Aujourd’hui hissé sur le
podium des sites de e-commerce les plus visités en France, le site de petites
annonces né en 2006, s’il a connu des débuts « artisanaux », a su se
développer et se verticaliser pour faire face à la concurrence, tout en gardant
son ADN profondément entrepreneurial, estime Antoine Jouteau, PDG de sa
maison-mère.
En 2022, Leboncoin
revendiquait 29 millions de visiteurs mensuels, 65 millions de produits sur sa
plateforme et 800 000 nouvelles annonces postées chaque jour. Rien que ça. S’il
a rejoint le navire en cours de route, Antoine Jouteau est incontestablement un
instigateur phare de ce succès.
A 48 ans, celui qui a été n°1
du site de petites annonces entre 2015 et 2020, et qui est aujourd’hui PDG du
groupe Adevinta, sa maison-mère, porte un regard fier sur la trajectoire du -
désormais - mastodonte français, lequel a fait un sacré bout de chemin.
Une histoire qui commence
dans le nord
De passage, juste avant
l’été, au Club de l’Audace de Thomas Legrain, l’entrepreneur à l’air facétieux
revient sur la genèse de cette réussite tricolore, qui commence un peu plus au
nord. Il faut en effet remonter à 1996, en Suède, où un ingénieur fan de vide
greniers, déjà utilisateur d’eBay mais n’y trouvant pas son compte, crée une
sorte de vide grenier en ligne. Au départ plutôt pensé pour ses proches, son
site finit par être ouvert à toute la Suède, jusqu’à ce que le Norvégien
Schibsted le rachète au début des années 2000, et finisse par lancer le concept
dans d’autres pays, notamment la France, en 2006. A l’époque, le groupe
s’associe alors avec Spir communication, filiale de Ouest France, et recrute
celui qui fondera Leboncoin : Olivier Aizac.
« Il faut bien avoir
en tête qu’à ce moment-là, en France, il n’y a pas beaucoup d’acteurs de
petites annonces : on en trouve dans la presse, et un peu sur internet »,
relate Antoine Jouteau. Alors, certes, il y a eBay, mais son système
d’enchères, compliqué, le rend peu accessible au grand public. Et c’est
précisément pour cette raison qu’avec cette recette suédoise, la sauce va
prendre. « Le site internet lancé par Olivier Aizac est très simple,
sans inscription, bref, sans barrière à l’entrée pour qui que ce soit. Vous
pouvez y vendre en deux ou trois clics ». Une facilité d’autant plus
prisée que les Français sont en train, à cette époque, d’acheter massivement
des forfaits internet, notamment via Free, qui contribue à démocratiser son
usage. Or, « ces millions de Français qui arrivent sur internet ne sont
pas très à l’aise, et vont se tourner vers des besoins régaliens et vers des
sites extrêmement simples ». CQFD.
Leboncoin propose donc un
cocktail de petites annonces qui vont rapidement couvrir tous les domaines de
l’occasion, avec un investissement, au départ, d'environ cinq millions d’euros
entre l'actionnaire français et l’actionnaire norvégien, injectés sur trois
ans. « Mais, au-delà, Olivier fait quelque chose de fondamental : pour
entrer sur le marché C to C et se démarquer, il prend la décision de la
gratuité. Cela désinhibe totalement les utilisateurs, qui se disent : ‘je
peux tout vendre, car tout ce que je vais vendre ira dans ma poche’. C’est
devenu une norme - aujourd’hui, il n’est plus possible d’intégrer de concept
payant ». A côté de la gratuité, le fondateur décide de procéder à un
contrôle systématique des annonces pour augmenter leur qualité. « Mais
surtout, il crée une vraie marque de proximité », martèle Antoine
Jouteau.
Au bout d’un an, Leboncoin
franchit la barre du million de visiteurs uniques. Car « le bouche à
oreilles a fonctionné », particulièrement dans certaines régions
(comme le Nord-Pas-de-Calais, qui, armé de sa longue tradition de brocantes, a
tout de suite adopté le système), avant de se répandre ensuite dans l’est, dans
l’ouest, puis dans le sud, et de gagner Paris à partir de 2009.
