Pourquoi déléguer votre pouvoir et comment le
faire ? Comment fonctionne cet instrument de création jurisprudentielle
établi de longue date ? Quelles sont les limites de la délégation ?
Ses conséquences ? Enfin, quelles différences avec la notion de
mandat ? Nous réalisons ici une analyse de la jurisprudence en matière de
délégations de pouvoir afin de pouvoir en établir au mieux les contours, et de
distinguer ce mécanisme de celui du mandat. Ainsi, nous étudierons dans un
premier temps les délégations de pouvoirs complexes (I), et dans un second
temps les liens que peuvent entretenir la délégation de pouvoir et le contrat
de mandat (II).
I. Co-délégations,
pluri-délégations, subdélégations : régimes, différences et limites
Il est possible de prévoir des
délégations de pouvoir afin de décharger les mandataires sociaux des nombreuses
prérogatives à leur charge. Auparavant utilisé dans des domaines précis de
sécurité dans le secteur de la construction (Cass., Ch. Crim, 6 juin 1989,
n° 88-82266), l’objet des délégations détient aujourd’hui un périmètre
bien plus étendu (action en justice, matières fiscales, etc.). Pourtant, le
régime de ce mécanisme construit par la jurisprudence reste inchangé.
A. Caractéristiques
principales de la délégation de pouvoir
La délégation permet le transfert
de pouvoirs d’un délégant titulaire d’un mandat social à un délégataire
salarié.
Les conditions de validité de la
délégation de pouvoir sont :
• l’existence d’un lien de subordination
entre les parties (Cass Ch., Soc., 27 mars 2019, n° 18-11.679) ;
• elle doit porter sur des domaines de
compétences précis et spécifiques (Cass., Ch. Crim., 20 octobre 1999,
n°98-83562 ; et Cass., Ch. Crim, 21 octobre 1975, n° 75-90427). Une fois
conclue, le délégant ne pourra plus s’immiscer dans la gestion de ces domaines
au risque de rendre la délégation caduque ;
• elle doit conférer au délégataire la
compétence, l’autorité et les moyens nécessaires (Cass.,
Ch. Crim, 30 octobre 1996, Bull. Crim. n°389).
Le délégataire doit donc avoir les
connaissances et le niveau nécessaires à la réalisation de cette mission, et
accepter l’ampleur de la responsabilité qui lui est confiée.
La délégation de pouvoir aura
alors pour effet de permettre l’exonération de la responsabilité pénale du
délégant dirigeant.
Ces caractéristiques trouvent dans
la jurisprudence une application relativement stricte, et c’est la raison pour
laquelle la conclusion de délégations par le même délégant à plusieurs
délégataires est précisément encadrée.
B. Les délégations
multiples
Les délégations multiples visent, d’une part, les
co-délégations qui correspondent à un cumul de délégations pour l’exercice d’un
même travail et qui sont sanctionnées de nullité par les tribunaux, et, d’autre
part, les pluri-délégations qui sont admises en ce qu’elles établissent
diverses délégations pour la réalisation de travaux différents.
1. Les
co-délégations frappées de nullité
La co-délégation consiste à
confier les mêmes pouvoirs ou l’accomplissement de missions identiques à des
personnes différentes. Dans ce cas de figure, chaque délégataire se trouve
privé de son autorité et de l’indépendance nécessaire à la réalisation de la
mission qui lui a été déléguée. Une telle délégation multiple sera considérée
comme nulle.
La Cour de cassation a jugé dans
un arrêt largement repris par la suite (Ch. Crim., 2 oct. 1979, n° 78-93.334)
que « la délégation qui aurait été donnée à deux préposés au moins
[...] ne permet pas à la Cour de cassation d’avoir l’assurance que la direction
du chantier ait été en réalité confiée à un préposé ayant autorité sur les
autres participants à l’ouvrage et pourvu effectivement de la compétence et des
moyens nécessaires. Le cumul de plusieurs délégations pour l’exécution
du même travail étant, d’ailleurs, de nature à restreindre l’autorité et à
entraver les initiatives de chacun des prétendus délégataires ».
