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Club Med ou bagne ? La prison enfermée entre deux fantasmes

Club Med ou bagne ? La prison enfermée entre deux fantasmes
Publié le 01/05/2025 à 07:00
À Bordeaux, avocats, journalistes et élus ont débattu de l’image des prisons. Entre clichés, silences médiatiques et réalités invisibles, tous s’accordent : la perception publique est faussée, et la dignité des détenus souvent ignorée.

« Les prisons, on croit les connaître. On les fantasme, surtout. » Dans l'amphithéâtre de l'Institut de journalisme Bordeaux-Aquitaine, la voix de Pierre Bienvault, journaliste police, justice et terrorisme à La Croix, tranche avec le brouhaha des préjugés. Cette table ronde sur « l'image des lieux de détention » réunit un carré de professionnels que tout oppose en théorie, mais que le terrain réunit : journalistes, avocats, anciens parlementaires. Tous d'accord sur un point : la perception publique des prisons est faussée, clivée, déformée, parfois instrumentalisée.

« L'image qu'on a de la prison, c'est celle qu'on nous donne », lance Évelyne Bonis, responsable scientifique du débat. Et pour cause : « l'univers carcéral reste opaque pour la plupart des citoyens ». Depuis peu, des professionnels comme les bâtonniers peuvent mener des visites inopinées. Mais il y a un monde entre voir et comprendre. Caroline Laveissière, bâtonnière à Bordeaux, en sait quelque chose : « Nous sommes seuls, sans journaliste, avec le personnel pénitentiaire. Pour faire entendre notre parole, il faut organiser une conférence de presse, sur le terrain même de l’administration. »

Le paradoxe, selon elle ? « On nous pose toujours les mêmes questions : la surpopulation, uniquement. La santé, le travail, le droit des détenus... Personne ne veut en entendre parler. C'est un entonnoir médiatique. » Pour donner un aperçu plus complet, le barreau de Bordeaux a mené une opération baptisée « 719 », avec une visite simultanée de tous les lieux de rétention et de détention du ressort judiciaire. « Personne n'en a parlé. Le centre de rétention administrative ? Zéro intérêt médiatique. Les geôles du tribunal ? Pas un mot. »

La parole diffusée, pourtant, est une force. Et quand elle n'est pas relayée, elle s'étouffe. « Ce qui me frappe, c'est que même les journalistes, pourtant bien souvent engagés pour les droits des personnes étrangères, ne viennent pas voir les centres de rétention. Alors qu'ils sont parfois bien pires que les prisons. »

« La prison, ce n'est pas une parenthèse, c'est une fracture »

Pour Anthony Sutter, avocat pénaliste à Mont-de-Marsan, la prison n'est qu'une partie du problème. « La privation de liberté commence en garde à vue. Et là, les conditions sont parfois dégradantes. Pas de matelas, pas de douche pendant 96h, des cellules non nettoyées. C'est du concret, pas du conceptuel. »

Il insiste : « Nous, avocats, on peut soulever ces conditions pour faire annuler une garde à vue. Mais seuls, notre parole vaut peu. C'est pourquoi les rapports parlementaires, les interventions du Contrôleur général des lieux de privation de liberté ou les visites des bâtonniers sont essentiels. Ils objectivent notre constat. »

« Chaque semaine, je tombe des nues. Et je suis pourtant rodé. Les conditions de détention provisoire sont parfois plus dures que la peine elle-même. Le choc carcéral n'est pas une théorie, c'est une expérience humaine brutale. »

Lui qui milite pour la défense des droits des détenus rappelle que « la prison, ce n'est pas une zone de non-droit ». Et pourtant, il voit quotidiennement des situations « limites ». « Quand une personne reste 72 heures dans une cellule sans hygiène, sans contact avec sa famille, sans accès régulier à l'eau, c'est une forme de violence institutionnelle. » Il raconte le cas de jeunes mineurs bordelais interpellés pour des jets de projectiles au-dessus du mur de la prison de Mont-de-Marsan. « Ils ont passé jusqu'à 96 heures en cellule, sans que les lieux soient désinfectés. Ça, personne n'en parle. »

Le piège médiatique : « Club Med ou bagne ? »

Pierre Bienvault, en observateur du traitement médiatique, est formel : « L'opinion se nourrit d'images clivantes. Une manucure en prison à la Saint-Valentin devient un scandale national. On oublie qu'un téléphone en cellule, c'est parfois juste le seul lien avec la famille. »

Et les journalistes ? Pris entre deux feux. « On ne veut pas noircir le tableau à l'excès, mais on ne peut pas non plus ignorer la surpopulation, les violences, l’indignité. » Il reconnaît aussi un biais : « L'administration pénitentiaire nous ouvre ses portes quand elle veut montrer quelque chose. C'est très cadré. Pour voir autre chose, il faut accompagner un bâtonnier ou un parlementaire. Et ça, ça ne se fait pas assez. »

« Le public, lui, est bombardé d'informations parfois erronées ou simplifiées à l'extrême : ‘Des détenus font du karting à Fresnes’, ‘un braqueur prend des cours de conduite’. On oublie que 99% du temps carcéral, c'est du vide, de l'attente, du silence, de l’ennui. »

Les politiques, entre volontés et communication

Éric Poulliat, ancien député de la Gironde et rapporteur budgétaire sur l'administration pénitentiaire, a vu beaucoup de prisons. Il dénonce « le discours ambiant selon lequel une sanction digne est forcément une sanction en prison. Or la prison, c'est l'échec de tout le reste. »

Il rappelle qu'en France, « on n'a jamais eu autant de détenus. Pourtant, on continue d'incarcérer à tour de bras, souvent pour des courtes peines qui n'ont aucun sens. » Il pointe du doigt un effet pervers : « La peine de prison, c'est devenu le seul marqueur symbolique de la sévérité judiciaire. Or ce n'est pas la plus efficace pour éviter la récidive. »

L’ancien député a participé à des visites collectives organisées avec la Commission des lois. « Tous les parlementaires visitaient leur prison locale le même jour. Ça donnait un instantané, transversal, de l'état des lieux. C'était très utile, mais trop rare. »

Il enfonce le clou : « La prison reste le parent pauvre de la réflexion publique. On l'utilise comme un totem punitif, rarement comme un outil de justice. Pourtant, la dignité en détention, ce n'est pas une option. C'est une obligation. »

La double injonction judiciaire : punir ou réinsérer ?