Du pain sur la planche
C’est sur ces entrefaites
qu’Antoine Jouteau fait son entrée fracassante en tant que cinquième
collaborateur chez Leboncoin, tout droit sorti du service marketing de Pages
Jaunes et ses 5 000 salariés. Un saut dans le vide “grisant”, se
souvient-il. « J’avais 33 ans, cela faisait 10 ans que j’étais dans le
digital. Je cherchais un projet où je pouvais faire des choses… Je n’ai pas été
déçu ! » Le nouveau directeur développement a du pain sur la planche.
La journée, il est sur tous les fronts. La nuit, il s’occupe du support client.
Le tout, avec un enfant en bas âge à la maison. Bref, des débuts
rock’n’roll.
D’autant qu’à son arrivée, le
site n’a pas de business model. « On travaille sur plusieurs choses :
d’abord, même si on sait qu’on ne peut pas toucher à la gratuité, on passe les
particuliers en ‘freemium’, en leur laissant la possibilité d’augmenter la
visibilité de leurs annonces avec des options payantes. Ensuite, on bascule
tous les professionnels en ‘payant’ en développant tout une série de services
adaptés pour pouvoir mieux diffuser leurs annonces. Et puis, on développe la
publicité ».
Côté chiffres, toujours en
2009, Leboncoin passe à 18 millions de revenus ; contre cinq millions l’année
précédente. Le site, lui, compte désormais 5 millions de visiteurs uniques par
mois. « En mai, on atteint l’équilibre charges et coûts, et en
septembre, on rembourse les actionnaires de leurs mises de départ. La
croissance organique est tellement forte qu’on est obligés d’embaucher : pour
développer le produit, il fallait être plus ». Les rangs commencent à
s’agrandir.
Le jour où Leboncoin est
passé devant eBay
Les choses continuent à
s’accélérer l’année suivante, quand l’actionnaire français sort du capital.
Spir étant l’un des leaders des petites annonces, il vit très mal la forte
croissance enregistrée par Leboncoin, et revend tout aux Norvégiens, pour une valorisation
de 400 millions d’euros. Et puis, fin 2010, c’est le sacre : Leboncoin dépasse
e-Bay et enregistre 15 millions de visiteurs par mois, avec des pics de trafic
« ingérables », se souvient Antoine Jouteau, qui décrit des
« weekends très stressants ». « Quand on a une
plateforme modulaire, ‘scalable’, il n’y a pas de problème, mais notre
plateforme à nous vient de Suède, elle a été pensée pour un petit pays, de
façon monolithique ».
Si Leboncoin dépasse e-Bay à
ce moment-là, c’est parce que ce dernier « a commencé à vendre son âme »,
considère Antoine Jouteau. « [Le site] a commencé à intégrer beaucoup
de contenus professionnels et eBay a cassé son ADN : en faisant arriver des
millions d’objets sur les listings, il a noyé ses utilisateurs. Il a
fait une autre erreur : intégrer un site de petites annonces sur sa home
page. De ce fait, il a poussé ses utilisateurs vers nous, car certaines
personnes se sont dit ‘ah oui, chez eBay ils font comme chez Leboncoin !’ et
celles qui ne nous connaissaient pas ou peu sont venues voir pour comparer. En
quelques mois, boum ! »
En 2011, Leboncoin devient le
premier site immobilier français, indétrôné pour l’heure. La même année, il est
établi en tête des sites automobiles français, avant d’entrer dans le top 15
des sites les plus consultés en France - puis, peu de temps après, dans le top
10, où il se trouve toujours actuellement.
Réinjecter de la tech et des
faiseurs
Antoine Jouteau prend les
rênes du groupe fin 2014. Pendant quatre ans, il met un point d’honneur à
rencontrer tous les salariés, y compris le support client. « J’avais
des entretiens tout le temps, mais c’était important que je les voie au moins
une fois ».