Au cœur de décisions récentes
notamment de la chambre criminelle (Cass. Ch. Crim, 22 septembre 2015,
n° 14-84.355 ; Cass. Ch. Crim 23 novembre 2004, n°04-81.601), la Cour a
considéré qu’une délégation multiple qui aurait pour effet de priver l’un des
délégataires de l’indépendance nécessaire à l’exercice de sa mission devra être
considérée comme nulle.
La Cour a ainsi
jugé que « Attendu que, si le chef d’entreprise a la faculté de
déléguer la direction d’un chantier à un préposé investi par lui et pourvu de
la compétence, de l’autorité et des moyens nécessaires pour veiller
efficacement à l’observation des dispositions en vigueur, il ne peut, en
revanche, déléguer ses pouvoirs à plusieurs personnes pour l’exécution d’un
même travail, un tel cumul étant de nature à restreindre l’autorité et à
entraver les initiatives de chacun des prétendus délégataires ; »
(Cass. Ch. Crim 23 novembre 2004, n°04-81.601).
De même, la Cour de cassation a
également considéré que des délégations concurrentes et ambiguës, pouvant être
considérées comme indissociables, doivent être frappées de nullité (Cass Ch.
Crim. 23 janvier 1997, n°95- 85 788).
Lorsqu’une co-délégation est
identifiée, elle sera considérée comme nulle et c’est la responsabilité pénale
du délégant qui pourra être engagée, à l’exclusion de celle du délégataire
(Cass. Ch. Crim, 23 novembre 2004, n° 04-81.601 ; Cass. Ch. Crim
28 novembre 2017, n°16-85.414).
2. Les pluri-délégations considérées comme valides
La pluri-délégation consiste, de
la part de l’employeur, à déléguer ses pouvoirs à plusieurs délégataires pour
l’exécution de travaux différents.
Ainsi, si chaque délégation énonce
précisément les fonctions et les missions déléguées à chaque délégataire, sans
que cela conduise à restreindre leur autorité ou leur indépendance, alors des
pouvoirs pourront être divisés et répartis entre plusieurs salariés (Cass. Ch. Crim,
12 novembre 2003, n° 02-88.031).
Le contenu des pluri-délégations
doit être fermement déterminé, de façon cohérente les unes par rapport aux
autres (Cass Ch. Crim. 6 juin 1989 n° 88-82266). Dans cet arrêt, la Cour
rappelle que « les cumuls de délégations sont licites à la condition
qu’ils ne soient ni de nature à restreindre l’autorité des délégataires ni à
entraver les initiatives de chacun ».
La chambre criminelle réaffirme la
compatibilité entre différentes délégations de pouvoir qui attribuent des fonctions
non concurrentes entre différents salariés dans des arrêts de 2003 (Cass. Ch.
Crim, 12 nov. 2003 – n°02-88.031) « en écartant toute délégation de
pouvoirs au motif d’un cumul de délégations entre MM. Y... et Z..., alors
pourtant que les rôles de chacun de ces salariés n’étaient pas concurrents, la
cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision » et de
2011 (Cass. Ch. Crim, 15 mars 2011– n° 10-80.102) « la délégation dont
il était titulaire ne se trouvait pas en cumul avec la délégation acceptée par
monsieur Z..., responsable du service maintenance, les termes mêmes de ces
délégations étant nettement distincts ».
C. La
possibilité de créer des subdélégations
« La subdélégation ou
délégation en cascade suppose que le délégataire cède à son tour à un préposé
tout ou partie des pouvoirs qu’il a reçus en délégation » (n° 3).
Dans ce cas, « l’autorisation
du chef d’entreprise dont émane la délégation de pouvoirs initiale n’est pas
nécessaire à la validité des subdélégations de pouvoirs, dès lors que celles-ci
sont régulièrement consenties et que les subdélégataires sont pourvus de la
compétence, de l’autorité et des moyens propres à l’accomplissement de leur
mission » (Cass., Ch. Crim, 30 octobre 1996, Bull. Crim. n° 389).
II. Liens et différences entre délégations de pouvoir et contrats de mandat
Le contrat de mandat se distingue, dans ses
conditions de validité et dans son régime, de la délégation de pouvoir.
