JUSTICE

Droit de la concurrence : la CJUE déboute la Commission européenne dans l'affaire Illumina - Grail

Droit de la concurrence : la CJUE déboute la Commission européenne dans l'affaire Illumina - Grail
Publié le 06/09/2024 à 08:40

Coup dur pour la Commission européenne qui voit son droit de regard sur les « acquisitions tueuses » non communautaires remis en cause par la Cour de justice de l’Union européenne. Alors que Bruxelles avait invalidé le rachat de la start-up Grail par Illumina, la CJUE a tranché en faveur des deux entreprises.

Dans son arrêt du 3 septembre 2024, la CJUE est revenue sur la décision du Tribunal de l’Union qui donnait raison à la Commission européenne. Bruxelles avait ordonné que l’opération de concentration de deux entreprises américaines, Grail et Illumina, contrevenait au droit de la concurrence et devait être annulée. En effet, Illumina, une société américaine qui s’est spécialisée dans les analyses génétiques, avait racheté Grail, une start-up, elle aussi américaine, développant des tests sanguins afin de dépister précocement le cancer. Le prix de vente de Grail s’élevait à 7 milliards de dollars. Mais ce rachat a mis à rude épreuve le droit européen en matière de concurrence.

L’affaire remonte au mois de mars 2021, lorsqu’une plainte est déposée par les autorités nationales de la concurrence française, belge, grecque, islandaise, norvégienne et néerlandaise. Elles demandent à la Commission européenne de procéder à un examen du projet de concentration entre Illumina et Grail. L’objectif est de définir si ce rachat, d’une jeune start-up prometteuse par une grande entreprise d’un secteur innovant, porte atteinte, ou non, à la concurrence du marché. Bruxelles s’exécute et lance une enquête, ce qui n’empêche pas les deux entreprises américaines de procéder à la vente, en août 2021, malgré les investigations en cours.

S'en sont suivi plusieurs chapitres d’une bataille judiciaire entre Bruxelles, Grail et Illumina qui auront longtemps tenu en haleine. La Commission européenne accusait Illumina de porter atteinte à la concurrence européenne et les deux entreprises reprochaient à Bruxelles d’outrepasser ses compétences. Décryptage d’une affaire dont le dénouement vient d’être acté par la Cour de justice de l’Union européenne.

À l’origine de l’affaire, Bruxelles invalide le rachat de Grail par Illumina

En réaction à la concentration effectuée par les deux entreprises américaines, et ce, malgré l’enquête en cours de la Commission européenne, Bruxelles pose son véto, dès septembre 2022. Elle compte empêcher l’opération et dit craindre que celle-ci « freine l'innovation et réduise le choix sur le marché émergent de tests sanguins de détection précoce du cancer ». Aussi, elle accuse Illumina de ne pas avoir respecté l’obligation de statu quo à laquelle sont soumises les entreprises qui font l’objet d’une enquête, comme le prévoit l’article 7 du Règlement sur les concentrations de l’Union européenne. La Commission européenne fait donc invalider la vente, malgré les contestations d’Illumina et Grail, accusant Bruxelles d’outrepasser ses compétences. En effet, pour qu’une opération de concentration entre dans le giron communautaire, les chiffres d’affaires cumulés mondiaux des deux entreprises doivent dépasser 5 milliards d’euros et 250 millions d’euros dans l’Union européenne. Or, ces seuils ne sont pas atteints par Illumina et Grail.

Deuxième coup dur pour les deux entreprises : la décision de Bruxelles est confirmée par le Tribunal de l’Union, dans un arrêt en date du 13 juillet 2023. Pour justifier sa décision, le Tribunal interprète littéralement l’article 22 du Règlement sur les concentrations de l’Union européenne. Il s’agit d’un outil de contrôle extensif des opérations de concentration non notifiables auprès d’une autorité de concurrence nationale ou européenne. Ainsi, il donne la possibilité aux autorités nationales de la concurrence de demander à la Commission européenne d’examiner une opération de concentration, même lorsque les seuils communautaires ne sont pas atteints. Alors, un renvoi est possible si l’opération met en péril le commerce entre États membres ou la concurrence sur le territoire d’un ou de plusieurs États demandant le renvoi.

L’article 22 implique donc que le contrôle d’une opération de concentration ne peut plus se cantonner à une analyse des seuils prévus, mais aussi à l’analyse de ses impacts possibles sur le marché et la concurrence. Aucun secteur n’est cité dans ce texte, même si les marchés de l’innovation (tels que le pharmaceutique et le digital) sont au cœur des attentions. En effet, l’innovation est un facteur important de concurrence et un rachat, même sous le seuil, d’une entreprise prometteuse peut affecter durablement la concurrence. Cette action est d’ailleurs qualifiée par la Commission européenne de « killer acquisition » ou « acquisition tueuse ».

