La cession d’une exploitation industrielle
est bien souvent un acte sous haute tension, dont la sécurisation et
l’optimisation nécessitent en amont l’intervention de techniciens du droit. Sur
quels aspects faut-il être particulièrement vigilant ? Réponse avec trois
spécialistes intervenus sur ce sujet à l’école du notariat, le
23 septembre dernier.
Quelles précautions faut-il prendre lorsque l’on cède une entreprise
industrielle ? La question a affleuré à l’occasion d’une journée
« expert » organisée par l’INFN et l’AJFE autour du notariat et de
l’entreprise, à l’école du
notariat de Paris, le 23 septembre dernier.
Professeur à l’université de Toulouse, Matthieu Poumarède a souligné la
complexité des formalités relatives à un tel acte, eu égard à la pluralité des
hypothèses (vente du terrain d’assiette, cession du fonds, cession de contrôle,
etc.), à la pluralité des risques liés à l’entreprise industrielle (aux risques
« classiques » financiers, fiscaux ou sociaux, s’ajoutent ceux
spécifiques à l’activité industrielle, notamment les risques technologiques qui
peuvent être des risques majeurs), mais aussi à la pluralité des
réglementations applicables (puisque peut aussi bien être concerné le droit
commun – obligation d’information, vice du consentement, délivrance conforme –,
que des polices spécifiques, à l’instar du droit de l’urbanisme, de la
réglementation des déchets, des secteurs d’information sur les sols,
etc.).
Pour clarifier cet enchevêtrement, notaires et juristes s’imposent donc
comme des alliés incontournables au moment de la cession de l’entreprise
industrielle.
Vigilance sur l’audit de la
situation administrative
Matthieu Poumarède a rappelé que le notaire devait effectuer un certain
nombre de vérifications au moment de la cession d’une exploitation
industrielle. Il doit ainsi, entre autres, rassembler toutes les pièces
nécessaires à l’audit de la situation administrative de l’entreprise, au
regard, en particulier, du droit de l’urbanisme et du droit de l’environnement.
Olivier Herrnberger, notaire à Issy-les-Moulineaux, a précisé à ce titre que le
droit de l’environnement était structuré autour d’un droit de police,
« historiquement fait de mesures de sanction, d’interdiction et de
contrôle », qui fait en outre « appel à de nombreuses
considérations techniques, ce qui nécessite l’intervention de sachants ».
Plus précisément, le notaire analyse l’ensemble des dossiers, des
autorisations dont l’entreprise dispose ou non et des échanges avec l’autorité
environnementale, afin de confronter son dossier administratif avec la réalité
de l’exploitation qu’elle exerce, a indiqué Olivier Herrnberger. But de la
manœuvre : « mettre en valeur la régularité ou l’irrégularité de
la situation de l’entreprise, avant de mettre en place les obligations qui
seront applicables à l'exploitant et/ou au propriétaire ».
À l’occasion de l’audit, se pose notamment la
question des « changements notables d’activité ». Pour Olivier
Herrnberger, « Il est important de regarder si de tels changements ont
eu lieu, s’ils ont été notifiés à l’autorité environnementale et si
l’entreprise a été en mesure de prendre des mesures complémentaires, car dans
les cas les plus extrêmes, des changements notables peuvent avoir pour
conséquence de devoir conduire à obtenir de nouvelles autorisations. »
Il s’agit en effet de changements techniques avec un impact juridique, qui
supposent un dialogue avec les conseils techniques, les services juridiques, le
propriétaire/l’exploitant, « dans la mesure où ce dernier veut bien
révéler qu’il a pu y avoir des changements notables d’activité ». Par
ailleurs, le notaire a mentionné l’existence d’un « texte méconnu en la
matière », l’article L. 512-18,
créé par la loi du 30 juillet 2003, qui institue l’obligation, à la charge
de l’exploitant d’une installation classée, de mettre à jour, à chaque
changement notable des conditions d'exploitation, un état de la pollution des
sols, et de joindre ce dernier à toute promesse de vente.
Autre point sensible auquel les techniciens doivent prêter
attention : celui du « passage sous radars », comme l’a
énoncé Olivier Herrnberger. Si le notaire a jugé que la procédure de cessation
d’activité était « un peu tarte à la crème en matière d’installations
classées », selon ce dernier, une autre forme de cessation d'activité,
« plus subtile, plus dangereuse, consiste à passer en-dessous des
seuils ». La procédure consiste en effet à diminuer un peu chaque
année son activité pour se déclasser, en passant d’une activité autorisée à une
activité enregistrée, puis à une activité déclarée, et, enfin, à une activité
qui ne relève plus d’aucune réglementation. « C’est un sport pratiqué
par un certain nombre de “spécialistes”, étalé sur une dizaine d’années. Il
faut donc être vigilant sur la reconstitution historique de l’exploitation »,
a recommandé Olivier Herrnberger.