A. Les
différences de nature entre la délégation de pouvoir et le contrat de mandat
En premier lieu, le contrat de
mandat se distingue de la délégation de pouvoir, car le mandataire agit « au
nom et pour le compte » du mandant (article 1984 du Code civil).
Au sein du mandat, le mandant
peut décider de déléguer tout ou partie de ses fonctions (article 1987 du Code
civil). Toutefois, s’il permet au mandataire d’agir pour son compte, le mandant
ne se dessaisit pas pour autant de ses pouvoirs. Il a donc la possibilité de
s’immiscer dans les domaines de gestion délégués.
Tandis que la délégation de pouvoirs a
pour vocation de déléguer une partie des pouvoirs du chef d’entreprise ou
salarié à celui dont il aura reconnu la compétence et l’autorité. La délégation
ne peut être que précise et spéciale et le délégant ne peut intervenir dans les
missions déléguées au risque de rendre la délégation caduque (Cass.
Ch. Crim, 28 novembre 2017, n° 16-85.414).
De plus, si la délégation de
pouvoir doit nécessairement unir deux personnes entre lesquelles existe un lien
de subordination, cette condition n’est pas requise dans le contrat de mandat
puisque c’est justement l’indépendance qui caractérise la relation entre le
mandataire et le mandant.
Il est à noter également que le
mandat social fait l’objet d’une publicité auprès des tiers en ce que le mandat
d’un président ou directeur général, par exemple, est mentionné sur l’extrait
K-bis de la société, tandis que la délégation de pouvoir n’est soumise à aucune
obligation de publicité en France : le délégataire engage la société à
partir du moment où il agit dans le respect de sa délégation.
Ce choix jurisprudentiel français
se distingue de la position adoptée dans d’autres pays voisins, et notamment en
Belgique, où la délégation de pouvoir est soumise à publicité (Journal des
Tribunaux, Édition Larcier, n° 6613 du 12 septembre 2015, p. 586).
B. Les
différences de responsabilité entre la délégation et le mandat
1.
La
responsabilité du mandataire
Les dispositions du Code civil
encadrent la responsabilité du mandataire. Il agit au nom de son mandant et ses
actes n’engagent en principe que ce dernier.
Toutefois, le mandataire pourra
voir sa responsabilité engagée s’il commet une faute dans la réalisation de ses
obligations (article 1991 et 1992 du Code civil).
Le mandataire peut choisir de se
faire substituer dans la réalisation de sa mission, mais il répondra des actes
de la personne qui s’est substituée à lui lorsqu’il n’aura pas été autorisé à
le faire ou bien lorsque la personne qui aura été désignée se sera avérée
incapable ou insolvable (article 1994 du Code civil).
Enfin, plusieurs mandataires
peuvent être désignés solidairement pour réaliser leur mission (article 1995 du
Code civil).
2. La
responsabilité du délégataire
La
responsabilité pénale est un enjeu majeur de la délégation de pouvoir, dans la
mesure où la délégation permet au délégant de transférer sa responsabilité au
délégataire dans l’exercice des missions qu’il lui confie.
Ainsi, le chef
d’entreprise qui a consenti une délégation de pouvoir bénéficiera d’un effet
exonératoire dès lors que le salarié délégataire aura été pourvu de l’autorité,
de la compétence et des moyens nécessaires à la réalisation de sa mission
(Cass. Ch. Crim, 23 novembre 2004, n°
04-81.601).
Le salarié
délégataire qui assumait une délégation de pouvoirs au moment où une infraction
a été commise engage sa responsabilité pénale. L’effet exonératoire ne peut
donc valoir que pour les infractions commises dans l’exercice des missions
déléguées.
Aussi, la
délégation ne pourra être de nature à exonérer le chef d’entreprise qui a
commis une faute pénale. La chambre criminelle de la Cour de cassation rappelle
dans un arrêt de 2003 « qu’en effet, le chef d’entreprise qui a
personnellement participé à la réalisation de l’infraction ne saurait
s’exonérer de sa responsabilité pénale en invoquant une délégation de ses
pouvoirs » (Cass. Ch. Crim, 20 mai 2003, n° 02-84.307).
