
Le stade suivant de la
maladie perturbe la production de salive de l’entrepreneur. Un dessèchement buccal
qui provoque « l’usage de termes barbares : disruptif, early
adopter, outsider. Pour retrouver une diction à peu près normale,
l’entrepreneur est alors obligé de s’abreuver de conseils en coaching ».
Mais il s’agit là d’un virus incurable. Alors autant l’utiliser à son
avantage : « L’entrepreneuriat a cette force qui permet de soigner
les carences, de trouver des remèdes aux situations les moins acceptables. »
« Ouvrez les vannes, que vos idées ruissellent sans craintes ni
limites, agissez, passez à l’action, sentez-vous libre », exhorte
Aimée Kleiman qui assure que l’entrepreneuriat sera déclaré non-coupable.
Vient le verdict : le
président Sayer considère avoir suffisamment d’éléments pour déclarer
l’entrepreneuriat non coupable. « Je comprends qu’en présence d’une
telle assemblée, vous n’avez pas vraiment eu le choix », plaisante,
pour clôturer le procès, le bâtonnier Pierre Hoffman.
Alexis
Duvauchelle