À Bordeaux, avocats, journalistes et élus ont débattu de
l’image des prisons. Entre clichés, silences médiatiques et réalités
invisibles, tous s’accordent : la perception publique est faussée, et la dignité des détenus souvent ignorée.
« Les
prisons, on croit les connaître. On les fantasme, surtout. » Dans l'amphithéâtre de l'Institut de journalisme
Bordeaux-Aquitaine, la voix de Pierre Bienvault, journaliste police, justice et
terrorisme à La Croix, tranche avec le brouhaha des préjugés. Cette table
ronde sur « l'image des lieux de détention » réunit un carré de professionnels
que tout oppose en théorie, mais que le terrain réunit : journalistes, avocats,
anciens parlementaires. Tous d'accord
sur un point : la perception publique des prisons est faussée, clivée,
déformée, parfois instrumentalisée.
«
L'image qu'on a de la prison, c'est celle qu'on nous donne », lance Évelyne Bonis, responsable scientifique du débat.
Et pour cause : « l'univers carcéral reste opaque pour la plupart des
citoyens ». Depuis peu, des professionnels comme les bâtonniers peuvent
mener des visites inopinées. Mais il y a un monde entre voir et comprendre.
Caroline Laveissière, bâtonnière à Bordeaux, en sait quelque chose : « Nous
sommes seuls, sans journaliste, avec le personnel pénitentiaire. Pour faire
entendre notre parole, il faut organiser une conférence de presse, sur le
terrain même de l’administration. »
Le
paradoxe, selon elle ? « On nous pose toujours les mêmes questions : la
surpopulation, uniquement. La santé, le travail, le droit des détenus...
Personne ne veut en entendre parler. C'est un entonnoir médiatique. » Pour
donner un aperçu plus complet, le barreau de Bordeaux a mené une opération
baptisée « 719 », avec une visite simultanée de tous les lieux de rétention et
de détention du ressort judiciaire. « Personne n'en a parlé. Le centre de
rétention administrative ? Zéro intérêt médiatique. Les geôles du tribunal ?
Pas un mot. »
La
parole diffusée, pourtant, est une force. Et quand elle n'est pas relayée, elle
s'étouffe. « Ce qui me frappe, c'est que même les journalistes, pourtant
bien souvent engagés pour les droits des personnes étrangères, ne viennent pas
voir les centres de rétention. Alors qu'ils sont parfois bien pires que les
prisons. »
« La prison, ce n'est pas une parenthèse, c'est une
fracture »
Pour Anthony Sutter, avocat pénaliste à Mont-de-Marsan, la prison n'est
qu'une partie du problème. « La privation de liberté commence en garde à
vue. Et là, les conditions sont parfois dégradantes. Pas de matelas, pas de
douche pendant 96h, des cellules non nettoyées. C'est du concret, pas du
conceptuel. »
Il
insiste : « Nous, avocats, on peut soulever ces conditions pour faire
annuler une garde à vue. Mais seuls, notre parole vaut peu. C'est pourquoi les
rapports parlementaires, les interventions du Contrôleur général des lieux de
privation de liberté ou les visites des bâtonniers sont essentiels. Ils
objectivent notre constat. »
« Chaque
semaine, je tombe des nues. Et je suis pourtant rodé. Les conditions de
détention provisoire sont parfois plus dures que la peine elle-même. Le choc
carcéral n'est pas une théorie, c'est une expérience humaine brutale. »
Lui qui
milite pour la défense des droits des détenus rappelle que « la prison, ce
n'est pas une zone de non-droit ». Et pourtant, il voit quotidiennement des
situations « limites ». « Quand une personne reste 72 heures dans une
cellule sans hygiène, sans contact avec sa famille, sans accès régulier à
l'eau, c'est une forme de violence institutionnelle. » Il raconte le cas de
jeunes mineurs bordelais interpellés pour des jets de projectiles au-dessus du
mur de la prison de Mont-de-Marsan. « Ils ont passé jusqu'à 96 heures en
cellule, sans que les lieux soient désinfectés. Ça, personne n'en parle. »
Le piège médiatique : « Club Med ou bagne ? »
Pierre
Bienvault, en observateur du traitement médiatique, est formel : « L'opinion
se nourrit d'images clivantes. Une manucure en prison à la Saint-Valentin
devient un scandale national. On oublie qu'un téléphone en cellule, c'est
parfois juste le seul lien avec la famille. »
Et les
journalistes ? Pris entre deux feux. « On ne veut pas noircir le tableau à
l'excès, mais on ne peut pas non plus ignorer la surpopulation, les violences,
l’indignité. » Il reconnaît aussi un biais : « L'administration
pénitentiaire nous ouvre ses portes quand elle veut montrer quelque chose.
