Selon le dernier rapport de l’EUIPO (Office
de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle) publié en juin 2018, la
contrefaçon fait perdre chaque année 60 milliards d’euros aux pays membres
de l’Union. Les secteurs touchés sont nombreux et vont des activités
traditionnelles, centrées sur le luxe et les produits de marque, aux produits
pharmaceutiques et cosmétiques en passant par les produits électroniques, les
pièces de rechange automobiles et les produits techniques, tels que les
roulements et les composants électroniques. Au plan social, ce sont déjà
434 000 emplois directement perdus dans ces secteurs.
Pour lutter contre le fléau grandissant de la contrefaçon, la France
s’est dotée en mars 2014 d’une loi nouvelle codifiée à l’article L. 615.7
du Code de la propriété intellectuelle. Cette loi permet aux victimes d’une
contrefaçon de brevet d’actionner deux moyens pour obtenir réparation.
Le premier reprend les composants classiques du préjudice (lucrum
cessans/damnum emergens) mais innove en ajoutant les bénéfices réalisés par le
contrefacteur (alinéa 1 de l’article).
Le second permet, à titre d’alternative, de demander « une somme
forfaitaire supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus
si le contrefacteur avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il
a porté atteinte » (alinéa 2 de l’article).La victime qui décide de
demander que lui soit allouée une somme forfaitaire, devra donc établir
préalablement le montant des redevances ou des droits qui lui auraient été dus.
Pour ce faire, elle peut recourir à deux grandes méthodes : soit
rechercher des redevances de comparaison, soit estimer la redevance sur laquelle
les parties se seraient accordées de bonne foi lors d’une négociation qui
aurait eu lieu avant que l’infraction ne se produise (1).
Recherche des redevances de
comparaison
Une redevance peut être considérée comme comparable, et donc permettre
d’établir celle que les parties auraient effectivement conclue en l’absence
d’infraction, si elle a été appliquée dans un grand nombre d’accords de licence
comportant des conditions similaires et des termes proches.
Les accords de licence pouvant être des comparables pertinents, sont
donc ceux qui ont été négociés :
• pour une technologie similaire utilisée dans
le même secteur d’activité,
• entre deux parties indépendantes,
• à une date peu éloignée de la période de
l’analyse,
• pour une
durée de vie identique, avec des exigences d’investissement commercial
similaires, et des conditions d’exploitation proches (droits exclusifs ou non,
droits concédés à un concurrent mineur, droits groupés avec d’autres biens,
etc.),
• pour une utilisation dans un ou plusieurs
pays identiques à ceux de la cause,
• avec des types de redevance identiques
(montant unitaire, taux proportionnel, paiement forfaitaire…) et des
compensations non monétaires faites sur des bases similaires.
Quand ces conditions ne sont pas remplies, la victime devra tenter
d’estimer la redevance qui, en situation normale, aurait résulté d’une
négociation avec l’autre partie.
Estimation
de la redevance issue d’une négociation à la veille de l’infraction
Les
principes de détermination d’une redevance
Quand le titulaire d’un brevet et un preneur de licence potentiel se
rapprochent pour négocier un accord de licence et une redevance, leurs
pourparlers réels ne se déroulent pas sans logique.
Ainsi, sur le plan économique, la valeur d’un brevet à un moment donné
n’est pas plus (et pas moins) que la valeur actualisée du profit attendu (ou de
la réduction de coûts) attribuable à l’utilisation de l’invention brevetée par
rapport à la meilleure solution de remplacement disponible. Cette valeur
représente le montant maximum qu’un utilisateur rationnel serait disposé à
payer pour exploiter l’invention brevetée. Dit autrement, un brevet n’a aucune
valeur intrinsèque, sa valeur reste relative à son utilisation.
