Chaque année en France,
près de 60 000 entreprises font faillite. Un échec vécu très souvent
comme un traumatisme par les chefs d’entreprise. Pour leur permettre de sortir
de leur isolement et de rebondir au plus vite, l’association Second Souffle et
la chambre de commerce de Paris ont organisé, le 8 décembre 2017, une journée
nationale dédiée au rebond des entrepreneurs, « 24 h chrono pour rebondir ». Objectif : permettre à ces professionnels en difficulté
d’échanger, de partager et de préparer leur nouveau projet.
Pour cette 2e édition, 400 entrepreneurs et
40 partenaires se sont réunis autour d’un programme riche en témoignages,
tables rondes, forum emplois, etc.
En France, près d’une entreprise sur deux ne survit pas au-delà des
cinq premières années, et 60 000 doivent
cesser toute activité. Des situations souvent très mal vécues par les
entrepreneurs, qui ont beaucoup de mal à s’en remettre. Car, si, aux
États-Unis, l’échec entrepreneurial est considéré comme un passage obligé,
naturel, voire opportun, dans l’Hexagone on a tendance à avoir honte de ses
échecs et donc à stigmatiser ceux qui échouent. Il n’existe pourtant pas
d’action ou d’initiative sans prise de risque. C’est pourquoi, depuis
deux ans maintenant, l’association Second Souffle et la CCI de Paris
organisent ensemble une journée nationale dédiée au rebond des entrepreneurs en
difficulté. L’occasion de valoriser l’expérience entrepreneuriale comme un
potentiel de compétences à explorer, mais aussi de permettre aux entrepreneurs
de repartir sur de nouvelles bases. L’opportunité également, pour ceux qui
veulent se lancer dans un nouveau projet, d’échanger, de partager et de
préparer au mieux leur succès. Grâce au soutien de partenaires de taille comme
le ministère de l’Économie et des Finances (DGE), l’agence France entrepreneur,
l’Apec, Pôle emploi, etc., les organisateurs ont pu organiser, tout au long de
cette journée, conférences, tables rondes, espace forum, témoignages, espace
coaching, etc. Comment ne pas dramatiser et se relever après un échec ?
Comment s’entourer de bons conseillers pour avancer ? Comment se lancer
dans un nouveau challenge ? Autant de problématiques auxquelles ont tenté
de répondre les intervenants de ce jour, lors de conférences animées par
Frédéric Lampire, lauréat Réseau Entreprendre 1998.
REBONDIR EN SANTÉ
La première d’entre elles a été menée par Olivier Torrès, président
fondateur de l’observatoire AMAROK, dont l’objectif est de sensibiliser
l’opinion publique à l’importance de la santé des travailleurs indépendants
qu’ils soient artisans, commerçants, dirigeants de PME ou professions
libérales. « La santé des chefs d’entreprise est un sujet un peu
tabou », a expliqué Monsieur Torrès en préambule. Lui-même s’y
est intéressé en 2012, après avoir constaté avec stupéfaction qu’il n’existait
aucun service de santé au travail pour les trois millions de travailleurs
non salariés en France. Certes, la loi de 1946 fut jadis un véritable bond en avant pour la santé des ouvriers et
salariés, mais pour les entrepreneurs qui peuvent eux aussi être en proie à une
fatigue intense, rien n’a été prévu.
L’intervenant a avoué avoir été également frappé par le sujet du suicide
patronal, et par les non-dits qui entourent ce phénomène dramatique. Ce constat
l’a incité à mettre en place un observatoire de recherches. Quels furent les
résultats de ces dernières ? AMAROK a mis en évidence le fait que les
entrepreneurs sont rarement conscients de leur fatigue, ou de l’importance de
leur sommeil. Bien souvent, ils disent n’avoir pas le temps d’être malades. Ils
sont dans le déni. Or, pour Olivier Torrès, la santé du chef d’entreprise est
un sujet politique. Au sens premier du terme, a-t-il ajouté : il faut
remettre l’entrepreneur au centre de la cité (polis). Il ne faut en
effet pas oublier que les PME en France représentent plus de la moitié de
l’économie. Or, nous avons tendance à ne parler que des « grands »,
ce qui conduit à se forger une vision du monde à partir de ces derniers. En
réalité, « ce n’est pas parce que l’entrepreneur a tendance à s’oublier
que la société doit oublier l’entrepreneur ».
Au cours de ses recherches, l’expert a expliqué avoir constaté que
deux facteurs essentiels fragilisent la santé des chefs
d’entreprise : le stress (facteur premier d’épuisement) et l’incertitude
du carnet de commandes. Il s’est alors appuyé sur les ouvrages d’un chercheur
israélien, Aaron Antonovsky, professeur de sociologie considéré comme le père
de la salutogenèse, pour trouver des solutions au mal-être des entrepreneurs.