Ce dernier a également appelé à être vigilant sur les conventions de
site. Le notaire a en effet déploré que le droit de l’environnement gérait
« très mal » la coexistence sur un même site de plusieurs
exploitations. « Il connaît une parcelle, un exploitant et une
autorisation, mais a du mal à imaginer que sur une parcelle ou une pluralité de
parcelles, il puisse y avoir plusieurs exploitants. » Il est donc
intéressant de savoir si l’entreprise exerce seule sur un site ou si elle
exerce en co-activité avec d’autres entreprises, et s’il a pu y avoir des
conventions de site. « Aujourd’hui, il y a un embryon de réglementation,
mais il n’est pas exclu qu’à l’avenir, une réglementation se mette en place
pour permettre la coexistence de plusieurs installations classées, l’un des
exploitants pouvant être “chef de file” des autres et endosser un
certain nombre de responsabilités », a estimé le spécialiste.
Frédérique Dumas, juriste chez Total, est revenue
pour sa part sur la spécificité que sont les plans de prévention des risques
technologiques, hérités d’une loi de 2003. « À la suite de la
catastrophe AZF, on s’est rendu compte que l’urbanisation s’était bien trop
rapprochée des sites industriels les plus dangereux », a-t-elle
commenté.
Les plans de prévention des risques technologiques (PPRT) visent donc à
protéger les populations à proximité des sites Seveso seuil haut, et ont entre
autres pour effet de retirer les constructions existantes les plus proches des
sites industriels, avec des mesures foncières – expropriations, délaissements –
et d’enrayer la constructibilité autour des sites, interdisant les extensions
ou les limitant à certains types d’activités. « On peut être concerné
quand on a des propriétés en-dehors du site industriel exploité ou sur des
terrains à proximité : pour tout nouveau projet, on va se retrouver alors
confronté à un nouvel urbanisme, qui limite les affectations potentielles »,
a indiqué la juriste.
Dans le viseur également : la « zone
grisée », zone qui correspond, selon les plans de prévention des
risques technologiques (PPRT), à l’emprise des installations. « Il
s’agit de l’exploitation industrielle et, pour les projets futurs, de toutes
les activités en lien avec celles qui sont à l’origine des risques pris en
compte pour l’établissement du PPRT. Donc à chaque fois que des dépôts de
permis de construire sont réalisés par des industriels, on réfléchit à cette
notion de “en lien avec l’exploitation industrielle” », a affirmé
Frédérique Dumas. Cette notion a ainsi pu être définie comme le fait d’avoir
des échanges, un lien matériel ou commercial. Cependant, certaines activités
nouvelles, projets distincts de l’activité industrielle classique Seveso seuil
haut, n’ont pas été incluses dans le « lien avec », à l’instar de
l’installation de panneaux photovoltaïques. « Ici, le lien avec
l’activité ancienne n’est pas évident, donc il faut réfléchir à partir de la
définition donnée de la zone grisée, si on peut exploiter la notion de “lien
avec”. C’est simple quand l'électricité est produite au profit de
l’industriel existant, ça l’est moins quand l’activité qui va être créée est
réalisée pour sortir de l’électricité et la vendre à l'extérieur. »
Frédérique Dumas a donc assuré qu’il était très important de réfléchir à ces
notions, car si l’activité n’est pas directement autorisée par les documents
d’urbanisme, le permis de construire peut être refusé, ou bien obtenu, mais
avec la crainte de recours de tiers qui estimeraient que la notion de lien n’est
pas suffisamment justifiée.

Frédérique
Dumas, Matthieu Poumarède et Olivier Herrnberger
Les baux scrutés à la loupe
Les baux sont eux aussi scrutés à la loupe. Frédérique Dumas a précisé
que l’audit portait d’abord sur la qualification du bail. « Rien que
sur la qualification, on peut avoir des incompréhensions. Je travaille
actuellement sur un contrat sans droits réels, et le bénéficiaire veut
absolument faire une cession de droits réels : je me bats pour lui expliquer
que ce contrat ne le permet pas », a expliqué la juriste.
Cette dernière a également indiqué que l’on pouvait trouver tous types
de contrats sur les sites industriels. À ce titre, « La précarité
existe. Souvent, les industriels travaillent ensemble, et si on veut
arrêter un contrat de fourniture, il faut aussi arrêter l’occupation du
terrain. Donc il s’agit régulièrement de contrats “Code civil” avec une
notion de précarité », a précisé la juriste. Cette dernière a
également abordé les baux conférant des droits réels, comme les baux
emphytéotiques, sur lesquels une attention particulière est portée par les
spécialistes, la rédaction pouvant être ancienne puisqu’il s’agit de contrats
très longue durée. Il peut donc facilement y avoir « des loupés et des
absences », a jugé Frédérique Dumas.
