Coup dur pour la Commission
européenne qui voit son droit de regard sur les « acquisitions
tueuses » non communautaires remis en cause par la Cour de justice de
l’Union européenne. Alors que Bruxelles avait invalidé le rachat de la start-up
Grail par Illumina, la CJUE a tranché en faveur des deux entreprises.
Dans son arrêt du 3 septembre
2024, la CJUE est revenue sur la décision du Tribunal de l’Union qui donnait
raison à la Commission européenne. Bruxelles avait ordonné que l’opération de
concentration de deux entreprises américaines, Grail et Illumina, contrevenait
au droit de la concurrence et devait être annulée. En effet, Illumina, une
société américaine qui s’est spécialisée dans les analyses génétiques, avait
racheté Grail, une start-up, elle aussi américaine, développant des tests
sanguins afin de dépister précocement le cancer. Le prix de vente de Grail
s’élevait à 7 milliards de dollars. Mais ce rachat a mis à rude épreuve le
droit européen en matière de concurrence.
L’affaire remonte au mois de
mars 2021, lorsqu’une plainte est déposée par les autorités nationales de la
concurrence française, belge, grecque, islandaise, norvégienne et néerlandaise.
Elles demandent à la Commission européenne de procéder à un examen du projet de
concentration entre Illumina et Grail. L’objectif est de définir si ce rachat, d’une
jeune start-up prometteuse par une grande entreprise d’un secteur innovant,
porte atteinte, ou non, à la concurrence du marché. Bruxelles s’exécute et
lance une enquête, ce qui n’empêche pas les deux entreprises américaines de procéder
à la vente, en août 2021, malgré les investigations en cours.
S'en sont suivi plusieurs
chapitres d’une bataille judiciaire entre Bruxelles, Grail et Illumina qui auront
longtemps tenu en haleine. La Commission européenne accusait Illumina de porter
atteinte à la concurrence européenne et les deux entreprises reprochaient à Bruxelles
d’outrepasser ses compétences. Décryptage d’une affaire dont le dénouement
vient d’être acté par la Cour de justice de l’Union européenne.
À l’origine de l’affaire, Bruxelles
invalide le rachat de Grail par Illumina
En réaction à la
concentration effectuée par les deux entreprises américaines, et ce, malgré
l’enquête en cours de la Commission européenne, Bruxelles pose son véto, dès
septembre 2022. Elle compte empêcher l’opération et dit craindre que celle-ci « freine
l'innovation et réduise le choix sur le marché émergent de tests sanguins de
détection précoce du cancer ». Aussi, elle accuse Illumina de ne pas
avoir respecté l’obligation de statu quo à laquelle sont soumises les
entreprises qui font l’objet d’une enquête, comme le prévoit l’article 7 du
Règlement sur les concentrations de l’Union européenne. La Commission
européenne fait donc invalider la vente, malgré les contestations d’Illumina et
Grail, accusant Bruxelles d’outrepasser ses compétences. En effet, pour qu’une
opération de concentration entre dans le giron communautaire, les chiffres
d’affaires cumulés mondiaux des deux entreprises doivent dépasser 5 milliards
d’euros et 250 millions d’euros dans l’Union européenne. Or, ces seuils ne sont
pas atteints par Illumina et Grail.
Deuxième coup dur pour les
deux entreprises : la décision de Bruxelles est confirmée par le Tribunal
de l’Union, dans un arrêt en date du 13 juillet 2023. Pour justifier sa
décision, le Tribunal interprète littéralement l’article 22 du Règlement sur
les concentrations de l’Union européenne. Il s’agit d’un outil de contrôle
extensif des opérations de concentration non notifiables auprès d’une autorité
de concurrence nationale ou européenne. Ainsi, il donne la possibilité aux
autorités nationales de la concurrence de demander à la Commission européenne
d’examiner une opération de concentration, même lorsque les seuils
communautaires ne sont pas atteints. Alors, un renvoi est possible si
l’opération met en péril le commerce entre États membres ou la concurrence sur
le territoire d’un ou de plusieurs États demandant le renvoi.
L’article 22 implique donc
que le contrôle d’une opération de concentration ne peut plus se cantonner à
une analyse des seuils prévus, mais aussi à l’analyse de ses impacts possibles
sur le marché et la concurrence. Aucun secteur n’est cité dans ce texte, même
si les marchés de l’innovation (tels que le pharmaceutique et le digital) sont
au cœur des attentions. En effet, l’innovation est un facteur important de
concurrence et un rachat, même sous le seuil, d’une entreprise prometteuse peut
affecter durablement la concurrence. Cette action est d’ailleurs qualifiée par
la Commission européenne de « killer acquisition » ou « acquisition
tueuse ».