C’est en effet en discutant avec des rescapés de la Shoah que le professeur
Antonovsky a élaboré, dans les années 50, sa théorie de la salutogenèse
(par opposition à la pathogenèse qui étudie les causes des maladies), pour
expliquer les facteurs de survie et d’adaptation des survivants. Comment
transposer cela au cas des chefs d’entreprise en difficulté ? Il faut
déterminer quels sont les facteurs favorables pour la santé. Le premier d’entre
eux consiste à croire que l’on est soi-même maître de son destin. Selon
l’intervenant, on vit beaucoup mieux quand on comprend cela. Mais être maître
de sa vie, cela signifie que « si je réussis c’est grâce à moi, et si
j’échoue c’est de ma faute. Et j’assume, et je rebondis ». Le
deuxième facteur est l’endurance : avoir l’instinct du rebond. Ne pas
sombrer à chaque épreuve. Enfin, il faut être optimiste. La passion peut
également faire partie du concept de salutogénèse, a expliqué
Monsieur Torrès.
L’intervenant a conclu son propos en développant deux allégories.
D’abord l’histoire de Robinson, dans Vendredi ou la vie sauvage de
Michel Tournier, qui échouant sur une île déserte la nomme « île de la
désolation », avant de se raviser, au moment où tout semble perdu,
pour la rebaptiser « Speranza » (espérance). Ce simple
changement d’attitude va lui permettre de s’en sortir et de rencontrer un
ami. De même, on trouve chez Charles Péguy l’histoire de trois hommes
qui portent de très grosses pierres. Le premier est épuisé, car il trouve son
fardeau trop lourd. Le deuxième est fatigué, lui aussi, mais décide de
construire un mur. Quant au dernier, plus ambitieux, il déclare vouloir, avec
ces roches, construire une cathédrale. Il introduit donc de la transcendance
dans son action ; or, pour Olivier Torrès, « un homme ou une femme
qui instaure de la finalité en tout ce qu’il fait peut être heureux en toute
situation ». Entreprendre est donc primordial pour la santé, car on
intronise alors une certaine forme d’intentionnalité dans sa vie. « Car créer
son entreprise, c’est comme créer son monde », a terminé
l’intervenant.
REBONDIR AVEC SON ENTREPRISE
Pour la deuxième table ronde, étaient invités à s’exprimer Bruno
Delcampe, directeur fondateur de SOS Entrepreneur ; Marc Binnié, président
fondateur du dispositif APESA et Valérie Quivogne du CJD Paris (Centre des
jeunes dirigeants d’entreprise).
Monsieur Delcampe a expliqué avoir créé son association SOS
Entrepreneurs alors que lui-même venait de perdre sa boîte. D’ailleurs, la
plupart des bénévoles de cette association sont des entrepreneurs qui ont déjà
connu de grandes difficultés, et des défis à relever pour pouvoir s’en sortir.
L’association, dont le slogan emprunté à Oscar Wilde « La vraie valeur
d’un homme réside, non dans ce qu’il a, mais dans ce qu’il est », se
charge de former et d’accompagner les entrepreneurs en difficulté (souvent
incapables de prendre des décisions constructives à ce moment-là) pour traiter
les points indispensables au redressement : suivi du carnet de commandes,
gestion de la trésorerie quotidienne, lecture de la réalité de l’entreprise…
Outre la capacité à faire sortir ces chefs d’entreprise de leur solitude en
leur offrant une écoute attentive, chez SOS entrepreneurs, tous sont des
« experts de crise », a expliqué Bruno Delcampe. Chacun
d’entre eux est très bien formé à la mise en œuvre de plans de continuation,
car il est essentiel « de créer autre chose avant d’être liquidé ».
De plus, a ajouté l’intervenant, « cela coûte moins cher à un pays
d’aider les entreprises en difficulté que d’attendre qu’elles mettent la clé
sous la porte ».
S’est ensuite exprimée Valérie Quivogne, qui représentait ce jour-là le
CJD de Paris. Cette dernière, bénévole dans l’association depuis douze ans
et chef d’entreprise, a expliqué que le CJD existait depuis 1938. Depuis sa
création, ce centre, composé de 5 000 chefs d’entreprise réunis au
sein de 117 sections en France et dans 14 pays, s’est donné pour
mission de militer pour une économie responsable et respectueuse de chacun. La
section de Paris, avec près de cent jeunes dirigeants, est la plus
importante de l’Hexagone. Elle est constituée de plusieurs commissions. Entre
autres : « Rebondir en conscience », qui existe depuis
deux ans, est formée d’entrepreneurs ayant rebondi, et permet aux
participants d’échanger afin de trouver des solutions concrètes ; et le GAD, « groupe
d’aide à la décision » est constitué de bénévoles qui accompagnent les
chefs d’entreprise pour la résolution de problèmes financiers ou humains.
