Une proposition de loi visant
à instaurer cette confidentialité est examinée en séance publique à l’Assemblée
nationale ce mardi 30 avril. Une nouvelle passe d’armes a eu lieu à ce sujet
entre les représentants des avocats et des juristes. Le torchon brûle entre le
président de l’AFJE et le président de la Conférence des bâtonniers.
« Sur le papier, il
n’y a pas de raison pour que ce ne soit pas voté ». L’optimisme est de
mise de la part de Jean-Philippe Gille, président de l’Association française
des juristes d’entreprise (AFJE), à propos de la proposition
de loi relative à la confidentialité des consultations des juristes
d’entreprise, qui sera discutée en première lecture en
séance publique à l’Assemblée nationale mardi 30 avril. Et les deux principales
assemblées semblent vouloir se saisir du sujet, puisqu’une autre
proposition de loi, déposée cette fois par le Sénat, a été
adoptée en première lecture par la chambre haute en février dernier.
Pour les juristes, il s’agit
du nouvel épisode d’un feuilleton qui aurait pu se terminer l’an dernier, avec le
vote dans la loi de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 d’un
amendement allant en ce sens, mais qui sera finalement censuré
par le Conseil constitutionnel, considéré comme un cavalier
législatif.
Mais cette fois, cela
pourrait être la bonne. Une nouvelle réjouissante pour Jean-Philippe Gille qui
estime la situation actuelle intenable : « Les juristes d’entreprise
sont tiraillées par deux injonctions contradictoires : d’un côté ils
doivent faire leur travail en disant le droit et en mettant le droit sur des
manquements, mais de l’autre il positionne son entreprise dans une situation d’incrimination. »
Pour le président de l’AFJE, cette position est même « un sujet de
pénibilité au travail ».
L’AFJE met en garde contre un
départ des entreprises de la France
Même son de cloche du côté de
Céline Haye-Kiousis, présidente de l’Association nationale des juristes de
banque (ANJB), qui avance « le poids de la conformité qui n’est plus du
tout gérable ». Celle qui est aussi directrice juridique du groupe
BPCE estime ce changement nécessaire pour rendre compatible le droit avec la Constitution
qui, selon elle, « consacre l’interdiction de l’auto-incrimination ».
Aux yeux des juristes, la
question de cette confidentialité revêt un enjeu de souveraineté économique de
la France. « Nous sommes dans l’ère des guerres hybrides, avec la
cybercriminalité mais aussi l’instrumentalisation du droit », explique
Jean-Philippe Gille, selon qui « le legal privilege ne va pas tout
résoudre, mais c’est un dispositif qui participera grandement à la défense et à
la résilience des entreprises ».
Le président de l’AFJE
redoute une évasion des entreprises hors de France si le texte n’était pas
adopté : « Elles n’attendront pas. Il n’y aura pas de deuxième
tour avant plusieurs années, au moins trois ans avec les prochaines élections
[présidentielle et législatives]. N’ayons pas la posture de croire que les
entreprises ne pourront pas réagir. »
La présidente du Cercle
Montesquieu Laure Lavorel avance quant à elle le fait que, dans le cas de la sous-traitance
de dossiers en interne d’une entreprise présente dans plusieurs pays, l’affaire
est régulièrement envoyée dans le service juridique d’un autre pays pratiquant
le legal privilege. « Cela arrive même lorsque le siège de l’entreprise
est en France », assure-t-elle.
Pire, cela affecterait les
performances économiques du pays. « Nous avons le pire résultat
européen sur l’export. Souveraineté et compétitivité sont liés. » Face
à ces mauvais chiffres, Laure Lavorel avance que « la France doit se
doter de bons outils, et le legal privilege ne coûte pas très cher ».
Les avocats toujours
fermement opposés
« Si proche du vote,
comment se fait-il que nous soyons encore en train d’en parler ? »,
se désole Céline Haye-Kiousis. Cela ne semble pas aller de soi pour la
profession d’avocats, dont la majorité des instances représentatives sont vent
debout contre cette proposition de loi. Le 16 avril, le président de la
Conférence des bâtonniers de France, soutenu par 163 des 164 barreaux de France
(à l’exception de Paris), a d’ailleurs publié une tribune pour dénoncer « un
séisme juridique qui impactera l’ensemble des acteurs économiques de notre
pays, au détriment des justiciables dont l’intérêt supérieur doit pourtant
guider l’action du législateur ».
