DROIT

Dernière ligne droite avant l’instauration de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise ?

Dernière ligne droite avant l’instauration de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise ?
Publié le 30/04/2024 à 14:47

Une proposition de loi visant à instaurer cette confidentialité est examinée en séance publique à l’Assemblée nationale ce mardi 30 avril. Une nouvelle passe d’armes a eu lieu à ce sujet entre les représentants des avocats et des juristes. Le torchon brûle entre le président de l’AFJE et le président de la Conférence des bâtonniers.

« Sur le papier, il n’y a pas de raison pour que ce ne soit pas voté ». L’optimisme est de mise de la part de Jean-Philippe Gille, président de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE), à propos de la proposition de loi relative à la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise, qui sera discutée en première lecture en séance publique à l’Assemblée nationale mardi 30 avril. Et les deux principales assemblées semblent vouloir se saisir du sujet, puisqu’une autre proposition de loi, déposée cette fois par le Sénat, a été adoptée en première lecture par la chambre haute en février dernier.

Pour les juristes, il s’agit du nouvel épisode d’un feuilleton qui aurait pu se terminer l’an dernier, avec le vote dans la loi de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 d’un amendement allant en ce sens, mais qui sera finalement censuré par le Conseil constitutionnel, considéré comme un cavalier législatif.

Mais cette fois, cela pourrait être la bonne. Une nouvelle réjouissante pour Jean-Philippe Gille qui estime la situation actuelle intenable : « Les juristes d’entreprise sont tiraillées par deux injonctions contradictoires : d’un côté ils doivent faire leur travail en disant le droit et en mettant le droit sur des manquements, mais de l’autre il positionne son entreprise dans une situation d’incrimination. » Pour le président de l’AFJE, cette position est même « un sujet de pénibilité au travail ».

L’AFJE met en garde contre un départ des entreprises de la France

Même son de cloche du côté de Céline Haye-Kiousis, présidente de l’Association nationale des juristes de banque (ANJB), qui avance « le poids de la conformité qui n’est plus du tout gérable ». Celle qui est aussi directrice juridique du groupe BPCE estime ce changement nécessaire pour rendre compatible le droit avec la Constitution qui, selon elle, « consacre l’interdiction de l’auto-incrimination ».

Aux yeux des juristes, la question de cette confidentialité revêt un enjeu de souveraineté économique de la France. « Nous sommes dans l’ère des guerres hybrides, avec la cybercriminalité mais aussi l’instrumentalisation du droit », explique Jean-Philippe Gille, selon qui « le legal privilege ne va pas tout résoudre, mais c’est un dispositif qui participera grandement à la défense et à la résilience des entreprises ».

Le président de l’AFJE redoute une évasion des entreprises hors de France si le texte n’était pas adopté : « Elles n’attendront pas. Il n’y aura pas de deuxième tour avant plusieurs années, au moins trois ans avec les prochaines élections [présidentielle et législatives]. N’ayons pas la posture de croire que les entreprises ne pourront pas réagir. »

La présidente du Cercle Montesquieu Laure Lavorel avance quant à elle le fait que, dans le cas de la sous-traitance de dossiers en interne d’une entreprise présente dans plusieurs pays, l’affaire est régulièrement envoyée dans le service juridique d’un autre pays pratiquant le legal privilege. « Cela arrive même lorsque le siège de l’entreprise est en France », assure-t-elle.

Pire, cela affecterait les performances économiques du pays. « Nous avons le pire résultat européen sur l’export. Souveraineté et compétitivité sont liés. » Face à ces mauvais chiffres, Laure Lavorel avance que « la France doit se doter de bons outils, et le legal privilege ne coûte pas très cher ».

Les avocats toujours fermement opposés

« Si proche du vote, comment se fait-il que nous soyons encore en train d’en parler ? », se désole Céline Haye-Kiousis. Cela ne semble pas aller de soi pour la profession d’avocats, dont la majorité des instances représentatives sont vent debout contre cette proposition de loi. Le 16 avril, le président de la Conférence des bâtonniers de France, soutenu par 163 des 164 barreaux de France (à l’exception de Paris), a d’ailleurs publié une tribune pour dénoncer « un séisme juridique qui impactera l’ensemble des acteurs économiques de notre pays, au détriment des justiciables dont l’intérêt supérieur doit pourtant guider l’action du législateur ».