La mise en application de l’article
22 pour pallier les insuffisances des seuils
Les prémices de ce changement
de regard de Bruxelles sur le contrôle de la concurrence européenne remontent à
2020. Cette année-là, Margrethe Vestager, la vice-présidente exécutive de la Commission
européenne chargée de la politique de concurrence, annonçait vouloir effectuer
des contrôles d’opérations qui se trouvent sous les seuils requis, si celles-ci
représentent des « acquisitions tueuses », notamment de la
part d’entreprises issues de secteurs innovants. Pour Bruxelles, le critère des
seuils comporte des trous dans la raquette. Toujours en 2020, Margrethe
Vestager partageait ses doutes quant à sa pertinence. Pour elle, le chiffre
d’affaires ne reflète pas nécessairement l’importance d’une entreprise sur un
marché donné.
En effet, au sein de certains
secteurs innovants, l’état de la concurrence s’identifie surtout en fonction
des nouveaux produits et services, plus qu’à leurs chiffres d’affaires. Ainsi,
tous les ans, des opérations pouvant affecter la concurrence sur le marché
européen passeraient sous les radars de Bruxelles. C’est dans ce contexte
qu’est mis en application l’article 22 du Règlement sur les concentrations, en
mars 2021. L’objectif était de lutter contre les opérations qui ne dépassent
pas les seuils, mais qui pourraient tout de même porter atteinte à la
concurrence du marché européen. L’affaire Illumina et Grail est donc une
illustration de l’attention croissante de Bruxelles sur les opérations de concentration
sous les seuils prévus et donc non notifiables. De ce fait, en juin 2024, Illumina
est contrainte par Bruxelles de revendre Grail, devenue une société cotée en
bourse indépendante. Illumina ne conserve alors que 14,5?% de son capital, soit
une participation minoritaire.
La Cour de justice de l’Union
européenne donne finalement raison à Grail et Illumina
Mais coup de théâtre et point final dans cette affaire puisqu’après les
recours de Grail et Illumina, la Cour de justice de l’Union européenne leur donne
raison, dans son arrêt publié le 3 septembre. Selon la Cour, puisque la
concentration ne dépassait pas les seuils nationaux de contrôle, l’opération
était non notifiable auprès de Bruxelles et n’entrait pas dans une dimension
communautaire. La CJUE reprend les arguments de son avocat général,
Nicholas Emiliou, insurgé contre la lecture extensive de l’article 22 par
Bruxelles. Pour la CJUE, cette lecture permettrait à la Commission européenne
d’avoir un pouvoir quasi illimité sur le contrôle des concentrations : un
pouvoir sans frontières territoriales, sans limites de seuil et sans frontières
temporelles, puisqu’elle a invalidé la concentration des deux entreprises
américaines alors qu’elle était déjà actée.
Aussi, la CJUE rappelle que les
autorités nationales de concurrence n’ont pas à demander à la Commission
européenne d’examiner les opérations de concentration qui n’entrent pas dans le
cadre communautaire. Pour la CJUE, la Commission européenne aurait donc
outrepassé ses compétences en jugeant une opération qui n’entrait pas dans ses
prérogatives et en répondant aux sollicitations des autorités de la concurrence
nationales. Si la CJUE délivre cette décision, elle le fait avant tout pour
protéger les entreprises d’une insécurité et d’une incertitude juridique quant
au système de contrôle de la concurrence en vigueur. Avant cet arrêt de la
Cour, il était peu aisé pour les entreprises désirant opérer une concentration d’avoir
la certitude que celle-ci était non notifiable auprès de Bruxelles. Une
incertitude qui pouvait avoir un fort impact économique puisque les délais
de réalisation d’une opération de concentration ne sont pas les mêmes avec ou
sans obligation de notification.
La CJUE reconnaît les insuffisances
des critères de seuils
En revanche, la CJUE
reconnaît que les critères de seuils comportent des insuffisances « inhérentes
à un régime fondé principalement sur des seuils de chiffres d’affaires qui est,
par définition insusceptible de couvrir toutes les opérations de concentration
problématiques ». Forte de ce constat, la Cour rappelle que ces « opérations
de concentration problématiques » peuvent être contrôlées après leur
effectivité, puisqu’une autorité de concurrence nationale peut vérifier a
posteriori si la concentration effectuée relève d’un abus de position
dominante.
Il s’agit donc d’un
camouflet, aussi bien pour Bruxelles que pour l’Autorité de la concurrence
française. D’ailleurs, cette dernière annonce, dans un communiqué du 3
septembre, prendre « note de l’arrêt Illumina/Grail de la
CJUE ». En revanche, elle ne semble pas baisser les bras sur le sujet
puisqu’elle déclare rester « mobilisée pour lutter contre les
opérations de concentrations susceptibles de porter atteinte à la concurrence
dans les secteurs innovants ». Ainsi, elle défend l’article 22 du
Règlement et écrit : « Dès 2017, (…) l’Autorité de la concurrence avait
identifié l’article 22 précité comme un moyen pertinent et proportionné pour
appréhender, à droit constant, les opérations de concentration « sous les
seuils » français et européens de notification qui inhibent l’innovation
et renforcent ou consolident le pouvoir de marché de certains acteurs dans des
secteurs innovants ». En tout cas, la décision de la Cour de justice
de l’Union européenne est définitive puisqu’il n’est pas possible de faire
appel.
Inès
Guiza