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La responsabilité civile professionnelle : l’enjeu des experts-comptables de justice

La responsabilité civile professionnelle : l’enjeu des experts-comptables de justice
Publié le 07/11/2017 à 18:11

Le 56e congrès national de la Compagnie nationale des experts-comptables de justice (CNECJ) s’est tenu du 12 au 14 octobre 2017 au centre des Congrès Bellevue de Biarritz sur le thème de la responsabilité des professionnels du chiffre.


De plus en plus de professionnels du chiffre sont confrontés à la mise en cause de leurs responsabilités. Pour la Compagnie nationale des experts-comptables de justice qui fête ses 104 années d’existence, il était « primordial de se concentrer sur ce nouvel enjeu de la profession. Cela faisait trente ans que nous n’étions pas revenu sur ce sujet qui tétanise nos confrères. Les textes ont changé et la responsabilité des professionnels du chiffre a profondément évolué » a estimé Michel Tudel, président de la CNECJ, qui représente les 600 experts-comptables de justice de France. Cette tendance de fond à l’accroissement du nombre d’actions en recherche de responsabilité a évolué ces dernières années, notamment avec la multiplication des textes législatifs et l’empilement progressif des normes.


Les intervenants n’ont pas manqué de rappeler tout au long de la journée les récents textes qui ont impacté les professionnels, de l’ordonnance du 17 mars 2016 sur le commissariat aux comptes transposant la directive sur la réforme européenne de l’audit du 16 avril 2014, la nouvelle version, en 2016, du référentiel normatif de l’ordre des experts, le cadre légal de la négociation contractuelle réformé par l’ordonnance du 10 février 2016?relative au droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, la réforme du droit des contrats et plus récemment celle du droit de la responsabilité civile.


La donne a changé, avec des dates des textes très souvent difficiles à interpréter et une modification profonde du cadre d’exercice du commissaire aux comptes : « On a assisté en réalité à un glissement de notre droit vers la soft law, qui permet de plus en plus d’interprétations favorisant une multiplication des mises en cause des professionnels du chiffre » a commenté Michel Tudel. La richesse du thème a également intéressé les magistrats qui suivent de près les travaux de la Compagnie en matière de réparation et d’évaluation des préjudices économiques « véritable talon d’Achille de la réparation judicaire ». Pour Carole Champalaune, conseillère à la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, cette question de la mise en cause des professions du chiffre doit être aussi analysée d’un point de vue sociologique, répondant à une autre tendance qui voit les monopoles d’exercice des professions dites de confiance remis en cause.



Une responsabilité des professionnels de plus en plus mise en cause


Après l’onde de choc de l’affaire Enron et la crise de confiance envers la profession comptable qui s’est ensuivie, la France a poussé les professionnels à se remettre sérieusement en cause via de nombreux textes législatifs. Au point qu’aujourd’hui, le nombre d’actions en recherche de la responsabilité des professionnels du chiffre a réellement augmenté. Philippe Merle, professeur émérite de l’université Paris II Panthéon-Assas qui a fait le point sur la responsabilité des professionnels du chiffre, a dénombré notamment 55 dossiers de mise en cause de responsabilité civile judiciaire déposés chaque année devant les juridictions (contre 32 dossiers de mise en cause de responsabilité civile amiable). Philippe Merle a également pointé du doigt l’explosion des actions engagées par les fonds d’investissement, avec des montants de réclamations de plus en plus importants.


Ensuite, la nature des liens juridiques qui unit les professionnels à leurs clients déterminant très souvent le régime de responsabilité auxquels ils seront soumis, des questions en suspens ont été évoquées, comme celle de la responsabilité a priori contractuelle liée aux « services autres que services accessoires à la certification des comptes » (SACC). Dans le cadre de la loi de prévention des difficultés des entreprises, les commissaires aux comptes sont amenés à consulter les documents prévisionnels élaborés au sein des entreprises auditées. Perspectives d’évolution, orientations stratégiques, besoins de financement… le commissaire aux comptes peut apporter une assurance financière en effectuant des audits financiers lors de croissances externes, en validant, sous la forme de « vendor due diligence » les comptes de filiales à céder à des tiers, etc. Autant de sujets qui entrent dans le cadre des normes d’exercice de la profession et qui peuvent faire l’objet de ce que l’on appelait autrefois une « diligence directement liée », DDL, dans le langage professionnel, qui est désormais baptisée « services accessoires à la certification des comptes », SACC.


