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L’avis sur le sens de la
peine adopté par le CESE questionne quant à la place prépondérante de
l’incarcération comme sanction, tandis que la tendance
est à la baisse dans le reste de l’Europe. Estimant que « les peines de
prison ont perdu leur sens », le professeur Didier Fassin invite à
inverser la logique, c’est-à-dire à « moins enfermer mais mieux
enfermer ».
« Force est de
constater qu’en quatre ans, la prison n’a pas perdu son rôle central dans le
système judiciaire et reste la peine de référence », a déploré le
président du Conseil économique, social et environnemental (CESE) Thierry
Beaudet, lors de la séance plénière du 13 septembre 2023.
Et en effet, la population
carcérale a augmenté de 5 % depuis octobre 2019, d’après l’Observatoire
international des prisons. Or, dans un avis rendu cette année-là sur le sens de
la peine, le Conseil démontrait déjà que la prison ne permettait pas la
réinsertion. Au contraire, l’assemblée constitutionnelle concluait que « la
prison est l’école de la récidive ». Dans cet avis, elle préconisait
en priorité de diminuer le nombre de personnes détenues.
Pourtant, le 1er
novembre 2022, la France a atteint son record de surpopulation carcérale,
d’après les statistiques mensuelles du ministère de l’Intérieur, avec plus de
72 800 détenus. Elle a depuis battu ce record à six reprises, avec un pic
à 74 500 prisonniers le 1er juillet 2023, soit une augmentation
de 3,4% en un an. Face à ce constat, le CESE s’est à nouveau saisi du sujet du
sens de la peine début mars 2023, et a rendu un avis en ce sens à l’occasion de
cette séance plénière, le 13 septembre. L’institution estime qu’on « ne
peut pas faire l’économie d’un débat sur ce que la société, mais aussi les
victimes et les prévenus, attendent de la peine ».
La France championne d’Europe
d’incarcération
Si le taux d’incarcération
augmente en France, la tendance est à la baisse dans le reste de l’Europe. À
titre d’illustration, en 2020, l’Hexagone comptabilisait 105 détenus pour
100 000 habitants, contre 76 en Allemagne, a précisé le président du CESE Thierry
Beaudet. Le taux d’occupation atteint 120 % dans les prisons et 140 %
dans les maisons d’arrêt.
La hausse historique du
budget de la justice profite principalement à l’administration pénitentiaire et
à la construction de nouvelles places, a déploré Thierry Beaudet. Au début du
premier quinquennat d’Emmanuel Macron, le gouvernement avait mis en place un
plan de construction de 15 000 nouvelles places en dix ans. Pourtant,
comme le président l’a rappelé, les études sur le sujet démontrent que cela ne
permet pas de désengorger les prisons, mais que cela a plutôt l’effet inverse.
Le président a également
souligné que la prison reste généralement la solution « jugée la plus sûre
sous la pression de l’opinion publique ou de certaines politiques », et
a regretté que les peines alternatives, la prévention et la réinsertion soient,
elles, « les parents pauvres de l’action pénale ».
« Notre société est
plus sûre [qu’avant] »
Didier Fassin, professeur de
sciences sociales, anthropologue, sociologue et auteur du livre « L'ombre
du monde – Une anthropologie de la condition carcérale » sorti
en 2015, intervenu pour témoigner de ses observations réalisés dans le cadre de
ses recherches sur la prison, a pour sa part observé que la période actuelle
est la plus répressive de l’histoire moderne de la France en temps de paix.
Le spécialiste a rappelé qu’entre
1840 et 1950, le nombre de personnes en prison avait été divisé par quatre et
des prisons avaient même fermé. En revanche, depuis 1950, le nombre de personnes
détenues a été multiplié par 3,6, et par 2,5 si ce chiffre est ramené à
l’évolution de la population générale.
Dadier Fassin a ainsi affirmé
qu’aucune étude ne démontre que cette augmentation est due à une hausse de la
criminalité. Au contraire, « notre société est plus sûre qu’elle ne
l’était il y a un demi-siècle », assure l’anthropologue, ce qui « n’empêche
pas la population de manifester un sentiment d’insécurité ».
Pour le professeur, deux
phénomènes expliquent ce sentiment d’insécurité. Le premier est sociologique :
il y a une hausse de l’intolérance à l’égard de certains « écarts à la
norme », et notamment lorsqu’ils sont commis par une catégorie sociale
particulièrement éloignée. En effet, cette intolérance est plus grande lorsque
l’on n’est pas soi-même confronté à « cet écart ».
Le second phénomène est
politique, en particulier avec la progression du populisme pénal qui réclame
toujours plus de sévérité sur des délits ou infractions en mobilisant la
théorie de la vitre brisée, qui se montre inflexible même sur les plus petits
délits. Didier Fassin a alors conclu que « l’intolérance sert au
populisme pénal qui la nourrit en retour ».
De plus, la criminalisation d’infractions
qui, à l’origine, faisaient l’objet d’une simple contravention, explique l’augmentation
du recours à la prison, car en devenant des délits, les peines de prison deviennent
la sanction de référence. L’anthropologue a notamment cité la délinquance
routière, qui représente une entrée sur 10 en milieu carcéral, dont la moitié sont
des conduites après perte de permis et concernent principalement les livreurs, les
coursiers ou encore les chauffeurs.