Un sondage IFOP de 2018, cité par le bâtonnier Caroline Laveissière, en dit long : 45% des Français considèrent que la prison doit avant tout priver de liberté, contre 72% en 2000 qui lui prêtaient une fonction de réinsertion. « Un renversement éloquent, commente l’intervenante. On est passé d'une vision humaniste à une logique de punition. »

Et c'est tout l'enjeu du traitement journalistique. « Entre la prison ‘club Med’ fantasmée et le bagne réel, il y a un espace immense. C'est dans cet espace que doit se jouer le travail d’information. »

Dans ce débat où la prison est trop souvent un mot, un mythe ou un instrument, les voix des praticiens résonnent comme un rappel à la réalité : « Ce qu'on ne voit pas, on ne le comprend pas. Et ce qu'on ne comprend pas, on le juge mal. »

Voir, comprendre, raconter

Le débat prend une autre tournure quand Pierre Bienvault, en fin de discussion, évoque un cas bien particulier : Salah Abdeslam, jugé pour les attentats du 13 novembre. « Le seul moment où il a pris la parole, c'était pour dénoncer ses conditions de détention : ‘Je suis traité comme un chien’. Réaction immédiate dans la salle d’audience : ‘Fallait pas faire 130 morts’. » Le journaliste nuance : « Même certaines associations de victimes ont reconnu que, face à l’indicible, la justice devait rester digne. »

C’est peut-être là que tout se joue. Entre l’émotion brute et l’exigence de droit. Entre le rejet viscéral et la responsabilité collective. L’isolement carcéral, les caméras 24h/24, les cellules vides... Voilà le quotidien qu’on ne montre pas. Parce que ce n’est ni spectaculaire, ni vendable. « Mais ce n’est pas une raison pour le taire », insiste Pierre Bienvault.

Le bâtonnier Caroline Laveissière rebondit : « Quand on organise des concours d’éloquence en prison, ce qu’on voit, c’est autre chose. C'est une expérience humaine absolument incroyable. »

Quand la presse devient outil – ou alibi

La discussion glisse vers les liens ambigus entre institutions et journalistes. « On peut faire un reportage dans une prison si c’est pour illustrer une action éducative ou culturelle », explique Pierre Bienvault. « Mais si on veut parler du fond, du quotidien, de la violence ou du désespoir, les portes se referment. »

Alors comment construire une image juste ? En prenant le temps. « Le traitement de la prison souffre de l’instantanée. Il faut ralentir le récit, retrouver la complexité. Montrer aussi les personnels pénitentiaires, les soignants, les enseignants. Ce sont eux qui maintiennent un peu d’humanité dans un système à bout », intervient Eric Poulliat.

Et pourtant, dans les rédactions, les marronniers s’accumulent. « Surpopulation, radicalisation, narcotrafic. On tourne en boucle. Mais c’est aussi parce que les décideurs tournent en rond. Chaque ministre promet des places de prison, des plans d’action. Rien de structurel. »

Et les alternatives ?

Pour finir, les intervenants abordent l’angle aveugle : les peines alternatives. TIG, bracelet, probation... Tous les participants le disent : « L’opinion les méprise. » Une phrase revient souvent : « Ce n’est pas une vraie peine. C’est du jardinage. » Pour le journaliste, c’est un défi majeur : « Comment raconter une peine sans barreaux ? Comment faire comprendre qu’un travail d’intérêt général bien pensé peut être plus utile qu’un mois derrière les murs ? »

Maître Sutter enfonce le clou : « Ce n’est pas parce qu’un condamné est dehors qu’il est libre. Une mesure de justice en milieu ouvert peut être très contraignante. Mais tant qu’on associera justice à enfermement, on n’en sortira pas. »

Un paradoxe illustré par les politiques eux-mêmes. Pierre Bienvault constate : « Éric Dupond- Moretti est l'exemple type du double discours, c'est-à-dire en tant qu'ancien avocat, il a promu les peines alternatives, les TIG, et après des émeutes, il s'est félicité que 600 jeunes aient été incarcérés. L’opinion est double, les décisions aussi. »

L’image ne ment pas. Elle simplifie.

Chacun a sa conclusion sur l’image de la prison. Pour la bâtonnière Caroline Laveissière finalement, « Il n’y a pas une image de la prison. Il y en a mille. Celle du détenu, du surveillant, du visiteur, du soignant, du juge. Et chaque image est vraie – mais partielle. »

Alors, comment combler les vides ? Le journaliste répond : « En allant voir. En racontant sans effet. En tenant, coûte que coûte, la nuance. » Maître Sutter, lui, évoque une responsabilité citoyenne : « La prison, ça peut arriver à n’importe qui. Un accident, un faux pas, une erreur judiciaire. Ne jamais l’oublier. »

Dans la salle, un étudiant en journalisme prend des notes. Peut-être qu’un jour, lui aussi, passera les portes d’une maison d’arrêt. Il ne devra pas oublier ce qui a été dit ce soir. Ni cette phrase : « Être privé de liberté ne veut pas dire être privé de dignité. »

Hugo Bouqueau

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