La
responsabilité civile des délégataires devra être appréhendée à l’aune de leur
qualité de salarié. Ainsi, le titulaire d’une délégation de pouvoirs n’est pas
civilement responsable s’il a agi dans les limites de sa mission. Toutefois, il
pourra être sanctionné ou licencié par l’employeur s’il commet une faute dans
l’accomplissement des missions que lui a conférées la délégation.
En matière de
responsabilité civile des salariés, l’arrêt Cousin a également posé le principe
selon lequel « le préposé condamné pénalement pour avoir
intentionnellement commis, fût-ce sur l’ordre du commettant, une infraction
ayant porté préjudice à un tiers, engage sa responsabilité civile à l’égard de celui-ci »
(Arrêt Cousin, Ass. Plénière du 14 décembre 2001, n° 2001-012267).
C. La durée
et la fin de la délégation de pouvoir et du contrat de mandat
Le contrat de mandat prend fin par la renonciation
du mandataire, ou par révocation du mandant (article 2003 du Code civil) à
l’instar de la délégation de pouvoir.
La délégation de pouvoir peut être prévue à durée
déterminée ou à durée indéterminée. La Cour de cassation a jugé en ce sens que
la délégation de pouvoir ne devait pas nécessairement être soumise à un terme
(Cass. Com. 17 janv. 2012 n°10-24.811), et a récemment rappelé la régularité d’une
délégation faite à durée indéterminée (Cass. Soc. 27 mars 2019, n°18-11.679).
Par principe, une délégation de pouvoir pour
laquelle aucun terme n’a été prévu sera considérée à durée indéterminée. Le
délégant pourra, dans les mêmes conditions que tout contrat à durée
indéterminée, la révoquer ad nutum à condition qu’il respecte un préavis
raisonnable (Cass. Com. 8 avril 2014, n° 13-11.650).
Il conviendra d’être particulièrement attentif au
cas où une délégation correspond à une partie fondamentale d’un contrat de
travail puisque la révocation de la délégation serait alors de nature à pouvoir
entraîner la rupture de ce dernier (Cass. Com. 22 juill. 1986 n° 2184).
D. La compatibilité d’un contrat de mandat et d’une délégation de pouvoir
A priori, il ne semble pas incompatible de
bénéficier à la fois d’une délégation de pouvoir et d’un mandat social attribué
à une même personne pour des missions en certains aspects redondantes (C.A. de
Paris, 23 septembre 2016, numéro 15/14118).
Elle avait déclaré qu’une « délégation
de responsabilité en matière de gestion du personnel, à la supposer redondante,
[n’est] aucunement exclusive d’un mandat de directeur général ».
La cour d’appel était ainsi passée
outre les incertitudes et les discussions qui animaient la distinction entre
ces deux mécanismes pour affirmer simplement que l’un n’était pas exclusif de
l’autre.
Néanmoins, la compatibilité entre
une délégation de pouvoir et un mandat social attribué à des personnes
différentes pour des missions en partie redondantes pourrait éventuellement
être remise en cause sur le même principe que la co-délégation, c’est-à-dire
que l’on pourrait considérer que le délégataire se trouve privé de l’autorité
et indépendance nécessaires à la réalisation de la mission qui lui a été
déléguée.
Ainsi, nous recommandons
d’étudier, au cas par cas, à la fois l’opportunité de mettre en place des
délégations de pouvoirs, les modalités de celles-ci, leur compatibilité entre
elles et avec les autres attributions de responsabilité au sein de
l’entreprise, en particulier les mandats.
Dans les entreprises dont
l’intensité de l’activité le justifie, il arrive qu’il soit nécessaire de
mettre en place à la fois des délégations et des mandats. Toutefois, la
question de la compatibilité d’une délégation de pouvoir et d’un mandat portant
sur des activités en partie similaires à des personnes différentes demeure
délicate et mériterait une clarification réglementaire.
Céline Bondard,
Avocate aux barreaux de Paris et New York, Cabinet Bondard
62, rue de Maubeuge, 75009 Paris
cb@bondard.fr
www.bondard.fr
Pauline Chartier,
juriste, cabinet Bondard