Jean-Raphaël Fernandez y déplore une évolution qui pourrait porter atteinte au principe du droit à la preuve : « Comment les justiciables pourront-ils apporter la preuve des agissements qu’ils dénoncent, notamment devant le conseil de prud’hommes, si les entreprises refusent au nom de la confidentialité de produire des documents pouvant leur nuire ? » D’après lui, une telle disposition pourrait entraver les enquêtes menées par les autorités françaises.

Le président de la Conférence des bâtonniers juge aussi que cette confidentialité instaurerait une rupture d’égalité entre les justiciables, les seules entreprises employant des juristes étant concernés par cette disposition. « Voulons-nous offrir des boucliers juridiques aux géants de l’économie pendant que les petites entreprises affronteront les tempêtes sans protection ? », s’interroge-t-il.

L’avocat estime également que cette reconnaissance du legal privilege pour les juristes d’entreprise « serait une américanisation de notre système de nature à affaiblir le secret professionnel de l’avocat, expression la plus forte de l’identité d’une profession indépendante ayant un rôle central dans le bon fonctionnement de l’État de droit ». Cette proposition marquerait selon lui « un point de rupture avec la tradition juridique de la France, pays de droit civil et non de common law ».

À la place, le président de la Conférence des bâtonniers de France propose au législateur de « poursuivre l’objectif légitime de transparence, lequel constitue un véritable levier de croissance pour une entreprise ».

Une tribune qui ne passe pas pour les juristes

Des arguments que rejettent les représentants des juristes d’entreprise : « Le legal privilege n’a rien d’américain ! », s’insurge Laure Lavorel. « Ce n’est ni une histoire française, ni américaine, mais plutôt européenne. Tous les grands pays à l’exception de la France, l’Italie et l’Autriche ont la confidentialité. »

« En tant que juriste on n’y gagne rien », martèle Céline Haye-Kiousis, qui dénonce des « acteurs qui prennent une posture avec beaucoup d’effet de manche et refusent le changement uniquement car c’est un changement ». Jean-Philippe Gille s’insurge contre « des personnes qui se drapent dans des principes de vertu, au détriment des entreprises ». Selon lui, cette fronde des institutions représentatives des avocats s’apparente à une « prise en otage des entreprises pour des questions de gouvernance. C’est de la cuisine corporatiste, nous sommes loin de l’intérêt général ! »

Décidément très remonté contre Jean-Raphaël Fernandez dont il considère la tribune comme « une litanie de contre-vérités », le président de l’AFJE a rédigé une contre-tribune publiée par Le Monde du droit. Il y assure que la Conférence des bâtonniers a demandé, en 2020, à l’AFJE de travailler sur un legal privilege à la française. « Ce projet constructif en faveur de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise va servir de fondement aux travaux ultérieurs de la Chancellerie et du Parlement. » Et Jean-Philippe Gille de poursuivre ironiquement, au sujet de la tribune du président de la Conférence des bâtonniers : « À la lecture, on croit tomber sur un « deepfake » préparé par une officine ayant mal utilisé ChatGPT tant ce texte est truffé d’erreurs et de contresens dont on pourrait sourire s’il ne fallait regretter le mal ainsi fait à la profession d’avocat et à la communauté des professionnels du droit. »

Jean-Philippe Gille accuse également Jean-Raphaël Fernandez d’avoir « pris le risque de créer une véritable fracture entre les juristes d’entreprise et les avocats en France ». La probable fin à venir du chapitre sur la confidentialité des avis des juristes d’entreprise permettra peut-être un retour au calme des relations.

Après un vote du Parlement dont l’issue semble acquise, le Conseil constitutionnel, qui avait censuré une première fois la mesure sur la forme, pourrait de nouveau être saisi et se prononcer cette fois sur le fond.

Alexis Duvauchelle

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