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La réparation d’une contrefaçon de brevet par l’attribution d’une somme forfaitaire

La réparation d’une contrefaçon de brevet par l’attribution d’une somme forfaitaire
Publié le 10/02/2019 à 09:37


Selon le dernier rapport de l’EUIPO (Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle) publié en juin 2018, la contrefaçon fait perdre chaque année 60 milliards d’euros aux pays membres de l’Union. Les secteurs touchés sont nombreux et vont des activités traditionnelles, centrées sur le luxe et les produits de marque, aux produits pharmaceutiques et cosmétiques en passant par les produits électroniques, les pièces de rechange automobiles et les produits techniques, tels que les roulements et les composants électroniques. Au plan social, ce sont déjà 434 000 emplois directement perdus dans ces secteurs.

 


Pour lutter contre le fléau grandissant de la contrefaçon, la France s’est dotée en mars 2014 d’une loi nouvelle codifiée à l’article L. 615.7 du Code de la propriété intellectuelle. Cette loi permet aux victimes d’une contrefaçon de brevet d’actionner deux moyens pour obtenir réparation.


Le premier reprend les composants classiques du préjudice (lucrum cessans/damnum emergens) mais innove en ajoutant les bénéfices réalisés par le contrefacteur (alinéa 1 de l’article).


Le second permet, à titre d’alternative, de demander « une somme forfaitaire supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il a porté atteinte » (alinéa 2 de l’article).La victime qui décide de demander que lui soit allouée une somme forfaitaire, devra donc établir préalablement le montant des redevances ou des droits qui lui auraient été dus. Pour ce faire, elle peut recourir à deux grandes méthodes : soit rechercher des redevances de comparaison, soit estimer la redevance sur laquelle les parties se seraient accordées de bonne foi lors d’une négociation qui aurait eu lieu avant que l’infraction ne se produise (1).


 


Recherche des redevances de comparaison



Une redevance peut être considérée comme comparable, et donc permettre d’établir celle que les parties auraient effectivement conclue en l’absence d’infraction, si elle a été appliquée dans un grand nombre d’accords de licence comportant des conditions similaires et des termes proches.


Les accords de licence pouvant être des comparables pertinents, sont donc ceux qui ont été négociés :


pour une technologie similaire utilisée dans le même secteur d’activité,


entre deux parties indépendantes,


 à une date peu éloignée de la période de l’analyse,


pour une durée de vie identique, avec des exigences d’investissement commercial similaires, et des conditions d’exploitation proches (droits exclusifs ou non, droits concédés à un concurrent mineur, droits groupés avec d’autres biens, etc.),


pour une utilisation dans un ou plusieurs pays identiques à ceux de la cause,


avec des types de redevance identiques (montant unitaire, taux proportionnel, paiement forfaitaire…) et des compensations non monétaires faites sur des bases similaires.


Quand ces conditions ne sont pas remplies, la victime devra tenter d’estimer la redevance qui, en situation normale, aurait résulté d’une négociation avec l’autre partie.


 


Estimation de la redevance issue d’une négociation à la veille de l’infraction



Les principes de détermination d’une redevance


Quand le titulaire d’un brevet et un preneur de licence potentiel se rapprochent pour négocier un accord de licence et une redevance, leurs pourparlers réels ne se déroulent pas sans logique.


Ainsi, sur le plan économique, la valeur d’un brevet à un moment donné n’est pas plus (et pas moins) que la valeur actualisée du profit attendu (ou de la réduction de coûts) attribuable à l’utilisation de l’invention brevetée par rapport à la meilleure solution de remplacement disponible. Cette valeur représente le montant maximum qu’un utilisateur rationnel serait disposé à payer pour exploiter l’invention brevetée. Dit autrement, un brevet n’a aucune valeur intrinsèque, sa valeur reste relative à son utilisation.


C’est la même logique qui s’applique quand on cherche à construire le scénario d’une négociation supposée. La redevance possible devra se situer dans l’intervalle (2) entre :


le montant maximum que le preneur potentiel sera prêt à payer, c’est-à-dire la différence entre le profit (ou les économies de coûts) qu’il espère générer en utilisant l’invention et le profit qu’il dégagerait avec une éventuelle solution de remplacement non-contrefaisante,


et le montant minimum que le titulaire du brevet sera disposé à accepter, c’est-à-dire le profit qu’il pourrait tirer d’une autre utilisation de son droit (par exemple en utilisant lui-même son invention).


 


La reconstitution des structures du marché


La quantification des positions des parties implique de procéder à une reconstitution la plus exacte possible des structures du marché (oligopole, duopole, concurrence parfaite, etc.) telles qu’elles existaient avant l’infraction. Ainsi, dans un modèle de concurrence directe, il s’agira d’apprécier l’impact du preneur de licence sur les prix du titulaire du brevet, puis de modéliser leurs conséquences sur les prix et les profits du preneur. Il en va de même si la licence éventuelle fait perdre des ventes au titulaire du brevet. En revanche, si les parties ne sont pas en concurrence directe (le preneur de licence peut vouloir desservir des zones géographiques nouvelles ou cibler d’autres segments de clientèle), le titulaire ne subira ni perte de ventes ni érosion de prix.


De manière réaliste, reconstituer des structures de marché est une entreprise délicate. Mais des difficultés peuvent également survenir dans le calcul des profits prévisionnels des parties. D’une part, il peut être difficile de disposer de données détaillées sur la rentabilité ou les coûts à la période de la négociation supposée.
C’est particulièrement le cas quand le brevet ne concerne qu’un des composants d’un dispositif plus général, ou lorsque le produit s’accompagne d’articles connexes (cf infra, « Le problème des composants et des articles connexes »). D’autre part, en raison du temps écoulé entre l’infraction et l’évaluation de la réparation, la prise en compte des seules informations connues à la date de l’infraction peut conduire à des conclusions erronées (cf infra « Les informations à prendre en compte »).