C'est très cadré. Pour voir autre chose, il faut accompagner un bâtonnier ou un
parlementaire. Et ça, ça ne se fait pas assez. »
« Le
public, lui, est bombardé d'informations parfois erronées ou simplifiées à
l'extrême : ‘Des détenus font du karting à Fresnes’, ‘un braqueur prend des
cours de conduite’. On oublie que 99% du temps carcéral, c'est du vide, de
l'attente, du silence, de l’ennui. »
Les politiques, entre volontés et communication
Éric
Poulliat, ancien député de la Gironde et rapporteur budgétaire sur
l'administration pénitentiaire, a vu beaucoup de prisons. Il dénonce « le
discours ambiant selon lequel une sanction digne est forcément une sanction en
prison. Or la prison, c'est l'échec de tout le reste. »
Il
rappelle qu'en France, « on n'a jamais eu autant de détenus. Pourtant, on
continue d'incarcérer à tour de bras, souvent pour des courtes peines qui n'ont
aucun sens. » Il pointe du doigt un effet pervers : « La peine de
prison, c'est devenu le seul marqueur symbolique de la sévérité judiciaire. Or
ce n'est pas la plus efficace pour éviter la récidive. »
L’ancien
député a participé à des visites collectives organisées avec la Commission des
lois. « Tous les parlementaires visitaient leur prison locale le même jour.
Ça donnait un instantané, transversal, de l'état des lieux. C'était très utile,
mais trop rare. »
Il
enfonce le clou : « La prison reste le parent pauvre de la réflexion
publique. On l'utilise comme un totem punitif, rarement comme un outil de
justice. Pourtant, la dignité en détention, ce n'est pas une option. C'est une
obligation. »
La double injonction judiciaire : punir ou réinsérer ?
Un
sondage IFOP de 2018, cité par le bâtonnier Caroline Laveissière, en dit long :
45% des Français considèrent que la prison doit avant tout priver de liberté,
contre 72% en 2000 qui lui prêtaient une fonction de réinsertion. « Un
renversement éloquent, commente l’intervenante. On est passé d'une vision
humaniste à une logique de punition. »
Et c'est
tout l'enjeu du traitement journalistique. « Entre la prison ‘club Med’
fantasmée et le bagne réel, il y a un espace immense. C'est dans cet espace que
doit se jouer le travail d’information. »
Dans ce
débat où la prison est trop souvent un mot, un mythe ou un instrument, les voix
des praticiens résonnent comme un rappel à la réalité : « Ce qu'on ne voit
pas, on ne le comprend pas. Et ce qu'on ne comprend pas, on le juge mal. »
Voir, comprendre, raconter
Le débat
prend une autre tournure quand Pierre Bienvault, en fin de discussion, évoque
un cas bien particulier : Salah Abdeslam, jugé pour les attentats du 13
novembre. « Le seul moment où il a pris la parole, c'était pour dénoncer ses
conditions de détention : ‘Je suis traité comme un chien’. Réaction immédiate
dans la salle d’audience : ‘Fallait pas faire 130 morts’. » Le journaliste
nuance : « Même certaines associations de victimes ont reconnu que, face à
l’indicible, la justice devait rester digne. »
C’est
peut-être là que tout se joue. Entre l’émotion brute et l’exigence de droit.