C’est la même logique qui s’applique quand on cherche à construire le
scénario d’une négociation supposée. La redevance possible devra se situer dans
l’intervalle (2) entre :
• le montant maximum que le preneur potentiel
sera prêt à payer, c’est-à-dire la différence entre le profit (ou les économies
de coûts) qu’il espère générer en utilisant l’invention et le profit qu’il
dégagerait avec une éventuelle solution de remplacement non-contrefaisante,
• et le montant minimum que le titulaire du
brevet sera disposé à accepter, c’est-à-dire le profit qu’il pourrait tirer
d’une autre utilisation de son droit (par exemple en utilisant lui-même son
invention).
La
reconstitution des structures du marché
La quantification des positions des parties implique de procéder à une
reconstitution la plus exacte possible des structures du marché (oligopole,
duopole, concurrence parfaite, etc.) telles qu’elles existaient avant
l’infraction. Ainsi, dans un modèle de concurrence directe, il s’agira
d’apprécier l’impact du preneur de licence sur les prix du titulaire du brevet,
puis de modéliser leurs conséquences sur les prix et les profits du preneur. Il
en va de même si la licence éventuelle fait perdre des ventes au titulaire du
brevet. En revanche, si les parties ne sont pas en concurrence directe (le
preneur de licence peut vouloir desservir des zones géographiques nouvelles ou
cibler d’autres segments de clientèle), le titulaire ne subira ni perte de
ventes ni érosion de prix.
De manière réaliste, reconstituer des structures de
marché est une entreprise délicate. Mais des difficultés peuvent également
survenir dans le calcul des profits prévisionnels des parties. D’une part, il
peut être difficile de disposer de données détaillées sur la rentabilité ou les
coûts à la période de la négociation supposée.
C’est particulièrement le cas quand le brevet ne concerne qu’un des composants
d’un dispositif plus général, ou lorsque le produit s’accompagne d’articles
connexes (cf infra, « Le problème
des composants et des articles connexes »). D’autre part, en raison du
temps écoulé entre l’infraction et l’évaluation de la réparation, la prise en
compte des seules informations connues à la date de l’infraction peut conduire
à des conclusions erronées (cf infra « Les
informations à prendre en compte »).
L’impact des
solutions de remplacement
Dans toute négociation, la capacité du preneur potentiel à disposer
d’une solution de remplacement non-contrefaisante est un élément essentiel. En
effet, sans solution de remplacement, le preneur potentiel sera prêt à payer
une redevance dont le montant pourra aller jusqu’à la totalité des profits
qu’il attend de l’exploitation de la licence. Ainsi, s’il pense pouvoir
réaliser des profits de 100 euros avec l’invention brevetée, il sera prêt
à payer jusqu’à 100 euros de redevance.
Mais s’il existe une solution de remplacement pouvant lui rapporter des
profits de 80 euros, le montant maximum de la redevance qu’il acceptera de
payer pour la licence sera de 20 euros (100 euros - 80 euros)
plus le coût d’acquisition de ladite solution (3).
Et si les profits que permet la solution de remplacement sont identiques à ceux
de l’invention brevetée (par exemple 100 euros chacune), le preneur
potentiel ne sera disposé à payer qu’un montant de redevance de licence égal,
au plus, au coût d’acquisition de cette meilleure solution.
Le problème des composants et des articles connexes
Quand le brevet ne porte que sur un des composants d’un
produit, deux positions s’opposent sur le choix de l’assiette de calcul des
profits. La première est la position traditionnelle selon laquelle doit être
pris en compte le produit complet quand le composant breveté et les autres
éléments constituent un tout-commercial indivisible, c’est-à-dire quand ils
sont nécessairement vendus ensemble. La deuxième, plus récente et proche de la
jurisprudence anglo-saxonne, rejette l’application du tout-commercial sauf si
le composant breveté constitue « la base
de la demande du produit par les acheteurs ». À défaut, elle défend que la
redevance doit être basée sur la seule contribution du composant à la
profitabilité du produit (via, le plus souvent, une clé de répartition).