Dans les baux, les techniciens sont aussi attentifs à la durée des
contrats, car celle-ci peut être trop courte pour permettre l’amortissement. Idem
pour le montant du loyer qui ne doit pas être négligé. Il faut alors éviter, en
cas de bail commercial, toute demande de révision triennale de la part du
propriétaire. « Certes on peut se dire que les sites industriels ont de
la valeur, mais le loyer reste toujours un sujet, d’autant plus dans un monde
où il peut devenir important, et où la valorisation peut entrer en jeu »,
a souligné Frédérique Dumas.
La juriste a insisté : il est également primordial de regarder
toutes les conditions générales des contrats de location. Est passée au crible
la succession des exploitants, du point de vue contractuel et administratif,
pour s’assurer de la responsabilité contractuelle en termes environnementaux.
« On travaille aussi sur la question de la restitution des sites. Quand
on restitue des terrains à des bailleurs publics, un travail énorme doit être
fait sur l’enchaînement des autorisations environnementales, afin de vérifier
si on a toujours un exploitant en titre, lequel est-il, si la cessation
d’activité a été déclarée et correctement réalisée, et si, au mieux, des
servitudes d’utilité publique ont été mises en place pour s’assurer que l’usage
public sera limité », a développé Frédérique Dumas. Cette dernière a
estimé que les juristes devaient donc être « multitâches » sur
les baux. « Lire un bail pour un industriel, c’est lire aussi la
relation contractuelle avec les autres industriels. »
Olivier Herrnberger a de son côté ajouté que la question des baux était
d’autant plus importante qu’il pouvait y avoir un « télescopage
entre les obligations administratives d’une part, et de droit contractuel
d’autre part », dans certaines hypothèses, lorsque l’entreprise est
locataire. Par exemple, est-ce que les obligations administratives de
l’exploitant le conduisent à devoir remettre en état, et dans ce cas, comment
est-ce qu’il organise cette obligation administrative avec ses obligations de
droit civil ? Si le droit de l’environnement l’oblige à faire une remise
en état plus élevée que ce qu’il aurait dû faire, est-ce que cela fait naître à
son profit une créance qu’il pourra revendiquer à son bailleur ? « En
l’état de la jurisprudence, non, mais il faut être méfiant sur ces questions »,
a rétorqué le notaire, rejoint par Matthieu Poumarède, qui n’a pas hésité à
parler de « hiatus entre obligations administratives et contractuelles ».
Par ailleurs, lorsque l’entreprise est bailleur, d’autres risques sont
encourus. Matthieu Poumarède a ainsi fait remarquer qu’il fallait être précis
sur la consistance de ce que l’on cède. « On a vu aussi, dans des
contentieux, des formules maladroites, notamment des références à la
dépollution du terrain. Or c’est une notion qui n’est pas définie, et qui
implique pour les juges que le terrain soit totalement dépollué. » La
jurisprudence a ainsi déjà condamné pour imprécision en la matière.
Dans le même esprit, Olivier Herrnberger a évoqué le risque que
l’activité qui a été réalisée sur le site n’ait pas été suffisamment encadrée
par le bail, ou que le bail n’ait pas été suffisamment précis dans les
contraintes qu’il fait peser sur le locataire, avec le risque de se retrouver
en fin de bail avec un terrain en mauvais état, et de se voir qualifier de
propriétaire négligent, notamment sous l’angle de la police des déchets. Le
notaire pense ainsi que le contentieux environnemental sur les baux risque bien
de prospérer dans les années à venir. « Il y a eu beaucoup de
contentieux, en matière de ventes immobilières, sur le terrain des vices cachés
puis de la conformité contractuelle. Aujourd’hui, nous avons un nouveau
problème : il existe trop de baux taisants sur la question
environnementale. » Olivier Herrnberger a donc appuyé sur la nécessité
d’inclure impérativement des dispositions sur la nature des exploitations qui
vont être faites, voire de créer une obligation contractuelle pour que le
bailleur soit destinataire de la totalité des échanges entre le locataire et
l’autorité administrative, car il n’y a pas forcément accès. Toutefois, cette
obligation pourrait entraîner un effet pervers, a reconnu le notaire. « Cela
est-il pertinent que le locataire fasse remonter un certain nombre
d’informations au bailleur ? Car plus je suis informé, plus je suis
susceptible d’être négligent si je ne fais rien », a-t-il
considéré.