Entre le rejet viscéral et la responsabilité collective. L’isolement carcéral,
les caméras 24h/24, les cellules vides... Voilà le quotidien qu’on ne montre
pas. Parce que ce n’est ni spectaculaire, ni vendable. « Mais ce n’est pas
une raison pour le taire », insiste Pierre Bienvault.
Le
bâtonnier Caroline Laveissière rebondit : « Quand on organise des concours
d’éloquence en prison, ce qu’on voit, c’est autre chose. C'est une expérience
humaine absolument incroyable. »
Quand la presse devient outil – ou alibi
La
discussion glisse vers les liens ambigus entre institutions et journalistes. «
On peut faire un reportage dans une prison si c’est pour illustrer une action
éducative ou culturelle », explique Pierre Bienvault. « Mais si on veut
parler du fond, du quotidien, de la violence ou du désespoir, les portes se
referment. »
Alors
comment construire une image juste ? En prenant le temps. « Le traitement de
la prison souffre de l’instantanée. Il faut ralentir le récit, retrouver la
complexité. Montrer aussi les personnels pénitentiaires, les soignants, les
enseignants. Ce sont eux qui maintiennent un peu d’humanité dans un système à
bout », intervient Eric Poulliat.
Et
pourtant, dans les rédactions, les marronniers s’accumulent. «
Surpopulation, radicalisation, narcotrafic. On tourne en boucle. Mais c’est
aussi parce que les décideurs tournent en rond. Chaque ministre promet des
places de prison, des plans d’action. Rien de structurel. »
Et les alternatives ?
Pour
finir, les intervenants abordent l’angle aveugle : les peines alternatives.
TIG, bracelet, probation... Tous les participants le disent : « L’opinion les méprise. » Une phrase
revient souvent : « Ce n’est pas une vraie peine. C’est du jardinage. »
Pour le journaliste, c’est un défi majeur : « Comment raconter une peine
sans barreaux ? Comment faire comprendre qu’un travail d’intérêt général bien
pensé peut être plus utile qu’un mois derrière les murs ? »
Maître
Sutter enfonce le clou : « Ce n’est pas parce qu’un condamné est dehors
qu’il est libre. Une mesure de justice en milieu ouvert peut être très
contraignante. Mais tant qu’on associera justice à enfermement, on n’en sortira
pas. »
Un
paradoxe illustré par les politiques eux-mêmes. Pierre Bienvault constate : «
Éric Dupond- Moretti est l'exemple type du double discours, c'est-à-dire en
tant qu'ancien avocat, il a promu les peines alternatives, les TIG, et après
des émeutes, il s'est félicité que 600 jeunes aient été incarcérés. L’opinion
est double, les décisions aussi. »
L’image ne ment pas. Elle simplifie.
Chacun a
sa conclusion sur l’image de la prison. Pour la bâtonnière Caroline Laveissière
finalement, « Il n’y a pas une image de la prison. Il y en a mille. Celle du
détenu, du surveillant, du visiteur, du soignant, du juge. Et chaque image est
vraie – mais partielle. »
Alors,
comment combler les vides ? Le journaliste répond : « En allant voir. En
racontant sans effet. En tenant, coûte que coûte, la nuance. » Maître
Sutter, lui, évoque une responsabilité citoyenne : « La prison, ça peut
arriver à n’importe qui. Un accident, un faux pas, une erreur judiciaire. Ne
jamais l’oublier. »
Dans la
salle, un étudiant en journalisme prend des notes. Peut-être qu’un jour, lui
aussi, passera les portes d’une maison d’arrêt. Il ne devra pas oublier ce qui
a été dit ce soir. Ni cette phrase : « Être privé de liberté ne veut pas
dire être privé de dignité. »
Hugo Bouqueau