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Alors que le pôle de Nanterre dédié aux affaires non élucidées a fêté son premier anniversaire en mars dernier, l’ancien procureur Jacques Dallest et l’OPJ Raphaël Nedilko, invités par l’ENM, ont évoqué leur rapport aux cold cases et partagé leur expérience dans cette matière qui requiert des compétences particulières et un engagement sans faille. Les deux spécialistes ont également avancé plusieurs pistes, comme la création de pôles d’enquêteurs dédiés dans les régions, l’allongement du délai de prescription pour les crimes « de sang » ou l’interdiction de détruire des scellés.
À quel moment un dossier devient-il un cold
case ? « Tout crime non élucidé est un cold case et mérite
l’intérêt de la justice », martèle Jacques Dallest, ancien juge
d’instruction, procureur et avocat général, lors d’une conférence organisée le
29 mars à l’École nationale de la magistrature (ENM), en partenariat avec la
librairie Mollat. Mais si un pôle judiciaire est dédié à ces affaires depuis un
an à Nanterre et que la notion de « crime non élucidé » est
maintenant intégrée au Code de procédure pénale depuis la loi du 22 décembre
2021, elle n’est pas définie pour autant.
Le magistrat retraité, auteur de l’ouvrage
Cold cases, un magistrat enquête, retient pour sa part trois types de
crimes non élucidés. D’abord, ceux en cours d’enquête – pour certains depuis
très longtemps, comme l’affaire du petit Grégory. Des affaires qu’il qualifie
de « vivantes », aussi paradoxal que cela puisse paraître.
Ensuite, les affaires classées : soit celles qui le sont définitivement
car elles sont prescrites juridiquement, soit celles qui peuvent être rouvertes
car elles ne sont pas classées sans suite. Ces affaires-là, Jacques Dallest les
désigne comme une « masse indéterminée », la « partie
immergée de l’iceberg ». Selon le magistrat, il y aurait ainsi des
centaines d’affaires clôturées ces dernières années que l’on pourrait rouvrir.
Et puis, au titre des cold cases, enfin, il y a les disparitions « inquiétantes »,
véritable « angle mort » car elles échappent aux radars judiciaires
et couvrent un grand nombre de situations : suicides, accidents,
disparitions volontaires, disparitions criminelles. Ces disparitions
inquiétantes, des dizaines de milliers en sont dénombrées chaque année. Parmi
elles, un chiffre « indéterminé et important de crimes non élucidés ».
Au total, la Chancellerie estime à 280 le
nombre de cold cases en France, mais pour Jacques Dallest, le chiffre se
rapprocherait plutôt de 500, et de l’avis de certains spécialistes, il serait
même au-delà de 1 000. Seule certitude, « il n’y a pas un seul département
en France épargné par cette problématique ».
« Au départ, un cold case, ça n’en
est pas un »
« Au départ, un cold case, ça n’en
est pas un », relève de son côté Raphaël Nedilko, officier de police
judiciaire familier des cold cases. Avant de devenir directeur d’enquête, l’OPJ
raconte être passé par tous les stades de l'enquêteur. C’est au 36 quai des
Orfèvres qu’il a été affecté sur son premier crime non élucidé : un homme
retrouvé carbonisé à Orly, tué après avoir été torturé puis aspergé d’essence. « Un
meurtre devient non résolu bien souvent quand les actes d'enquête qu’il
convient de faire ne sont pas faits », affirme-t-il. Dans l’affaire
Christelle Blétry, qui l’a marqué au fer rouge comme il l’évoque dans son livre
L'obstiné : confessions du flic qui exhume les cold cases, une
ordonnance de non-lieu avait été prononcée trois ans après le meurtre – en 1996
– de cette jeune femme1. « A posteriori, en reprenant le dossier, je me
suis rendu compte que l’enquête de voisinage n’avait même pas été réalisée. Il
a fallu attendre 14 ans pour que j’y procède, avec mon binôme. »
Car alors qu’il devrait y avoir une
égalité parfaite dans les moyens matériels et humains déployés pour traiter une
affaire, Raphaël Nedilko dresse un « triste constat » :
tous les meurtres commis n’ont pas le droit à la même réponse pénale. Parfois, « la
pugnacité judiciaire se calque sur le profil de la victime », regrette
en écho Jacques Dallest. Un autre biais fréquent consiste à négliger l’enquête
au profit de la technologie. Raphaël Nedilko le rappelle volontiers : la
colonne vertébrale de la procédure, c’est l’enquête. « De nos jours, le
réflexe va être de se tourner tout de suite vers la téléphonie mobile, les
métadonnées, la recherche de la preuve génétique. Mais si au retour des
expertises, les résultats sont négatifs, et que vous n'avez pas une enquête de
police avec une colonne vertébrale bien solide, alors elle s’effondre. C’est
l’écueil auquel on assiste actuellement, et c’est une usine à cold cases. »
Les questions fermées dans les auditions,
les hypothèses de travail qui deviennent des certitudes… sont par ailleurs
autant de défauts qui peuvent apparaître en procédure. « Or, lorsqu’il
y a une fragilité procédurale, vous pouvez la faire tourner dans n’importe quel
logiciel, si vous faites mouliner des erreurs dans un ordinateur, vous sortez
des erreurs », assure l’OPJ. Sur ce point, Jacques
Dallest met en cause l’effet tunnel, qui peut toucher des enquêteurs tellement
convaincus de la culpabilité d'un suspect qu'ils ignorent toute autre piste.