Stéphane Torck, professeur agrégé de droit à Paris II Panthéon-Assas et Olivier Peronnet, vice-président de la CNECJ, ont fait un point sur les éléments constitutifs de la responsabilité civile des professionnels du chiffre, en insistant sur le caractère nécessairement cumulatif des trois éléments constitutifs. Les cas d’exonération de la responsabilité des professionnels du chiffre ont également été évoqués (prescription, absence de fautes, irrecevabilité à agir, absence de lien de causalité). L’intervention de Stéphane Torck a permis de prendre conscience de l’émergence d’une nouvelle forme de responsabilité ni contractuelle, ni délictuelle, mais « professionnelle » avec ses caractéristiques propres.



La perte de chance : une nouvelle mise en cause ?


La notion de perte de chance, appliquée de manière assez récente dans les procès en recherche de responsabilité aura également été évoquée par Garance Cattalano-Cloarec, professeur agrégé de droit à l’Université d’Orléans, et Agnès Piniot, expert de justice. Appliquée au départ en matière médicale et chirurgicale, cette nouvelle notion est désormais transposée aux matières du chiffre dans le cadre de certains procès (par exemple dans les affaires de détournement) qui mettent en cause la responsabilité de professionnels qui ont à répondre du fait de faire perdre une chance (en ayant omis par exemple de signaler certaines faiblesses). Ce nouveau champ de responsabilité inquiète les professionnels du chiffre qui se retrouvent seuls avec leur propre préjudice. Certains y voient une forme d’absence de solidarité. Quant à l’appréciation souveraine par les tribunaux de première instance et d’appel sans possibilité de réformation par la Cour de cassation sur le quantum décidé par les tribunaux inférieurs, elle inquiète tout autant les acteurs du chiffre qui espèrent voir bientôt la Cour de cassation se prononcer avec des premiers chiffres de perte de chance.



La responsabilité des experts-comptables et des commissaires aux comptes : deux poids, deux mesures ?


En matière de responsabilité, les deux métiers ne semblent pas loger à la même enseigne. La responsabilité liée à un problème relevant du commissariat au compte ne peut pas être illimitée puisque le contrat n’est pas passé avec les dirigeants mais avec toute personne ayant vocation à utiliser les documents financiers. Les interventions de l’avocat Christophe Bayle et de l’expert de justice Christian Colleter ont permis de déceler en revanche les possibles limitations de responsabilité en matière d’expertise comptable plus que la responsabilité issue des lois. « Comptablement » notamment, on peut déroger à la prescription de droit commun, via une prescription plus courte.


 

Vers toujours plus de sanctions ?


En outre, le partage de responsabilité dans la survenance d’un sinistre a largement été évoqué dans le cadre d’une intervention très remarquée de Christine Guguen, présidente du H3C accompagnée de Thierry Ramonatxo, rapporteur général au H3C dont la mission même est de diligenter les enquêtes et de transmettre les dossiers à l’information du H3C. En cas de sinistre « comptable », il ne peut y avoir partage de sanction selon la présidente de cette organisation, seul le cumul de poursuites et de sanctions est envisageable. Autrement dit, en cumulant sans limitation, les professionnels du chiffre pourraient se voir soumis à des sanctions maximales.


Enfin, l’avocat Patrick de Fontbressin a analysé la forme particulière de responsabilité des experts-comptables de justice dans le cadre de responsabilité de missions d’expertise diligentées par les tribunaux. Une forme d’insécurité juridique ressort des risques identifiés notamment en cas de missions mal libellées, par exemple dans le cadre des missions dite « 1844-3 » sur les problèmes de valorisation de titres de participations. Maxime Delhomme a insisté, quant à lui sur les différences entre l’erreur et la faute, et le passage possible de l’une à l’autre (y compris au pénal).



Vers le congrès 2018


Le thème du futur congrès, qui se tiendra le 5 octobre 2018 à Lyon, a également été dévoilé aux participants : « La réforme du Code civil et les expertises de justice ». Avec le Code civil qui a « subi » un lourd toilettage et les avancées réalisées dans certains domaines sur le droit des contrats, il était en effet indispensable de faire une mise au point avec des professionnels qui vont sans doute devoir modifier (encore) leur habitude.


 


Clémence Thévenot


 


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