Quelles précautions dans les
actes de cession ?
Comme l’a indiqué Frédérique Dumas, en vue des actes de cession, les
juristes vont chercher à identifier l’origine d’autorisations précédentes sur
le site. En effet, l’article L. 514-20 du Code de l’environnement a créé une obligation de déclarer dans les
actes les exploitations antérieures (tout comme les dangers ou inconvénients
importants qui résultent de l'exploitation). Réaliser des recherches très
précises sur l’exploitation des sites va également permettre de garantir, avec
son co-contractant, la transparence exigée par l'obligation de bonne foi dans
les négociations et l’obligation d’information.
« Dans tous les événements et le décorticage d’une
exploitation, l’objectif est de déclarer au maximum et d’aller chercher un
historique. Même chose quand on remet des audits de fluctuation
environnementale de sols, on a besoin d’audits fiables, sérieux. Cela nécessite
beaucoup de travail, de recherches, et de s'appuyer sur des documents
existants, qui permettront de s’assurer que l’acquéreur aura toute
l’information et ne pourra se retourner contre le vendeur », a assuré
la juriste.
Olivier Herrnberger a par ailleurs considéré que cet
« historique » n’était pas toujours établi de façon égale selon les
hypothèses. Ainsi, si l’opération de transfert d’une entreprise industrielle s'accompagne
d’une cession d’un immeuble, « le terrain est balisé », la
situation administrative est bien prise en compte. Dans le cadre de la cession
de parts sociales, le risque de passer à côté est, selon le notaire, un peu
plus important, car la question essentielle traitée est alors celle de
l'existence des actions, au détriment, parfois, des actifs de la société. Mais
pour Olivier Herrnberger, le risque est en revanche beaucoup plus fort dans le
cadre d’une mutation de jouissance (cession de bail ou cession de fonds de
commerce qui s’accompagne d’une cession de bail…). Le notaire a alerté qu’il y
avait ainsi « déjà eu quelques contentieux lors d’une cession
d’éléments d’actif, de branches d’activités voire de fonds de commerce ».
Dans ces cas, le risque est important d’oublier de se préoccuper de la
situation administrative de l’exploitation et de ne pas se poser la question de
savoir si cette cession de fonds de commerce doit donner lieu à une procédure
de changement d'exploitant ou non. Faisant référence à « deux arrêts
ambigus » sur ce point, Olivier Herrnberger a invité à « y
être attentif ».
La question des clauses de
garantie de passif environnemental
Matthieu
Poumarède s’est en outre intéressé aux clauses de garantie de passif, « qui
certes ne sont pas un thème nouveau, puisque l’on en trouve dès les
années 90, mais qui se sont développées de façon quasi systématique »,
a-t-il observé. Il s’agit en effet d’instruments qui garantissent l'acquéreur
d'une exploitation industrielle contre les risques liés à la découverte d'un
passif environnemental qui serait révélé postérieurement à la cession et
trouverait sa cause dans un événement antérieur. « Ces clauses ne
sont-elles que la transposition commode au risque environnemental d’une
technique éprouvée par ailleurs pour les risques fiscaux, ont-elles une vraie
efficacité, ou doivent-elles rester résiduelles ? », s’est
interrogé le professeur.
Pour Olivier Herrnberger, en matière de cession immobilière, les
clauses de garantie de passif sont plutôt rares. On les rencontrerait davantage
en matière de cession de parts sociales. Mais à son sens, la question serait
surtout de savoir à quoi correspond le prix. En résumé : le prix est-il le
prix d’une chose exempte de tout reproche, ou non ?
Autre point
important : celui de l’expert. « Qu’on en soit matière
immobilière, de cession de fonds de commerce ou de cession de parts sociales,
ce n’est pas déconnectable de la question de l’expert, notamment du choix de
l’expert et de son mandatement. Si la garantie de passif a été mise en
place alors que des audits environnementaux ont été réalisés, il y a alors un
enjeu de stratégie contractuelle de savoir qui l’a choisi, qui l’a mandaté, et
qui est responsable du périmètre de son intervention. »
Preuve, s’il en fallait, que le technicien du droit est bien au cœur du
réacteur. Juristes et notaires doivent donc, dans leurs investigations, « faire
preuve de rigueur et se poser beaucoup de questions », a rappelé
Matthieu Poumarède. Pour ce dernier, ces investigations ne peuvent toutefois se
faire qu’avec le client qui se doit d’être présent afin d’alimenter les données
nécessaires. « Tout cela ne peut fonctionner qu’avec les uns et les
autres », a résumé le professeur.
Bérengère
Margaritelli