 


L’impact des solutions de remplacement


Dans toute négociation, la capacité du preneur potentiel à disposer d’une solution de remplacement non-contrefaisante est un élément essentiel. En effet, sans solution de remplacement, le preneur potentiel sera prêt à payer une redevance dont le montant pourra aller jusqu’à la totalité des profits qu’il attend de l’exploitation de la licence. Ainsi, s’il pense pouvoir réaliser des profits de 100 euros avec l’invention brevetée, il sera prêt à payer jusqu’à 100 euros de redevance.


Mais s’il existe une solution de remplacement pouvant lui rapporter des profits de 80 euros, le montant maximum de la redevance qu’il acceptera de payer pour la licence sera de 20 euros (100 euros - 80 euros) plus le coût d’acquisition de ladite solution (3). Et si les profits que permet la solution de remplacement sont identiques à ceux de l’invention brevetée (par exemple 100 euros chacune), le preneur potentiel ne sera disposé à payer qu’un montant de redevance de licence égal, au plus, au coût d’acquisition de cette meilleure solution.


 


Le problème des composants et des articles connexes


Quand le brevet ne porte que sur un des composants d’un produit, deux positions s’opposent sur le choix de l’assiette de calcul des profits. La première est la position traditionnelle selon laquelle doit être pris en compte le produit complet quand le composant breveté et les autres éléments constituent un tout-commercial indivisible, c’est-à-dire quand ils sont nécessairement vendus ensemble. La deuxième, plus récente et proche de la jurisprudence anglo-saxonne, rejette l’application du tout-commercial sauf si le composant breveté constitue « la base de la demande du produit par les acheteurs ». À défaut, elle défend que la redevance doit être basée sur la seule contribution du composant à la profitabilité du produit (via, le plus souvent, une clé de répartition).


Quant aux articles connexes, il est admis de les inclure dans le calcul des profits attendus s’ils constituent des accessoires fonctionnels du produit breveté et si leur vente est déclenchée par ce dernier. C’est le cas le plus souvent des pièces de rechange et des services d’entretien et de maintenance.


 


Les informations à prendre en compte


Comme indiqué ci-dessus, la négociation est supposée se dérouler juste avant la date de l’infraction. L’approche traditionnelle a donc longtemps consisté à ne retenir que les informations disponibles ex ante (correspondant à la valeur attendue de l’invention). Toutefois, si les parties ont des attentes erronées, cela présente le risque que les redevances ne reflètent pas la vraie valeur du brevet et du dommage.


Positionner la négociation supposée à une date ultérieure, telle que la date à laquelle le jugement est rendu, pourrait être plus simple et moins susceptible d’erreurs. Mais ceci est néanmoins à écarter car les structures du marché doivent être prises en compte ex ante.


C’est pourquoi de nombreux praticiens ont recommandé de construire la négociation supposée sur la base des structures de marché ex ante mais en intégrant toutes les informations pertinentes disponibles ex post. Cette approche mixte est conforme à la pratique allemande qui exige la reconstruction de « ce que les parties contractantes raisonnables auraient accepté, à la conclusion d’un accord de licence, si elles avaient prévu l’évolution future et plus précisément la durée et le montant de l’utilisation du brevet » (Bundesgerichtshof,14/03/2000). Cette approche est aussi similaire à la pratique américaine qui tient souvent compte des événements postérieurs à l’infraction, tels que le succès commercial réel du brevet (cette pratique est dénommée « Livre de la Sagesse »).


 


Le résultat final de la négociation


Le surplus sera partagé entre les parties en considération de leurs pouvoirs de négociation respectifs. La redevance sera ainsi plus proche du montant maximum du surplus si le titulaire de la licence a le plus important pouvoir de négociation. Et inversement, si le pouvoir est en faveur du preneur potentiel. Ces pouvoirs de négociation devront être déterminés et justifiés par une analyse précise de la position relative de chaque partie sur le marché, des avantages que chacune d’elles gagnerait à la conclusion d’un accord, ainsi que de la meilleure option alternative si un accord ne réussissait pas.


Le cadre général décrit ci-dessus n’a de sens économique que si le montant minimum que le titulaire de la licence accepte de recevoir est inférieur au montant maximum que le preneur potentiel est prêt à payer. Sinon, il n’existe pas d’espace de négociation et pas d’accord possible. Sauf à considérer que, compte-tenu du fait que le contrefacteur n’est nullement un licencié contractuel, il n’est pas en mesure de refuser les conditions imposées par le titulaire du droit (4).

 


NOTES :

1) À titre subsidiaire, certains praticiens appliquent la « méthode analytique » dans laquelle le taux de rendement du défendeur sur ses produits non contrefaisants est soustrait de son taux de rendement sur ses produits de contrefaçon, et le taux résultant, multiplié par le nombre de ventes contrefaisantes, est attribué au breveté à titre de redevance.

2) La différence entre les deux montants est dénommée surplus par les économistes. C’est sa valeur qui devra être partagée entre les parties.

3) Si la meilleure solution de remplacement est dans le domaine public, son coût d’acquisition est nul. Si cette solution est elle-même brevetée, son coût d’acquisition correspond au coût d’obtention d’une licence.

4) Avant l’article 615.7 du CPI, de nombreux tribunaux ont déjà alloué aux victimes une redevance indemnitaire fixée à un taux supérieur à celui d’une redevance contractuelle.


 


Jean-Marc Bruguière,

Expert près la cour d’appel de Paris et les cours administratives d’appel de Paris et Versailles


 


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