Quant aux articles connexes, il est admis de les inclure
dans le calcul des profits attendus s’ils constituent des accessoires
fonctionnels du produit breveté et si leur vente est déclenchée par ce dernier.
C’est le cas le plus souvent des pièces de rechange et des services d’entretien
et de maintenance.
Les
informations à prendre en compte
Comme indiqué ci-dessus, la négociation est supposée se dérouler juste
avant la date de l’infraction. L’approche traditionnelle a donc longtemps
consisté à ne retenir que les informations disponibles ex ante (correspondant à
la valeur attendue de l’invention). Toutefois, si les parties ont des attentes
erronées, cela présente le risque que les redevances ne reflètent pas la vraie
valeur du brevet et du dommage.
Positionner la négociation supposée à une date ultérieure, telle que la
date à laquelle le jugement est rendu, pourrait être plus simple et moins
susceptible d’erreurs. Mais ceci est néanmoins à écarter car les structures du
marché doivent être prises en compte ex ante.
C’est pourquoi de nombreux praticiens ont recommandé de construire la
négociation supposée sur la base des structures de marché ex ante mais en
intégrant toutes les informations pertinentes disponibles ex post. Cette
approche mixte est conforme à la pratique allemande qui exige la reconstruction
de « ce que les parties contractantes raisonnables auraient accepté, à la
conclusion d’un accord de licence, si elles avaient prévu l’évolution future et
plus précisément la durée et le montant de l’utilisation du brevet »
(Bundesgerichtshof,14/03/2000). Cette approche est aussi similaire à la
pratique américaine qui tient souvent compte des événements postérieurs à
l’infraction, tels que le succès commercial réel du brevet (cette pratique est
dénommée « Livre de la Sagesse »).
Le résultat
final de la négociation
Le surplus sera partagé entre les parties en considération de leurs
pouvoirs de négociation respectifs. La redevance sera ainsi plus proche du
montant maximum du surplus si le titulaire de la licence a le plus important
pouvoir de négociation. Et inversement, si le pouvoir est en faveur du preneur
potentiel. Ces pouvoirs de négociation devront être déterminés et justifiés par
une analyse précise de la position relative de chaque partie sur le marché, des
avantages que chacune d’elles gagnerait à la conclusion d’un accord, ainsi que
de la meilleure option alternative si un accord ne réussissait pas.
Le cadre général décrit ci-dessus n’a de sens économique que si le
montant minimum que le titulaire de la licence accepte de recevoir est
inférieur au montant maximum que le preneur potentiel est prêt à payer. Sinon,
il n’existe pas d’espace de négociation et pas d’accord possible. Sauf à
considérer que, compte-tenu du fait que le contrefacteur n’est nullement un
licencié contractuel, il n’est pas en mesure de refuser les conditions imposées
par le titulaire du droit (4).
NOTES :
1)
À titre subsidiaire, certains praticiens appliquent la « méthode
analytique » dans laquelle le taux de rendement du défendeur sur ses
produits non contrefaisants est soustrait de son taux de rendement sur ses
produits de contrefaçon, et le taux résultant, multiplié par le nombre de
ventes contrefaisantes, est attribué au breveté à titre de redevance.
2)
La différence entre les deux montants est dénommée surplus par les économistes.
C’est sa valeur qui devra être partagée entre les parties.
3)
Si la meilleure solution de remplacement est dans le domaine public, son coût
d’acquisition est nul. Si cette solution est elle-même brevetée, son coût
d’acquisition correspond au coût d’obtention d’une licence.
4)
Avant l’article 615.7 du CPI, de nombreux tribunaux ont déjà alloué aux
victimes une redevance indemnitaire fixée à un taux supérieur à celui d’une
redevance contractuelle.
Jean-Marc
Bruguière,
Expert près
la cour d’appel de Paris et les
cours administratives d’appel de Paris et Versailles