L’essentiel pour les bénévoles étant de sortir les dirigeants de leur solitude.
Le Centre des jeunes dirigeants d’entreprise « leur donne la
possibilité de faire ce pas de côté pour avoir une vision différente de leur
société ». On amène les chefs d’entreprise à comprendre qu’« il
n’y a pas d’échec. Il n’y a que des expériences qui permettent de trouver des
solutions », a conclu Madame Quivogne.
Enfin, Marc Binnié, président fondateur d’APESA (Aide psychologique pour
les entrepreneurs en souffrance aiguë), a livré son expérience. Greffier du
tribunal de commerce de Saintes, l’intervenant a expliqué avoir créé le
dispositif APESA avec un psychologue clinicien, Jean-Luc Douillard, en
septembre 2013. Ce dernier faisait une conférence sur « la
prévention du suicide en milieu carcéral », le greffier s’est alors
rapproché de lui afin de lui proposer la création d’un dispositif à destination
des entrepreneurs. Depuis la crise de 2008, Marc Binnié avait en effet noté une
augmentation fulgurante du nombre d’entreprises en difficulté et de chefs
d’entreprise en détresse dans les tribunaux de commerce. Ainsi, en France, on
ne compte pas moins de 600 suicides d’entrepreneurs par an. Un phénomène
qui existe depuis longtemps, certes, mais c’est seulement au début du XXe siècle
qu’on a commencé à en parler publiquement. Le sociologue Émile Durkheim
écrivait ainsi : « Qui peut agir dans ce domaine ? Pas
l’État, pas la religion, pas la famille, mais les organisations
professionnelles ». Ce message, il semble que Marc Binnié l’ait
entendu en mettant en œuvre ce dispositif au sein du tribunal de commerce de
Saintes. « Nous sommes aux avant-postes d’une grande souffrance et
voyons toute la journée des gens au bout du rouleau », a-t-il
expliqué. Si APESA n’est pas un numéro vert, l’association forme les
professionnels qui interviennent auprès des entrepreneurs à oser aborder les
questions de psychologie. Ces professionnels deviennent ainsi des « sentinelles »
qui orientent les entrepreneurs en détresse vers des psychologues qui
travaillent en collaboration avec eux. APESA, c’est donc environ
800 « sentinelles », 600 psychologues mobilisés dans
toute la France, et 42 juridictions commerciales qui ont adopté le
dispositif. Aujourd’hui, l’association dispose également du soutien de certains
procureurs de la République. Ceux-ci ont en effet observé plus de souffrance
dans les tribunaux de commerce que dans les tribunaux correctionnels
(hospitalisation d’urgence de certains entrepreneurs qui vendent leur
entreprise…). Selon Marc Binnié, en plus d’apporter de l’aide psychologique,
les interventions des membres d’APESA pourraient, à terme, peut-être faire
évoluer les textes officiels. Il a ainsi pris l’exemple des pays anglo-saxons
où il existe depuis longtemps des dispositifs de prévention de la souffrance
morale financés par les plus grandes institutions. En France, puisqu’on
stigmatise l’échec, quand on échoue, on est quasiment marqué au fer rouge.
Ainsi, « ad vitam aeternam », tout le monde a accès aux données
concernant une entreprise, et certaines personnes, comme les banquiers,
utilisent ces informations afin de refuser un prêt, par exemple. Pour le
greffier du TC, il faudrait instaurer une sorte « de droit à
l’oubli ».
REBONDIR AVEC UNE PROCÉDURE
Yves Lelièvre, président de l’association Re-créer et ancien président de la Conférence générale des
juges consulaires de France, et Philippe Mandon, entrepreneur et administrateur
de l’association Re-créer, ont
ensuite livré leurs pistes de réflexion pour accélérer le rebond des
entrepreneurs en difficulté.