Jean-Raphaël Fernandez y
déplore une évolution qui pourrait porter atteinte au principe du droit à la
preuve : « Comment les justiciables pourront-ils apporter la
preuve des agissements qu’ils dénoncent, notamment devant le conseil de
prud’hommes, si les entreprises refusent au nom de la confidentialité de
produire des documents pouvant leur nuire ? » D’après lui, une telle
disposition pourrait entraver les enquêtes menées par les autorités françaises.
Le président de la Conférence
des bâtonniers juge aussi que cette confidentialité instaurerait une
rupture d’égalité entre les justiciables, les seules entreprises employant des
juristes étant concernés par cette disposition. « Voulons-nous offrir
des boucliers juridiques aux géants de l’économie pendant que les petites
entreprises affronteront les tempêtes sans protection ? », s’interroge-t-il.
L’avocat estime également que
cette reconnaissance du legal privilege pour les juristes d’entreprise « serait
une américanisation de notre système de nature à affaiblir le secret
professionnel de l’avocat, expression la plus forte de l’identité d’une
profession indépendante ayant un rôle central dans le bon fonctionnement de
l’État de droit ». Cette proposition marquerait selon lui « un
point de rupture avec la tradition juridique de la France, pays de droit civil
et non de common law ».
À la place, le président de
la Conférence des bâtonniers de France propose au législateur de « poursuivre
l’objectif légitime de transparence, lequel constitue un véritable levier de
croissance pour une entreprise ».
Une tribune qui ne passe pas
pour les juristes
Des arguments que rejettent
les représentants des juristes d’entreprise : « Le legal privilege
n’a rien d’américain ! », s’insurge Laure Lavorel. « Ce
n’est ni une histoire française, ni américaine, mais plutôt européenne. Tous
les grands pays à l’exception de la France, l’Italie et l’Autriche ont la
confidentialité. »
« En tant que juriste
on n’y gagne rien », martèle Céline Haye-Kiousis, qui dénonce des « acteurs
qui prennent une posture avec beaucoup d’effet de manche et refusent le
changement uniquement car c’est un changement ». Jean-Philippe Gille
s’insurge contre « des personnes qui se drapent dans des principes de
vertu, au détriment des entreprises ». Selon lui, cette fronde des
institutions représentatives des avocats s’apparente à une « prise en
otage des entreprises pour des questions de gouvernance. C’est de la cuisine
corporatiste, nous sommes loin de l’intérêt général ! »
Décidément très remonté
contre Jean-Raphaël Fernandez dont il considère la tribune comme « une
litanie de contre-vérités », le président de l’AFJE a rédigé une contre-tribune
publiée par Le Monde du droit. Il y assure que la Conférence des
bâtonniers a demandé, en 2020, à l’AFJE de travailler sur un legal privilege à
la française. « Ce projet constructif en faveur de la confidentialité
des avis des juristes d’entreprise va servir de fondement aux travaux
ultérieurs de la Chancellerie et du Parlement. » Et Jean-Philippe
Gille de poursuivre ironiquement, au sujet de la tribune du président de la
Conférence des bâtonniers : « À la lecture, on croit tomber sur un
« deepfake » préparé par une officine ayant mal utilisé ChatGPT tant ce texte
est truffé d’erreurs et de contresens dont on pourrait sourire s’il ne fallait
regretter le mal ainsi fait à la profession d’avocat et à la communauté des
professionnels du droit. »
Jean-Philippe Gille accuse
également Jean-Raphaël Fernandez d’avoir « pris le risque de créer une
véritable fracture entre les juristes d’entreprise et les avocats en France ».
La probable fin à venir du chapitre sur la confidentialité des avis des
juristes d’entreprise permettra peut-être un retour au calme des relations.
Après un vote du Parlement
dont l’issue semble acquise, le Conseil constitutionnel, qui avait censuré une
première fois la mesure sur la forme, pourrait de nouveau être saisi et se
prononcer cette fois sur le fond.
Alexis
Duvauchelle