D’autre part, une des explications
relevées par le professeur concerne l’allongement des peines pour les mêmes
infractions. Par une loi du 10 août 2007, le quantum moyen passe de 9 mois à 16
mois, « les délits les moins graves étant les plus affectés »,
ajoute le professeur. Et la suppression des peines planchers (loi du 15 août
2014) n’a pas inversé l’intransigeance des tribunaux. Ces évolutions sont en
partie la cause de cette « inflation carcérale ». De plus, « [une]
commission sénatoriale avait constaté que la comparution immédiate amenait
aussi à des peines deux fois plus sévères ». Didier Fassin a déploré
que le nombre de comparutions immédiates a augmenté deux fois et demi plus vite
que les procédures normales.
Des choix politiques
Certains publics sont plus
affectés que d’autres, a constaté Didier Fassin lors de ses 15 mois d’enquête aux
côtés de policiers de la région parisienne. Alors que les études sur la
consommation de drogues montrent que son usage est réparti de la même manière
dans toutes les couches de la société, les forces de l’ordre ciblent principalement
des catégories minoritaires.
Par exemple, dans les années
2000, les condamnations pour usage de drogue ont augmenté de 255 % tandis
que les infractions à la législation des entreprises baissaient de 29 %. Les
enquêtes montraient néanmoins une stabilité de la consommation de stupéfiants, alors
que les données policières affichaient une augmentation des délits économiques
et financiers. Pour le professeur, cela confirme que ce sont « des
choix politiques ».
Selon lui, la question de la
sévérité de la peine n’est pas tant de savoir quel délit on sanctionne, mais
plutôt quel public on punit à travers le choix des délits. Aux dires de
l’anthropologue, la population des prisons reflète donc principalement qui la
société a décidé de punir, plutôt que la représentation réelle de la violation
des lois.
25 % des suicides interviennent dans les deux premiers mois
Dans la maison d’arrêt où
l’anthropologue a travaillé pendant quatre ans, 77 % des hommes
appartenaient à des minorités ethnoraciales, a rapporté le professeur. De même,
la moitié des personnes détenues sont sans profession, un quart sont des
ouvriers et seulement 1 % sont des cadres.
Pour expliquer ces
disparités, Didier Fassin a estimé que l’ensemble de la chaîne pénale doit être
considéré, que ce soit la fabrication de l’opinion par les médias, les
politiques, la préparation des lois, leur mise en œuvre par la police, et finalement
leur application par les magistrats. « À chaque étape se manifestent
des inégalités », a affirmé le professeur.
Les statistiques de
l’administration pénitentiaire révèlent une réalité complexe qui interroge à la
fois la chaine pénale et la condition carcérale. Pour illustrer son propos,
l’anthropologue a mentionné le taux de suicide, qui est un indicateur important.
Celui-ci augmente d’ailleurs parallèlement à la progression de la population
détenue, et est trois fois plus élevé chez les prévenus que les condamnés. 7 %
des suicides surviennent dans les premiers jours de l’incarcération, et 25 %
dans les deux premiers mois.
Il y a donc bien « un
choc de l’incarcération », pour l’anthropologue. Les surveillants également
parlent du choc de décrocher des pendus, de découvrir un corps calciné, et
ensuite de devoir affronter les enquêtes des parquets sur leur potentielle responsabilité.
À noter que 130 personnes détenues se donnent la mort chaque année en France.
Didier Fassin a remarqué au
cours de ses observations un contraste entre la teneur des propos du personnel
et celle des propos des personnes détenues. L’anthropologue a ainsi rapporté que
parmi les surveillants, une phrase revenait souvent : « il ne leur
manque que la liberté ». Un directeur adjoint a dit un jour : « ils
sont mieux ici que chez eux », pour parler de la cité où il n’a jamais
mis les pieds, a relaté le professeur.
Du côté des détenus, les mots
qui reviennent le plus sont « humiliation, rabaissement, violence ».
« Être puni pour notre délit on s’y fait, les peines on les accepte,
mais la prison elle nous pourrit, j’étais gentil, poli et courtois, je suis
devenu méchant, dur, agressif », lui a-t-on ainsi dit un jour. Pour le
professeur, pour ces personnes qui se retrouvent dans une cellule de 9 m² à
partager avec deux ou trois autres personnes détenues, « c’est la
double punition ».
Les peines de prison « ont
perdu leur sens »
Le professeur s’est par
ailleurs interrogé sur la réinsertion, et notamment concernant les peines
courtes, qui ne permettant pas aux personnes détenues d’avoir un emploi, de
pratiquer un sport, ou de poursuivre leurs études. Les 15 % d’emplois et
les 22 % de stages sont en effet réservés aux plus longues peines. En
outre, au total, un détenu sur 20 sera préparé à sa libération. Didier Fassin parle
d’« apprentissage de l’absence de sens de la peine, sauf à déprécier
leur vie et leur personne malgré les efforts des directeurs, des surveillants
des conseillères d’insertion et de probation ».
De plus, les peines de prison
sont coûteuses, inégalitaires et généralement inefficaces pour la société, mais
destructrices pour l’individu, a estimé le professeur : « Les
peines telles qu’appliquées aujourd’hui ont perdu tout leur sens », a-t-il
regretté.
Didier Fassin a ainsi encouragé
à se poser la question de la « violence institutionnelle ». Le
professeur a mis en exergue que la France a toujours choisi d’augmenter le
nombre de places de prison, c’est-à-dire de condamner plus pour des petits délits
commis dans les classes populaires, tout en épargnant les infractions plus
graves commises par les acteurs économiques, les responsables politiques ou les
forces de l’ordre. Pourtant, des pays voisins comme l’Allemagne, l’Autriche ou
les Pays-Bas ont réussi à renverser cette logique, c’est-à-dire de « moins
enfermer mais de mieux enfermer ».
Tina
Millet
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