Or, « un criminel, ce peut être n’importe qui : pas forcément
celui qui a une sale gueule ou un profil de délinquant sexuel avéré. Ça peut
être un bon père de famille, un ancien policier », précise le
magistrat, qui alerte enfin contre l’excès de confiance en soi. « Il
existe une gamme de situations très large qui suppose un vrai pragmatisme
intellectuel. »
La technique de « l’œil neuf »
Heureusement, la technique de « l'œil
neuf », comme l’appelle Raphaël Nedilko, permet de détecter quel a été
l'écueil principal dans les meurtres non résolus. En effet, « le
préalable à la sortie du cold case, c’est une relecture totale du dossier »,
insiste-t-il. L’autre critère important, quand on reprend une telle affaire,
est d’appartenir à un service enquêteur externe à celui qui l’avait en
portefeuille jusque-là. De cette façon, « vous avez votre propre
analyse, vous n’êtes pollué par rien du tout ».
Le travail consiste à étudier de nouvelles
pistes mais aussi reprendre les pistes déjà étudiées, par exemple en refaisant
une enquête de voisinage ou en réécoutant des témoins directs. Et à ce sujet,
Raphaël Nedilko est catégorique : « Il ne faut surtout pas croire
que parce que 15 ou 20 ans se sont écoulés depuis la commission des faits les
propos que tiendra un témoin ne seront pas fiables ; tout est possible. Il
m’est arrivé d’aller entendre, plus de 25 ans après un homicide, des gens qui, à
la relecture de leur audition, s’apercevaient que ce n’étaient pas leurs
souvenirs qui étaient retranscrits, et nous avons tout repris. Si vous faites
une focalisation périphérique et que vous remettez la personne dans les
conditions qui étaient les siennes au moment où elle a assisté à une scène,
vous pouvez sortir des choses extraordinaires de sa mémoire. »
À lire aussi : Les preuves de crime numériques, une mine d’or complexe à exploiter dans les enquêtes judiciaires
Souvent, cela va aussi être l’occasion de
mettre en œuvre des moyens techniques qui ont évolué depuis. « Si on a
la chance d’avoir des scellés, on peut avoir recours à la recherche de la trace
biologique, et à une analyse criminelle », ajoute l’OPJ, qui nuance à
nouveau : « L’ADN apporte certes un concours majeur, mais pas
exclusif. Ce n’est qu’un élément d'identification. » Malgré tout,
puisque la science évolue en permanence, renvoyer systématiquement en expertise
des scellés déjà expertisés qui n’ont pas donné de résultats probants jusqu’à
maintenant peut s’avérer payant, affirme Raphaël Nedilko. Fut un temps, cela
était particulièrement coûteux, et « l’on y opposait souvent des
considérations financières qui pouvaient être un alibi à l'inertie »,
considère Jacques Dallest. Dorénavant des budgets y sont consacrés, « du
moment que la demande d’analyse est raisonnable, sérieuse et utile ».
Bien que la contrainte financière soit réelle et les budgets non extensibles,
cela « ne doit pas être un obstacle », soutient le magistrat.
Un pôle à Nanterre qui « donne
l’exemple »
Destiné justement à améliorer le
traitement des cold cases, le pôle judiciaire dédié aux crimes sériels ou non élucidés a fêté sa première année d’existence en mars. Cette
initiative est née suite aux préconisations d’un groupe de travail auquel a
participé Jacques Dallest, persuadé que seuls des magistrats spécialisés ainsi
qu’une instruction à plein temps pouvaient permettre de progresser dans ces
affaires difficiles. « Les juges d’instruction sont déjà pris par 100 dossiers avec des violences conjugales, des incestes, des trafics de drogues et des dossiers contre X ; alors les cold cases, ils ne peuvent y consacrer
qu’un temps limité. Quand vous avez des détenus, des gens en détention
provisoire, ça vous mobilise beaucoup, et les dossiers dans lesquels personne
n’est mis en examen, vous les laissez au fond du placard, surtout quand vous
êtes le troisième juge à être saisi d’une affaire qui a déjà dix ans d’âge »,
justifie-t-il.
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