Yves
Lelièvre a expliqué que l’objectif premier de son association est d’améliorer
les relations de l’autoentrepreneur en difficulté avec les tribunaux. « Il
faut faire évoluer les relations entre la loi, les tribunaux et les
entrepreneurs », a-t-il préconisé. À l’origine, Re-créer est née du vécu de
deux hommes : un dirigeant d’un groupe de 500 salariés qui a
déposé le bilan et de son expert-comptable. Tous les deux se sont rendu compte
qu’il n’existait aucune véritable aide en faveur des chefs d’entreprise pour se
Re-créer. L’association poursuit
ainsi deux buts : offrir un réconfort moral et pratique aux
entrepreneurs, et lever les obstacles aux rebonds. Elle est composée d’hommes
ou de femmes dotés d’une double expertise : chefs d’entreprise qui ont
déjà vécu des difficultés voire des déboires judiciaires et en même temps juges
de tribunaux de commerce. « Tous les juges consulaires bénévoles
viennent du monde de l’entreprise, et tous ont connu des difficultés de
paiement », a précisé Yves Lelièvre. Les tribunaux de commerce
fonctionnent au nombre d’appels, et ce sont les instances judiciaires les plus
rapides à traiter les opérations. Il faut en effet en moyenne cinq mois à
un TC pour clore une affaire, contre sept mois et demi pour les TGI, et
dix-neuf à vingt mois pour les prud’hommes. L’efficacité des tribunaux de
commerce n’est donc plus à prouver. Or, les chefs d’entreprise ne se tournent
vers les TC souvent qu’en dernier recours, « s’ils ont autant de difficultés,
c’est qu’ils saisissent les TC beaucoup trop tard », a ainsi expliqué
Yves Lelièvre. De plus, pour ce dernier, une mauvaise gestion de la trésorerie
est souvent au fondement des déboires rencontrés par les entrepreneurs :
« quand il y a difficulté, c’est souvent, qu’il n’y a aucune
anticipation du chef d’entreprise de sa trésorerie du jour, des mois, des
années à venir ». Mais quelles sont les solutions proposées par le
TC ? Dans un tribunal de commerce, a-t-il expliqué, avant d’en arriver à
la procédure de liquidation, qui est le point le plus délicat, il existe des
procédures de redressement, des plans de sauvegarde, des procédures de
conciliation pour aider les entrepreneurs avant qu’il ne soit tard. Pour les
accompagner au mieux, l’association Re-créer
met à leur disposition deux outils principaux. D’abord une écoute
téléphonique : un ancien juge du tribunal de commerce, expert en
prévention des difficultés des entreprises et procédures judiciaires amiables
et collectives, se met à l’écoute d’un chef d’entreprise en difficulté pour le
guider vers des solutions possibles ou lui apporter simplement une oreille
attentive. Des ateliers pour rebondir ensuite. L’objectif étant de rompre
l’isolement en partageant avec ses pairs ses difficultés et de trouver ensemble
comment résoudre les problèmes. « En France, on commence à s’intéresser
au rebond de celui qui est tombé », a reconnu Monsieur Lelièvre,
avant d’ajouter que l’idéal serait qu’il existe chez nous un droit à l’oubli
pour permettre à ceux qui ont échoué de ne pas rester enfermés dans cet échec.
Puis s’est exprimé Philippe Mandon. Il a livré à l’assistance un
témoignage poignant sur son expérience malheureuse, il y a quelques années. « La
période 2008-2009 a été très
difficile pour moi », a-t-il débuté. Il dirigeait en effet une société de
communication qui a dû fermer, car en plus de la crise, il s’était fâché avec
son associé. « J’ai vécu le pire que je pouvais vivre sans jamais
l’avoir imaginé », a-t-il raconté. À l’époque, il a en effet perdu 35 %
de son chiffre d’affaires du jour au lendemain, s’est fâché avec sa femme et
ses amis, et a dû finalement mettre l’ensemble du groupe au tribunal de
commerce pour cause de cessation de paiement. Il a ainsi vécu la liquidation de
son groupe : « c’est d’une violence extrême », a-t-il
confessé. Mais, il a heureusement rebondi grâce à un ami qui a été pour lui « un
élément déclencheur ». Celui-ci lui a d’abord fait prendre
conscience qu’il était en dépression, en burn-out avant de l’inciter à
s’interroger sur sa part de responsabilité dans ce qu’il était en train de
vivre. Après quelques séances chez le psychologue, « j’ai trouvé des
réponses à mes questions, et fait la lumière sur mes erreurs ». Une
d’entre elles concernait la gestion de sa trésorerie, dont il avait chargé sa
sœur, à qui pourtant il n’osait demander ce qu’il voulait. « Il faut
absolument éviter la famille », a-t-il préconisé à l’assistance, « car
les liens de travail sont dans ce cas chargés d’affect ». « Ne
prenez jamais un expert-comptable qui est un de vos amis, mais celui qui va
vous ennuyer et vous montrer là où vous vous trompez ! », a-t-il
ajouté. Cet intense travail de discernement lui a permis de rebondir et de
prendre conscience des solutions qui existaient. Car, des possibilités de
rebond il y en a à tout moment, « c’est la solitude et l’enfermement
personnels qui sont à la source de la non-vision des solutions qui
existent », a-t-il expliqué. En outre, a-t-il conclu, « J’ai
rebondi, car j’ai accepté ma part de responsabilité ». Vivement
applaudi, tous ont compris ce jour avec lui que reconnaître son échec est la
première étape vers la reconstruction.
Maria-Angélica
Bailly