La mise en application de l’article 22 pour pallier les insuffisances des seuils

Les prémices de ce changement de regard de Bruxelles sur le contrôle de la concurrence européenne remontent à 2020. Cette année-là, Margrethe Vestager, la vice-présidente exécutive de la Commission européenne chargée de la politique de concurrence, annonçait vouloir effectuer des contrôles d’opérations qui se trouvent sous les seuils requis, si celles-ci représentent des « acquisitions tueuses », notamment de la part d’entreprises issues de secteurs innovants. Pour Bruxelles, le critère des seuils comporte des trous dans la raquette. Toujours en 2020, Margrethe Vestager partageait ses doutes quant à sa pertinence. Pour elle, le chiffre d’affaires ne reflète pas nécessairement l’importance d’une entreprise sur un marché donné.

En effet, au sein de certains secteurs innovants, l’état de la concurrence s’identifie surtout en fonction des nouveaux produits et services, plus qu’à leurs chiffres d’affaires. Ainsi, tous les ans, des opérations pouvant affecter la concurrence sur le marché européen passeraient sous les radars de Bruxelles. C’est dans ce contexte qu’est mis en application l’article 22 du Règlement sur les concentrations, en mars 2021. L’objectif était de lutter contre les opérations qui ne dépassent pas les seuils, mais qui pourraient tout de même porter atteinte à la concurrence du marché européen. L’affaire Illumina et Grail est donc une illustration de l’attention croissante de Bruxelles sur les opérations de concentration sous les seuils prévus et donc non notifiables. De ce fait, en juin 2024, Illumina est contrainte par Bruxelles de revendre Grail, devenue une société cotée en bourse indépendante. Illumina ne conserve alors que 14,5?% de son capital, soit une participation minoritaire.

La Cour de justice de l’Union européenne donne finalement raison à Grail et Illumina

Mais coup de théâtre et point final dans cette affaire puisqu’après les recours de Grail et Illumina, la Cour de justice de l’Union européenne leur donne raison, dans son arrêt publié le 3 septembre. Selon la Cour, puisque la concentration ne dépassait pas les seuils nationaux de contrôle, l’opération était non notifiable auprès de Bruxelles et n’entrait pas dans une dimension communautaire. La CJUE reprend les arguments de son avocat général, Nicholas Emiliou, insurgé contre la lecture extensive de l’article 22 par Bruxelles. Pour la CJUE, cette lecture permettrait à la Commission européenne d’avoir un pouvoir quasi illimité sur le contrôle des concentrations : un pouvoir sans frontières territoriales, sans limites de seuil et sans frontières temporelles, puisqu’elle a invalidé la concentration des deux entreprises américaines alors qu’elle était déjà actée.

Aussi, la CJUE rappelle que les autorités nationales de concurrence n’ont pas à demander à la Commission européenne d’examiner les opérations de concentration qui n’entrent pas dans le cadre communautaire. Pour la CJUE, la Commission européenne aurait donc outrepassé ses compétences en jugeant une opération qui n’entrait pas dans ses prérogatives et en répondant aux sollicitations des autorités de la concurrence nationales. Si la CJUE délivre cette décision, elle le fait avant tout pour protéger les entreprises d’une insécurité et d’une incertitude juridique quant au système de contrôle de la concurrence en vigueur. Avant cet arrêt de la Cour, il était peu aisé pour les entreprises désirant opérer une concentration d’avoir la certitude que celle-ci était non notifiable auprès de Bruxelles. Une incertitude qui pouvait avoir un fort impact économique puisque les délais de réalisation d’une opération de concentration ne sont pas les mêmes avec ou sans obligation de notification.

La CJUE reconnaît les insuffisances des critères de seuils

En revanche, la CJUE reconnaît que les critères de seuils comportent des insuffisances « inhérentes à un régime fondé principalement sur des seuils de chiffres d’affaires qui est, par définition insusceptible de couvrir toutes les opérations de concentration problématiques ». Forte de ce constat, la Cour rappelle que ces « opérations de concentration problématiques » peuvent être contrôlées après leur effectivité, puisqu’une autorité de concurrence nationale peut vérifier a posteriori si la concentration effectuée relève d’un abus de position dominante.

Il s’agit donc d’un camouflet, aussi bien pour Bruxelles que pour l’Autorité de la concurrence française. D’ailleurs, cette dernière annonce, dans un communiqué du 3 septembre, prendre « note de l’arrêt Illumina/Grail de la CJUE ». En revanche, elle ne semble pas baisser les bras sur le sujet puisqu’elle déclare rester « mobilisée pour lutter contre les opérations de concentrations susceptibles de porter atteinte à la concurrence dans les secteurs innovants ». Ainsi, elle défend l’article 22 du Règlement et écrit : « Dès 2017, (…) l’Autorité de la concurrence avait identifié l’article 22 précité comme un moyen pertinent et proportionné pour appréhender, à droit constant, les opérations de concentration « sous les seuils » français et européens de notification qui inhibent l’innovation et renforcent ou consolident le pouvoir de marché de certains acteurs dans des secteurs innovants ». En tout cas, la décision de la Cour de justice de l’Union européenne est définitive puisqu’il n’est pas possible de faire appel.

Inès Guiza

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