En 2018, il dit avoir
soudainement un « déclencheur psychologique ». « J’arrête
la roundmap pour basculer sur du transactionnel, car je vois une faille
arriver. Je me dis que l’on n’a pas assez de puissance technologique pour faire
ce qu’on veut faire, et que, face à des groupes plus puissants, plus riches, si
on ne change pas notre manière de travailler, on va droit dans le mur. Jamais
Vinted n’aurait dû entrer sur le marché français : on s’est endormis, on les a
laissés faire ! »
Galvanisé par cet
électrochoc, son ambition est simple : accélérer le groupe pour en faire un
géant digital. Pour ce faire, il s’attache en premier lieu à restaurer dans le
groupe, dit-il, une culture de l’entrepreneuriat. « Je fais arriver de
la tech et du produit au comex du groupe. Je cherche à avoir plus de gens qui
bâtissent, car il y a trop de penseurs dans notre organisation - 90 % dans le
top 300 - et ce n’est pas normal. Pour moi, il faut au contraire 20 % de penseurs
et 80 % de faiseurs. Les penseurs sont indispensables, mais les faiseurs encore
plus. Et se tromper, ce n’est pas un problème ».
De la décentralisation à la
verticalisation
Nouveau bouleversement en
2019 : le groupe Schibsted auquel Leboncoin appartenait décide de sortir toutes
ses activités de petites annonces et de les mettre sous la marque Adevinta, et
l’introduit à la Bourse d’Oslo. Un an après, c’est une union un peu spéciale
qui a lieu : « On se marie avec les petites annonces du groupe
eBay : le groupe est plus gros que nous, très performant en Allemagne.
Aujourd’hui, e-Bay est le plus gros actionnaire d’Adevinta ».
En parallèle, Leboncoin
cherche à passer d’un modèle de petites annonces à celui d’e-commerçant.
« Au départ, on pensait que l’usage d’achat en ligne était réservé au
neuf, mais pas du tout. Même si, sur Leboncoin, une majorité des transactions
se font en face à face, beaucoup se font aussi à distance » : le
site met alors en place des moyens de paiement et de livraison.
A l’été 2022, Antoine Jouteau
prend la tête d’Adevinta. Depuis, il la transforme pour en faire « une
vraie boîte intégrée de market place ». Alors que le groupe avait une
culture décentralisée, délocalisée, il est verticalisé pour devenir plus
transactionnel.
« Quand on fait le
mapping concurrentiel de notre groupe, on est au milieu d’une galaxie très
agressive : il y a les GAFA, les ultra-spécialistes, les e-commerçants, les
acteurs traditionnels… Dans notre secteur, les acteurs ne jouent pas avec les
mêmes règles : les GAFA, ce sont 50 000, 100 000 collaborateurs de la tech, ou
des acteurs qui ont fait des levées de fonds et qui ont des moyens très
importants, c’est difficile de gagner. Heureusement, certains acteurs nous ont
poussés à être meilleurs qu’on était, comme Vinted ».
Une réussite française
Alors, Antoine Jouteau tente
de mener ces guerres tambour battant. Sa tentation du moment ? S’étendre sur le
terrain du B to C. Attention, assure-t-il, il n’a pas oublié ce qui est arrivé
à eBay en 2010. Oui mais voilà, il ne peut pas renoncer à cette option - une
option bien trop juteuse. « Aujourd’hui, on est en train de réfléchir à
la façon dont on va réguler tout cela. C’est un vrai enjeu de transformation ».
Il l’admet dans un clin d’oeil : « les entrepreneurs, ils attendent que
ça grince, et quand ça vibre, ils arrêtent ».
Antoine Jouteau voulait un
« géant du numérique » : le pari semble en passe d’être
réussi. En 2023, Leboncoin est sur le podium des sites d’e-commerce les plus
visités en France, juste derrière Amazon et juste devant Cdiscount. Avec ses
1500 collaborateurs - dont 40 % sont développeurs et concepteurs de produits -,
ses 500 millions d’euros de chiffre d’affaires et ses 50% d'EBITDA, Leboncoin
est définitivement une success story de la tech.
Mais avant tout, et Antoine
Jouteau y tient, c’est une success story purement entrepreneuriale, « écrite
par des décisions d’entrepreneur, malgré la présence de groupes internationaux »,
et tricolore : « pendant 20 ans, Leboncoin, cela a été un groupe
français très implanté localement, avec des collaborateurs français, des
décisions françaises, une fiscalité française ». Cocorico !
Bérengère
Margaritelli